2. Litéracie émergente : connaissance conceptuelle et procédurale

Sénéchal et al., (2001) suggèrent de considérer la litéracie émergente comme constituée de deux composants : la connaissance conceptuelle (savoir pourquoi) et la connaissance procédurale (savoir comment) de l’écriture et de la lecture.

Selon ces auteurs, opérer une distinction entre ces deux types de connaissance comme le proposent Briars & Siegler (1984) dans le domaine de l’acquisition de la numération favorise une meilleure appréhension des processus d’acquisition de la litéracie. Cette approche diffère quelque peu des deux systèmes de classification des comportements vus précédemment. Mason et Stewart (1990) regroupent la connaissance de l’écrit dans trois sous catégories : la première concerne la connaissance conceptuelle de la litéracie tandis que les deux autres décrivent la connaissance procédurale précoce respective de l’écriture et la lecture.

Whitehurst et Lonigan (1998) ne procèdent pas à une différenciation explicite mais identifient cependant les comportements de litéracie conceptuelle aux processus outside-in (par exemple, connaissance sur les fonctions de l’écrit) et intègrent les comportements de litéracie procédurale dans les processus inside-out (par exemple, connaissance des correspondances lettre-son).

D’autres travaux suggèrent l’intérêt de la distinction proposée par Sénéchal et al., (2001). Ainsi, Lonigan et al., (2000) montrent que, en fin de CP, la litéracie émergente conceptuelle et la litéracie émergente procédurale entretiennent des liens de nature différente avec la lecture, en fin de CP. Purcell-Gates (1996) constate que les enfants manifestant une importante connaissance conceptuelle sur la litéracie, à leur entrée à l’école, progressent plus rapidement dans l’acquisition de la connaissance procédurale que leurs pairs qui disposent d’une connaissance conceptuelle sur la litéracie limitée.

Le tableau 1.2. illustre la conception de Sénéchal, Lefevre et al., (2001) et résume les comportements inclus dans la litéracie émergente, le langage et les habiletés métalinguistiques.

Tableau 1.2 : Concepts de litéracie émergente, langage et habiletés linguistiques d’après Sénéchal, Lefevre, Smith-Chant et Colton (2001)

Suite à leur description des composants de la litéracie, Sénéchal et al., (2001) suggèrent que ces deux composants sont inter reliés tout en entretenant néanmoins des relations différentes avec les autres concepts (cf. figure 1.2).

Ce constat est issu d’une étude longitudinale à laquelle ont participé 84 enfants suivis de la GS à la fin de CE2, identifiés comme lecteurs émergents : les sujets ne peuvent lire plus de deux mots de trois lettres mais témoignent d’habiletés de litéracie émergente telles que conceptions de l’écrit et des connaissances sur l’alphabet. La litéracie émergente, le langage oral sont mesurés au début de CP, l’acquisition de la lecture (lecture de mots et compréhension) en fin de CP et la fluence en fin de CE2. Les auteurs évaluent la connaissance conceptuelle sur la litéracie avec le CAP (Concepts About Print Test, Clay, 1972) et la connaissance procédurale à partir de la connaissance de l’alphabet. Le langage oral est mesuré à l’aide du Peabody Picture Vocabulary Test (Dunn & Dunn, 1981) et les habiletés métalinguistiques à partir d’une tâche de conscience phonologique (associations de mots sur la base d’attaque ou de rime communes).

Figure 1.2 : Relations entre composants de la litéracie émergente, habiletés métalinguistiques, langage oral et lecture.
Figure 1.2 : Relations entre composants de la litéracie émergente, habiletés métalinguistiques, langage oral et lecture.

Figure 1.2 : représentation schématique des relations simultanées et longitudinales entretenues entre les composants de la litéracie émergente, les habiletés métalinguistiques, le langage oral et la lecture, d’après Sénéchal, LeFevre, Smith-Chant, et Colton (2001). Les composants procéduraux et conceptuels de la litéracie émergente figurent en ovale.

Les patterns développementaux des relations obtenus permettent de spécifier la nature des liens entre les composants de la litéracie émergente, du langage oral et des habiletés métalinguistiques. Les deux composants de la litéracie émergente, inter reliés, semblent jouer des rôles différents dans l’acquisition de la lecture et de l’écriture. La connaissance conceptuelle de la litéracie interviendrait dans l’acquisition de la connaissance procédurale et semble étroitement reliée au langage oral. En revanche, la connaissance procédurale précoce parait jouer un rôle dans l’acquisition de la lecture conventionnelle (conformément aux conclusions de Whitehurst et Lonigan, 1998) ainsi que dans le développement de la conscience phonologique. En outre, des relations spécifiques s’établissent entre le langage oral, les habiletés métalinguistiques et la lecture. Le vocabulaire des jeunes enfants et la conscience phonologique semblent étroitement liés (relation bidirectionnelle) dans le développement mais entretiendraient des relations différentes avec la lecture. La conscience phonologique est associée à l’acquisition de la lecture ainsi qu’à une bonne fluence ; le vocabulaire semble jouer un rôle important lorsque les enfants sont plus habiles en lecture.

En résumé, l’approche de Sénéchal et al., (2001) peut sembler limiter le concept de la litéracie émergente mais présente l’avantage de mettre l’accent sur la nature complexe, riche et dynamique des relations entre litéracie émergente, langage oral et habiletés métalinguistiques. L’intérêt d’une telle conception est à rechercher dans les applications directes qu’elle suggère. On peut, par exemple, renforcer le développement de la connaissance conceptuelle des enfants présentant une connaissance procédurale insuffisante ou encore analyser la qualité de la connaissance procédurale afin d’améliorer la conscience phonologique et l’acquisition de la lecture.

En permettant un lien entre recherche et pratique, les classifications et modèles cités ci-dessus précisent la nature de la litéracie émergente et éclairent le développement et les processus d’acquisition de la litéracie. Leur apport théorique peut servir ainsi de guide dans l’élaboration de programmes de prévention et d’aides aux enfants susceptibles de rencontrer des difficultés dans la maîtrise de la langue écrite.

Nous avons évoqué le rôle du contexte sur le développement de la litéracie émergente. Quels sont les aspects environnementaux et les expériences qui affectent ce développement ?