VI.3.2.3. Arts du langage

Les arts du langage sont, du point de vue de la symbolisation, les plus sophistiqués. Ils sont souvent l’apanage des sujets mélancoliques, ce qui peut aussi se comprendre par la nature des stades libidinaux impliqués dans les psychoses (cf. IV.3., supra, la schizophrénie étant davantage liée au stade oral que la mélancolie). Les poètes sont souvent des mélancoliques (voir « les soleils noirs de la mélancolie » de Nerval) ou des maniaques (nous avons vu en quoi manie et mélancolie pouvaient être les deux faces d’une même médaille, cf. III.3.2.3., supra), mais aussi les philosophes (voir Schopenhauer, ou Kierkegaard). C’est d’ailleurs la question que soulève Aristote dans le Problème 30 : « Pourquoi tous les hommes exceptionnels dans la philosophie , la politique, la poésie ou les arts sont-ils manifestement des mélancoliques ? » La poésie est un domaine intéressant en ce qui concerne le passage du temps mythique au temps social, dans la mesure où elle lie le rythme (permanence) à la mélodie (variations).

Sur le plan littéraire, le sujet délirant peut être capable de symboliser en narration tout ou partie des traces archaïques de son délire dans une œuvre littéraire pour le partager et le communiquer. Ainsi, certains sujets délirants ont tenté de transformer leur délire en œuvre littéraire (par exemple Aimée, pourtant en proie à un délire paranoïaque, a écrit plusieurs romans. Cf. Lacan, 1932). Mais quelles sont les conditions grâce auxquelles un délire peut s’inscrire dans un processus de symbolisation à travers la littérature, et à l’inverse, pourquoi cela échoue-t-il ? Ce sont les surréalistes qui ont pensé ce rapprochement entre le délire qui « se symbolise » en langage et la littérature. Pour eux, introduire le délire dans la littérature conduirait à son dépassement, vers les zones les plus incontrôlables et les plus inconscientes de l’inspiration. Pour Artaud (1956), il en va de la survie de sa pensée, ainsi qu’il l’indique dans sa lettre à Rivière (1927) : « Lors donc que je peux saisir une forme, si imparfaite soit-elle, je la fixe, dans la crainte de perdre toute la pensée » (1970, p. 30). Toutefois, Artaud distingue sa production de la littérature, car cette dernière serait faite d’artifices, alors que lui veut exprimer par l’écriture : « une chose qui est le cri même de la vie », « qui est comme la plainte de la réalité  » (Op.cit., p. 49). Néanmoins, l’œuvre des surréalistes, malgré ses emprunts au délire, reste une œuvre littéraire, car elle laisse au lecteur le loisir d’associer ses représentations aux représentations de l’auteur. Dans la littérature, le soi est un non-soi interprétable par un autre.

Il semblerait donc que la « symbolisation du délire » en littérature résulte de la création d’un espace transitionnel, où demeure la possibilité de réception d’un texte par un lecteur qui s’en attribue le sens . En revanche, le délire n’est pas littérature lorsque le texte est à ce point hermétique et inintelligible, qu’il ne suscite chez le lecteur aucune démarche d’appropriation identificatoire. Á ce propos, Barthes (1993) a évoqué la nécessité de sauvegarder le cadre symbolique dessiné par la langue maternelle du sujet. Ce qui fait la littérature, c’est la possibilité de rester dans le cadre de l’intelligibilité tout en créant de l’« inouï », c’est-à-dire un élément nouveau qui possède la propriété d’être métabolisable par l’ensemble du système, et de le modifier en retour. Ainsi, le langage et l’espace-temps paradoxal où se situent l’œuvre et notre lecture sont une zone intermédiaire entre la réalité psychique du lecteur et de l’auteur, et des codes dont ils partagent certains principes symboliques fondamentaux (Freud, 1919, p. 163-210).

L’auteur qui ne parvient pas à transfigurer tout ou partie de son délire dans cet espace transitionnel n’a donc pas accès à la dimension métaphorique de la littérature ; ainsi le processus de symbolisation engagé par l’écriture ne parvient pas à terme. L’action thérapeutique doit pouvoir consister à accompagner le patient psychotique dans cet espace transitionnel, par accueil du texte, réception et retour interprétatif. La création artistique peut également jouer le rôle d’une sortie de crise, par exemple de crise suicidaire, en figeant l’événement non pas sur le corps propre, mais dans la représentation.