VI.3.2.4. Le cas Olivier (3)

C’est ainsi que je comprends ces deux entretiens avec Olivier.

Extrait n°1 d’entretien

Ce jour-là, Olivier fait de l’hypotension (huit de tension), il est allongé sur son lit, ous perfusion (Seropram), dans sa chambre. Je vais le trouver, car nous avions rendez-vous. Il a l’air sombre, et dit « attendre le coup de grâce, de quelqu’un (n’importe qui) », pour apaiser ses souffrances. Il se sent mourir, « agoniser », dit souffrir de l’indifférence, de l’incompréhension. Il m’invite à m’asseoir, et est très aimable avec moi. C’est alors que l’infirmière vient lui changer sa perfusion. Olivier lui demande si elle sait où est situé le crematorium : « Il est où le crematorium ici ? Ne me prends pas pour un idiot, dis-moi. Tu veux pas accélérer le débit de la perfu ? » Tandis que l’infirmière change la perfusion, il commente : « Les vampires existent », puis regarde le bracelet de l’infirmière avant de lui dire avec un sourire : « Il est super ton truc, il est fin et élégant ». Il se tourne alors vers moi :

Olivier

- Je suis en fin de vie, j’ai plus beaucoup d’énergie [Il a vingt-six ans, et hormis la mélancolie, aucun problème de santé physique…]. Il y a des moments de la journée où je suis actif. Par exemple, en ce moment, c’est vous qui allez vite pour moi, même si vous écrivez. Si vous vous levez, et que vous tournez autour de mon lit, vous irez trop vite pour moi. C’est par phases, comme les phases de sommeil. Je reste lent, tout en allant vite, parce que j’ai les poumons encrassés, je suis fatigué, et qu’il sont en train de m’euthanasier. Je perds mes fonctions motrices, donc je suis lent. Des regrets, oui, j’en ai, sur le cadre pourri où je suis (les vitres sont dégueulasses, la chambre aussi). C’est pas top pour finir ses jours…

Moi

- Vous pensez que vous allez mourir à l’hôpital ?

Olivier

- Bien sûr, parce qu’on est en train de m’injecter des doses importantes de poison, et mon corps peut peut-être en diluer une partie, mais mes reins ont une limite. La vie est comme un film, et je suis un mauvais acteur. Peut-être encore une petite semaine, j’espère, c’est pas encore pour maintenant [soupire-t-il en lui-même en regardant la perfusion]. L’ennui, c’est qu’un mot.

Moi

- Pourquoi vous dites que l’ennui, c’est qu’un mot ?

Olivier

- C’est pas l’ennui le problème. Le problème, c’est le rêve éveillé, juste avant d’ouvrir les yeux. Plutôt tristes et glauques. La dernière fois, j’ai rêvé que j’avais plus de mains mais deux moignons. J’ai ouvert les yeux et ai vu qu’il me restait des mains. Je rêve aussi à des gens que j’ai aimés. Mais même ce mot, il sonne faux. Des personnes avec qui je me suis bagarré pendant longtemps (copines, amis d’enfance…). Quand on discute avec une fille, on lui dit « oui je suis designer » (en roulant les épaules), pour lui plaire. Mais tout ça c’est du vent. Je peux pas me sentir mieux, c’est impossible. Le lithium, c’est létal. Je ne sais pas si vous vous connaissez un peu en médecine, si vous avez des bases. Ça détruit les gaines de myéline, et conduit à la perte des capacités motrices.

Moi

- Votre traitement ne vous aide pas ? Quels effets secondaires vous ressentez ?

Olivier

- Le traitement, c’est tout le jeu des médecins, ils s’amusent. Enfin, ils ne s’amusent pas, ils sont bêtes, comme tous les hommes. Ils donnent des trucs pour baisser la tension, puis ils se rendent compte que la tension a baissé, et donnent des trucs pour la faire remonter. Les effets ? Le froid qui rentre dans le corps, la tétanie, la perte de la motricité. Le Lysanxia. La mort, quoi, tout simplement. La mort par empoisonnement.

Moi

- Vous êtes peut-être fatigué, et vous préfèrerez qu’on arrête l’entretien ?

Olivier

- Non, surtout pas, on n’arrête pas, ça me fait de la compagnie. Est-ce que vous avez peur ?

Moi

- Non. De quoi devrais-je avoir peur ?

Olivier

- Vous avez raison, parce que je n’ai jamais tapé une femme [Il a frappé sa mère le week-end d’avant l’entretien. Son ton est extrêmement doux et soigné]. Et puis, vous savez, je vais mourir bientôt. Ce qui me manque, c’est les endroits que je ne verrai plus, c’est les choses que je peux plus faire physiquement : du patin, aller nager, la barque, s’amuser. Des personnes aussi, des visages que j’aurais aimés revoir. Une copine que j’ai revue y a pas si longtemps que ça. Mais chacun sa guerre. Comme vous vous avez votre bataille. Je suis comme une fourmi. Une fourmi, quand vous l’écrasez, elle meurt pas, la peau étant souple : elle est toute désarticulée, mais elle continue de marcher. Avec mes yeux, je vous vois, et si vous avez un geste agressif envers moi, je montre que je peux me défendre. Est-ce que je peux fumer une cigarette ? Ça ne vous dérange pas ?

Moi

- Non ça ne me dérange pas.

Olivier

- Vous voulez du papier ?

Je suis effectivement en train de gribouiller dans tous les sens ma feuille.

- J’ai du papier si vous voulez…

Je décline son offre, et m’en sortirai bien avec ma feuille toute gribouillée.

- Je vous l’ai racontée l’histoire des loups et des tigres ?

Il sort de la position allongée, et s’assoit sur le lit.

- Quel est votre prénom déjà ?

Moi

- Ariane.

Olivier

- Et vous en avez un deuxième ?

Moi

- Louise.

Olivier

- J’aime beaucoup Louise…, dit-il l’air rêveur, comme s’il faisait un poème dans sa tête en associant sur ce prénom. Cette histoire, vous la calez sur l’être humain, et c’est la même chose. C’est une parabole. Dans un zoo, les animaux sont séparés par un enclos. Ça définit un territoire. Les tigres et les loups sont sur des territoires différents qui communiquent par des tunnels. Les gardiens, c’est-à-dire nous, traînent la viande dans l’enclos des loups. Les loups arrivent, sont à l’aise dans le territoire. Ils entrent dans le tunnel, à la sortie du tunnel, ils s’arrêtent et commencent à hurler. Vous savez, la parole sert à se donner du courage. Les loups hurlent. Le mâle dominant entre en premier, puis c’est au tour de la femelle dominante. D’un pas hésitant, puis de plus en plus vif sur le territoire (ne vous inquiétez pas, je perds pas le fil d’Ariane…). Ils posent leur marque sur le territoire des tigres, ils pissent, ils chient. Puis les gardiens refont entrer les tigres, qui vont là où les loups ont posé leur marque, et ils vont y faire une contre-marque. Nous, on fait exactement pareil. Par exemple, vous êtes assise sur la chaise, puis ce sera moi, puis quelqu’un d’autre. C’est un jeu de force. C’est pour ça qu’on a peur, on sait très bien qu’on est des animaux.

Moi

- Vous avez tout de même quelques souvenirs heureux ?

Olivier

- C’est quoi le bonheur ? Le bonheur c’est une illusion. C’est d’être avec une fille qui vous plaît, c’est réciproque, et de croire que ça peut marcher. Comme toi avec ton petit copain. Il va partir avec deux mecs, et toi, tu partiras avec trois mecs, et il y en a un qui va te prendre de force, même si toi tu as aussi envie. Si j’adorais la montagne. J’étais un très bon skieur. L’escalade. Le bonheur c’est de descendre une piste, le vent sur la figure, avec la vitesse. Forcément tous mes souvenirs sont extrêmement malheureux. On pense à quelque chose qui nous a procuré du plaisir, on sait qu’on ne le vivra plus, ça peut rendre que malheureux. C’est comme Sylvie [l’infirmière qui a fait la perfusion]. Elle sait très bien que quand le cœur s’est arrêté de battre, c’est soit la boîte en bois, soit la crémation. Une fois que tu es mort, tu ne sens pas. Il y a deux ans oui, j’ai eu peur, car j’ai failli y passer vivant, sanglé, la tête devant le four. J’ai tellement gueulé qu’ils m’ont amené ici. J’ai des feuilles si vous voulez.

Il veut alors me lire ses écrits. A ce moment là, l’infirmière entre dans la pièce.

Olivier (à l’infirmière)

- Attendez que mon cœur soit arrêté et que je sois vraiment mort pour passer à la crémation.

Puis il se tourne vers moi, et continue.

- La peur c’est la douleur. On a la peau hypersensible. Vous vous êtes faite griffer ? Qu’est-ce que vous avez au cou ?

Effectivement, j’ai la peau très sensible et je viens à peine de me gratter autour de ma chaîne, donc c’est rouge.

- On a les os innervés. Les autres sont cruels. Tu peux mourir roué de coups, on peut te crever un œil, oui j’ai peur, mais je pense comme tout le monde.

Moi

- Il n’y a pas d’avenir alors ?

Olivier

- L’avenir, c’est la crémation. Non, y a pas d’avenir. J’ai eu des animaux, j’ai fait des voyages, en Andalousie, à Prague, en Allemagne, à Berlin. Non je n’ai pas de rêves ou de choses à réaliser.

Ensuite, je lui propose à nouveau de le laisser se reposer, mais il insiste, car il veut me montrer son carnet, me lire des textes et me montrer des dessins. Ses poèmes et dessins sont très travaillés. Cette situation me fait songer à des confessions funèbres : la dernière cigarette, le bilan de vie, le carnet… Toutes ses créations sont mélancoliques et belles. Olivier se dit rester très préoccupé par le dernier visage qu’il verra avant de mourir, puisqu’il ne croit pas en l’au-delà. Il voudrait que ce dernier visage soit un visage de pardon, et non de menace, car il a peur, peur d’être battu, peur qu’on lui crève un œil.

Olivier

- J’ai toujours écrit et dessiné.

Les dessins sont en accord avec les poèmes : dessins de femmes nues, , autoportraits en cow boy, Pierrot le lunaire, en dauphin, en guitariste mélancolique, en vagabond, en homme qui attend (« l’attente  »), d’Arthur Rimbaud. Dans ses dessins, il a souvent un œil disproportionné par rapport à l’autre. Il m’explique que selon lui ça exprime de la folie.

Dans ses poèmes, Olivier fait des jeux de mots, par exemple entre « silhouette » et « alouette », la silhouette ne pouvant être qu’un miroir aux alouettes. L’amour y est caractérisé par une ambivalence massive : « pardon mon angélique démon ». Il se dit « pantin en bois », « marionnette qui rêve de partir avec sa lune adorée ». Mais la lune ne lui appartient pas, et d’autres la contempleront ». Il n’est « qu’une petite girouette giflée par les autres ». Il me montre un poème en particulier, où il est dit : « Pas de vie après la mort. Seuls les souvenirs que tu garderas de moi. Maintenant, je suis mort et ton visage ne me hantera plus ». Il me donne à voir également des dessins de poissons et de dauphins, animaux auxquels il dit s’identifier. Il m’explique aussi qu’avant il avait d’autres carnets, et des bandes dessinées, mais qu’il a tout brûlé.

Olivier

- J’ai tout jeté, j’en avais marre. Donc moi, j’ai essayé de me pendre, j’y suis pas arrivé : on est trop résistant… Excuse-moi c’est glauque ce que je te raconte, mais de toute façon, les psys sont là pour écouter du glauque. Je savais que mon père et ma famille entendaient faire le ménage des appartements. J’ai retiré les lacets de mes baskets, j’ai fait des lassos, j’ai serré une trentaine de lassos mais ça ne marche pas, le corps est trop résistant. J’avais plus d’énergie, les bras qui tombent, le froid au pied et aux mains. Mais les muscles du cou se contractent, et tu continues à respirer. Je suis resté pendant 5 heures comme ça. J’avais mal pourtant.

Ses textes évoquent aussi sa « prison corporelle » : « la douce mélodie de ma vie est en train de s’achever ». Sur un texte, est écrit : « Je voudrais finir en cendres fertiles qui portent mon nom, Olivier. Fertile, un petit arbuste ». Olivier me commente alors cette phrase, en m’indiquant que ce ne pourra pas être dans le Jura, car il y fait trop froid, et que l’Olivier est un arbre de la Méditerranée.

Olivier

- Les carnets, ce sont les traces que je vais laisser. J’ai des regrets de lieux, le Jura. On erre dans les endroits qu’on connaît. Quand on découvre le lieu, on n’est pas à l’aise. Je suis ici parce que j’ai déjà été suffisamment ici. Ici, c’est mon territoire. On fait de l’errance dans des lieux qu’on connaît, du moins c’est plus facile.

Á ce moment-là, j’arrête l’entretien, qui a duré en tout une heure. Olivier m’a beaucoup émue et intéressée par ses créations. Plus tard dans la matinée, je le revois, en entrant dans le bureau où l’interne fait son entretien. Elle lui a accordé des sorties, mais accompagné. Olivier, quand je rentre, dit « pris en sandwichs ». Je lui demande si c’est moi qui suis prise en sandwichs, il me répond que non, c’est nous trois, chacun est pris en sandwichs des deux autres. Il nous dit alors que nous sommes bien aimables, très jolies et très gentilles toutes les deux. Il repère un livre « dépression et suicide », sur la table…

La création artistique ici, permet de symboliser le suicide dont Olivier me parle. C’est d’ailleurs la façon dont peut être comprise cette fin de matinée, où dans le même temps Olivier tente de séduire et repère ce livre sur le suicide. La théâtralisation même de l’existence (« La vie est comme un film, et je suis un mauvais acteur ») permet de dépasser le deuil pathologique de la mélancolie, puisque, si l’on théâtralise, ce n’est qu’un rôle, donc rien n’est grave (pensée que l’on retrouve dans La Vie est un Songe, de Caldéron, mais, peut-être plus intensément à la mort d’Auguste, lorsque celui demandera : « Ai-je bien joué mon rôle… ? »). Dans cet entretien clinique, Olivier, au lieu de mourir comme il le pronostiquait, a partagé ses créations artistiques, ses mémoires, ses œuvres, dans une transmission qui les rend déjà immortelles. La créativité artistique, ou son partage, permet donc de sortir de la répétition traumatique du temps de Sisyphe, dans lequel semblait pris Olivier.

En somme, la temporalité se subit ou s’agit. Dans la création, le sujet se réapproprie une temporalité propre ; il figure la perte, donc la rend figurée, dans une distanciation qui inclut une distanciation spatiale. L’acte de réappropriation peut expliquer les moments de génie artistique, qui dévoilent une illusion de puissance dans le créateur, et un souci d’immortalité (par exemple, les mémoires post mortem). J’irai même jusqu’à évoquer une dynamique surmoïque : lorsque je subis le temps, c’est comme si quelqu’un d’autre le gérait à ma place, avec ses interdits castrateurs, et l’impression que je ne suis rien sans l’autre (d’où les vécus d’ennuis pathologiques). Lorsque j’agis le temps, par exemple lors de la création, je redécouvre une puissance du Moi, dans un geste de type prométhéen.

En guise de transition…

En définitive, nous avons vu que la gestion du temps était primordiale dans la dimension thérapeutique, que ce soit du point de vue du temps social, qui structure le cadre et offre un contenant sécurisant pour les entretiens, que dans le contenu autobiographique des entretiens, ou dans les orientations artistiques, qui permettent de dépasser des problématiques de fixations temporelles (temps de Sisyphe).