Introduction générale

L’accès à la langue écrite dans un système d’écriture alphabétique suppose la réalisation d’activités cognitives complexes et requiert le développement d’habiletés et de connaissances tant visuelles que phonologiques. Ces habiletés et ces connaissances ne s’acquièrent pas spontanément et naturellement comme dans l’apprentissage de la langue orale ; parvenir à la maîtrise de la langue écrite nécessite un enseignement formel. Cependant, bien avant d’entrer à l’école, les enfants témoignent d’habiletés et construisent des connaissances qui déterminent la façon dont ils perçoivent et traitent l’apprentissage de la lecture, entamant ainsi un processus d’appropriation de la litéracie 1 (Baker, Serpell, & Sonnenschein, 1995), processus illustré depuis une vingtaine d’années, par le concept de litéracie émergente : c’est dans ce cadre théorique que s’inscrit notre recherche.

Par ailleurs, si l’acquisition du principe alphabétique ne suffit pas à elle seule à accéder à la maîtrise d’un système d’écriture orthographique comme le français, elle constitue néanmoins le fondement des apprentissages ultérieurs en lecture et en écriture. La découverte et l’apprentissage de ce principe reposent sur deux dimensions associées : la conscience phonémique, la connaissance des lettres et la mise en relation des unités repérées (Fayol, 2006) ; c’est cette seconde composante que nous plaçons au centre de notre recherche.

La construction du code alphabétique s’élabore à partir de connaissances des lettres (graphie, nom et valeur phonémique) observables chez les jeunes enfants avant même qu’ils ne se livrent à des activités de litéracie dans le cadre d’un apprentissage explicite (McBride-Chang, 1999 ; Treiman, Sotak, & Bowman, 2001). Pour certains auteurs, ces connaissances constituent l’un des prédicteurs les plus puissants de la réussite ultérieure en lecture (Duncan & Seymour, 2003 ; Schatschneider, Fletcher, Carlson, & Foorman, 2004 ; Treiman, Tincoff, Rodriguez, Mouzaki, & Francis, 1998). Sa valeur prédictive serait supérieure à celle de variables influentes comme les aptitudes cognitives et le vocabulaire (Caravolas, Hulme, & Snowling, 2001 ; Shatil, Share, & Levin, 2000) et même à certaines compétences phonologiques de haut niveau (Scarborough, 1998). Ces enfants d’âge préscolaire développent de plus, des connaissances implicites sur les règles d’usage de ces lettres et sont sensibles aux régularités orthographiques de la langue écrite (Treiman & Cassar, 1997 ; Pacton, Perruchet, Fayol, & Cleeremans, 2001).

Le développement de la connaissance des lettres de l’alphabet parait soumis à l’influence de certains facteurs : l’ordre d’apparition des lettres dans la comptine alphabétique (McBride-Chang, 1999), le répertoire d’écriture (Ecalle, 2004) ou encore la similarité de leur configuration graphique dans les différents formats (Evans, Bell, Shaw, Moretti, & Page, 2006). La connaissance  de la valeur phonémique d’une lettre semble dépendre des caractéristiques linguistiques du nom de la lettre. Ainsi, l’apprentissage du "son" des lettres et des correspondances graphèmes-phonèmes serait facilité par la structure phonologique du nom des lettres selon que le "son" est présent ou non dans le nom de la lettre (Roberts, 2003), et selon sa position (attaque ou coda) dans ce nom (Treiman, Tincoff et al., 1998). Parallèlement à ces facteurs intrinsèques aux lettres, d’autres variables sont susceptibles de déterminer le développement des connaissances alphabétiques comme la richesse des expériences préscolaires avec l’écrit (Sénéchal, LeFevre, Thomas & Daley, 1998 ; Sénéchal & LeFevre, 2002) ou encore l’intérêt que porte l’enfant aux activités autour du livre (Fritjers, Barron, & Brunello, 2000).

Notre travail se propose d’examiner les facteurs cognitifs, conatifs et environnementaux qui participent au développement précoce des connaissances alphabétiques. Ces connaissances de nature implicite et explicite dont nous étudions le poids, contribuent à leur tour au développement d’habiletés impliquées dans l’acquisition de la litéracie et à la réussite ultérieure de l’apprentissage de la lecture.

La maîtrise de l’écrit soumise aux caractéristiques linguistiques, est dépendante des contraintes alphabétiques et lexicales comme par exemple, la fréquence des relations grapho-phonémiques, leur régularité, la complexité graphémique, la fréquence et la régularité lexicales. Or, les langues révèlent des degrés de complexité variables dans les relations qu’elles entretiennent entre l’oral et l’écrit susceptibles d’orienter l’activité cognitive du sujet apprenant, aussi nous parait-il nécessaire d’examiner si les conclusions des travaux anglophones cités sont généralisables à notre langue. Par ailleurs, les études francophones relatives aux connaissances des lettres n’ont considéré que quelques lettres ou n’ont pas intégré les facteurs intrinsèques dont nous étudions l’influence. A notre connaissance, les effets respectifs de l’exposition à l’écrit et de l’intérêt pour la lecture n’ont pas été examinés.

La première partie de ce travail consacrée aux propositions théoriques s’organise en quatre chapitres. Le premier définit la notion de litéracie émergente et précise l’opportunité d’aborder l’apprentissage de la langue écrite selon cette conception. Celle-ci accorde aux connaissances et habiletés précoces le statut de précurseurs présumés de la lecture et de l’écriture et considère l’intervention de variables contextuelles et sociales déterminante dans leur développement. Nous décrivons ensuite le facteur d’influence des conduites et de la réussite de l’apprentissage que constitue l’intérêt manifesté par le jeune enfant pour la litéracie. Nous nous intéressons notamment au contexte familial qui nourrit cette composante conative et à l’implication de cette dernière dans l’engagement du processus d’acquisition de la langue écrite.

Les chapitres suivants sont consacrés aux connaissances développées avant l’enseignement formel de la lecture. Il s’agit tout d’abord de décrire les connaissances phonologiques et orthographiques (les connaissances morphologiques ne sont pas exposées) acquises sous l’effet d’expériences et de contacts réguliers avec l’écrit. L’influence de certaines caractéristiques linguistiques du français (fréquence des patterns orthographiques, cooccurrences entre orthographe et propriétés orales associées), ainsi que le constat d’une construction précoce de ces connaissances mettent en évidence la nature implicite de leur acquisition. Au préalable, les mécanismes de ce processus sont présentés ainsi qu’une modélisation de l’apprentissage de la lecture intégrant cette dimension implicite (Gombert, 2003). Celle-ci est également à l’œuvre dans l’acquisition des compétences alphabétiques, objet du dernier chapitre lequel, outre la nature et le développement des connaissances des lettres, décrit leur contribution dans la réussite de l’acquisition de la litéracie. 

Succédant à cette revue de questions, la partie expérimentale comporte deux principaux chapitres qui correspondent à deux axes de recherche.

Une étude longitudinale inscrite dans le cadre d’un suivi d’enfants de grande section de maternelle au cours préparatoire, poursuit plusieurs objectifs :

  1. Un des premiers consiste à examiner la connaissance de la comptine alphabétique ainsi que la nature et l’évolution des connaissances du nom et de la valeur phonémique de l’ensemble des lettres de l’alphabet développées par des jeunes enfants prélecteurs puis lecteurs.
  2. Un second objectif est de montrer que la connaissance du nom des lettres et la connaissance de la valeur phonémique des lettres, bien qu’étroitement liées, suivent des chemins développementaux différents. Nous observons les relations réciproques entretenues par ces deux connaissances ainsi que les liens qui les unissent à d’autres habiletés impliquées dans l’apprentissage de la langue écrite.
  3. Nous étudions l’impact de l’exposition à l’écrit familiale et celui de l’intérêt pour les activités autour du livre sur le développement de diverses connaissances et compétences engagées dans le développement de la litéracie.
  4. Nous terminons cette première étude par l’analyse du poids respectif de la connaissance des lettres et des compétences phonologiques sur la réussite en identification et production écrite de mots.

Une seconde étude se propose de décrire l’influence de la connaissance du nom des lettres dans le traitement des relations oral-écrit auprès d’enfants scolarisés en moyenne section de maternelle et d’examiner le poids des connaissance implicites relatives aux lettres. Certains effets précoces observés dans cette seconde étude mettent l’accent sur le rôle fondamental joué par la connaissance du nom des lettres dans l’acquisition du principe alphabétique et interroge sur la validité des traitements de nature visuelle de l’écrit généralement attribués dans la reconnaissance de mots chez les jeunes enfants.

Dans une dernière partie, les données expérimentales sont discutées en lien avec les éléments théoriques exposés : part de la contribution de la connaissance du nom et de la valeur phonémique des lettres, des habiletés phonologiques dans la litéracie émergente et l’acquisition de la langue écrite. Notre travail comporte certaines limites, lesquelles pourraient être dépassées pour partie. Des pistes sont proposées pouvant donner lieu à de nouvelles expériences.

Notes
1.

Le terme litéracie désigne les activités de lecture et d’écriture, de l’apprentissage du code à l’ensemble des pratiques sociales. L’étymologie litera (vs littera) privilégiée ici veut distinguer une acception polymorphe de la litéracie du champ restreint de la littérature (Jaffré, 2006).