I – Introduction au concept de litéracie émergente

On doit le terme de litéracie émergente à Clay (1966) pour décrire les connaissances sur la lecture, l’écriture et le langage acquises par l’enfant avant d’entrer à l’école ; terme repris par Teale & Sulzby (1986) devant la nécessité de nommer et de définir dans une nouvelle perspective, les modalités d’accès à la langue écrite. Dans leur livre intitulé Emergent Literacy, ces auteurs affirment que les enfants commencent à apprendre à lire avant l’instruction officielle de la lecture et regroupent sous ce concept nouveau,tous les aspects des habiletés du langage oral et écrit, précurseurs que l’enfant a spontanément construits avant l’apprentissage formel de la lecture.

Le concept de litéracie émergente qui, "par nature, est sociale, psycholinguistique, conceptuelle et développementale" (Teale & Sulzby, 1986), se distingue d’autres théories sur l’acquisition de la lecture et marque une rupture avec notamment le concept reading readiness (Yaden, Rowe, & McGillivray, 2000), en français, être prêt pour la lecture.

Selon cette dernière approche, un certain niveau de maturité cognitive et d’habiletés spécifiques est requis pour apprendre à lire et écrire. On s’intéresse ainsi aux habiletés que doit avoir maîtrisées l’enfant sans lesquelles il ne peut profiter de l’enseignement de la lecture. Il apparaît ici clairement une limite entre les comportements de "prélecteurs" et la lecture "réelle" que l’enfant appréhende dans le cadre éducatif scolaire (Whitehurst & Lonigan, 1998).

Le terme litéracie émergente, au contraire, renvoie à un large cadre théorique qui considère les comportements précoces de lecture et d’écriture, nés de l’expérience que fait l’enfant du langage dans un contexte éducatif élargi (maison, école maternelle, …) comme les fondements sur lesquels les compétences conventionnelles en écriture et lecture se construisent (Yaden et al., 2000). D’où leur importance dans l’acquisition de la langue écrite qui n’est ainsi plus considérée exclusivement comme une acquisition scolaire dont le moteur de l’apprentissage serait l’enseignement institutionnel. Un second point qui distingue la litéracie émergente des autres perspectives réside dans l’hypothèse que lecture, écriture et langage oral sont interdépendants et se développent simultanément, dès le plus jeune âge, au cours d’interactions sociales multiples et diverses (Sulzby & Teale, 1991) en l’absence de tout enseignement formel.

Bien que partageant cette conception originale, le débat demeure sur la définition commune d’une période litéracie émergente identifiée comme telle, précisément et temporellement délimitée. Selon Teale et al., (1986), cette période mène directement à la litéracie et englobe tous les comportements et concepts relatifs à la lecture et à l’écriture qui précèdent et se développent dans la litéracie conventionnelle (Sulzby, Branz, & Buhle, 1993).

Lonigan, Burgess, & Anthony (2000) avancent que la litéracie émergente correspond à la période qui précède l’enseignement formel de la langue écrite (dès les premiers mois à l’âge de six ans) et suppose une continuité entre prélecture et lecture, sans démarcation claire entre les deux. Pour d’autres auteurs (Holdaway, 1979 ; Chall, 1983), la litéracie émergente constitue la première phase de l’acquisition de la lecture, suivie par une phase intermédiaire, la litéracie précoce (early literacy) avant d’aboutir à la lecture conventionnelle. Sénéchal, Lefevre, Smith-Chant, & Colton (2001) estiment que c’est ce dernier point de vue qui proposerait la définition la plus proche du concept de litéracie émergente.

Certaines des propositions théoriques sur le développement cognitif formulées par Inhelder et Cellérier (1992) et citées par Bastien-Toniazzo et Bastien (2003) nous paraissent dépasser cette contreverse. Deux aspects retenus par ces derniers auteurs du "constructivisme psychologique"  éclairent l’étude des processus d’acquisition de la lecture : d’une part, toute connaissance nouvelle a un précurseur ou plus précisément, tout schème nouveau prend appui sur un schème antérieur. D’autre part, les connaissances générales, qui sont transmises par enseignement, sont intégrées individuellement par des cheminements différents, selon des schèmes antérieurs activés.

Ainsi, si la période scolaire est un moment d’acquisition majeur, il existe une continuité entre les compétences développées en maternelle et les apprentissages liés à l’enseignement formel de la lecture.

Il nous semble qu’au delà de ces quelques divergences, l’introduction du concept de litéracie émergente conduit à considérer l’acquisition de la litéracie comme un continuum développemental qui "s’origine précocement" dans la vie de l’enfant plutôt qu’un phénomène du tout ou rien qui apparaîtrait à l’école, sous l’effet de l’instruction formelle. C’est cette conception que nous souhaitons illustrer dans ce travail, en examinant plus particulièrement les connaissances alphabétiques précocement développées par le jeune enfant, en suivant l’évolution de ces connaissances pour enfin en mesurer l’impact sur l’acquisition ultérieure de la lecture.

En intégrant une dimension environnementale, ce concept rappelle que les processus d’acquisition sont à appréhender dans une dynamique à double composante : sociale et cognitive. Cette notion de litéracie émergente permet ainsi d’aborder l’aspect dynamique, continu et évolutif de l’apprentissage de la langue écrite dans les contextes familiaux et scolaires où se produisent les interactions entre l’apprenant et ses partenaires de connaissances.