1. Litéracie émergente, une construction et un chemin développemental singuliers 

Dans les deux systèmes de classification précédents, la litéracie émergente regroupe des comportements qui sont associés au langage écrit (connaissance des lettres), au langage oral (vocabulaire, construction narrative) et aux habiletés métalinguistiques (conscience phonologique). Les trois premiers composants du modèle de Mason et Stewart (1990) incluent la plupart des comportements liés aux interactions avec l’écrit. Le quatrième composant englobe des comportements moins spécifiques de l’écrit telles que l’habileté à construire ou restituer une histoire et l’habileté à définir ou catégoriser les mots (vocabulaire). De la même façon, Whitehurst et Lonigan (1998) associent langage oral (vocabulaire) et litéracie (connaissance de l’alphabet, décodage, connaissance des conventions de l’écrit).

Sénéchal et al., (2001) isolent le langage écrit, défini par les comportements impliquant des interactions avec les objets écrits (restitution d’histoire) ou des connaissances spécifiques à la langue écrite (connaissance du nom et de la valeur phonémique des lettres). Le langage oral correspond quant à lui, aux connaissances linguistiques tels le vocabulaire, la compréhension et la narration. Cette distinction ne signifie pas l’absence de relations entre ces deux domaines ; les langages oral et écrit interagissent et se renforcent mutuellement (par exemple, le vocabulaire détermine la compréhension d’un texte écrit alors que la lecture participe au développement du vocabulaire). Storch et Whitehurst (2002) avancent que langage oral et habiletés relatives à l’écrit jouent l’un et l’autre des rôles spécifiques à différents moments de l’acquisition de la lecture. Ils ont suivi 626 enfants de la maternelle au CM1 et pu observer que ces deux facteurs interagissent et sont tous deux prédicteurs de la litéracie : durant le CP, ce sont les habiletés liées au code qui constituent le meilleur prédicteur de la réussite en lecture puis en CE2 et CM1, c’est le langage oral (connaissance du vocabulaire, compétences syntaxiques, capacités de perception et de production de la parole) qui détermine les fonctions supérieures comme la lecture-compréhension.

Geary (1995) développe également des arguments théoriques en faveur d’une différenciation opportune entre les constructions du langage, les habiletés métalinguistiques et la litéracie. L’auteur propose de diviser les capacités cognitives en deux grandes catégories. D’abord, certaines capacités peuvent être considérées comme biologiquement primaires parce qu’elles ont évolué avec le temps et jouent un rôle ayant permis aux humains de survivre dans leurs milieux respectifs. En second lieu, d’autres capacités cognitives sont biologiquement secondaires, c’est-à-dire transmises ou acquises surtout à travers des activités et expériences culturelles. Geary suggère que la langue est biologiquement primaire, son acquisition émerge naturellement des interactions avec l’environnement sans nécessité d’enseignement spécifique tandis que la lecture est biologiquement secondaire. Fondamentalement arbitraire, le langage écrit ne s’acquiert pas spontanément mais requiert une instruction. Cette perspective du développement cognitif proposée par Geary soutient l’intérêt d’une conception distincte du langage et de la litéracie émergente.

D’autres auteurs, bien qu’incluant théoriquement langage et habiletés métalinguistiques dans la litéracie émergente, conduisent leur recherche en les séparant. Ainsi, les travaux de Reese et Cox (1999), ou de Sénéchal, LeFevre et al., (1998) analysent séparément les habiletés du langage oral et du langage écrit. Chaney (1994) isole les habiletés du langage oral des habiletés métalinguistiques.

Plus récemment, Lonigan, Burgess et al., (2000) ont conduit des analyses factorielles, lesquelles établissent que les modèles séparant langage oral, conscience métalinguistique et connaissance sur l’écrit permettent une meilleure appréhension des performances des jeunes enfants que ne le font les modèles qui utilisent un seul facteur. Leurs conclusions vont dans le sens d’une conception de la litéracie émergente à envisager comme un concept non unitaire.

Enfin, l’opportunité d’une telle conception émane des conclusions issues de certaines recherches qui examinent le rôle de l’environnement dans le développement des comportements sous l’angle de la nature des activités qu’il propose. Par exemple, la lecture d’histoires à la maison influence le développement du langage oral mais ne détermine pas les connaissances sur l’écrit (Sénéchal et al., 1998). Inversement, la fréquence avec laquelle les parents attirent l’attention de leurs enfants sur les mots écrits et leur lecture est un bon prédicteur des connaissances futures sur l’écrit mais n’influence pas le développement du langage oral. Par ailleurs, Sénéchal et LeFevre (2001) observent que la lecture d’histoire n’est pas reliée à la conscience phonologique. Dans leur recherche menée auprès d’enfants de quatre ans, Whitehurst, Arnold, Epstein, Angell, Smith et Fischel (1994) montrent un effet de l’enseignement des lettres et de leurs sons dispensé en crèche, sur la lecture et l’écriture précoces tandis que la lecture d’histoire à la maison enrichit le vocabulaire.

Meyer, Wardrop, Stahl, et Linn (1994) constatent que le volume horaire consacré aux enfants par les enseignants de GS au développement d’habiletés liées à l’écrit affecte positivement les connaissances sur l’écrit alors que le temps consacré à leur lire des histoires influence la compréhension de celles-ci.

Il apparaît ainsi que connaissance de l’écrit, langage oral et conscience phonologique sont déterminés par le type d’activités proposées à l’enfant dans son environnement quotidien. Les éléments théoriques, les résultats des tests empiriques et des recherches mentionnées ci-dessus confortent l’idée que la connaissance de l’écrit est à distinguer du langage oral et des habiletés métalinguistiques.

Une telle approche nous semble présenter deux avantages. D’une part, elle encourage à examiner la nature des relations entre les différents comportements dont la description permet de préciser des modèles théoriques portant sur les liens entretenus par la connaissance de l’écrit, le langage oral et les habiletés métalinguistiques. D’autre part, comprendre comment différents types d’expériences autour de l’écrit, dans les divers lieux de vie, affectent le développement de tel ou tel comportement est essentiel pour la mise en place d’interventions et d’aides aux enfants pressentis à risque dans l’acquisition de la langue écrite.