B - Compétences phonologiques et apprentissage de la lecture

Depuis une vingtaine d’années, de nombreuses recherches se consacrent à l’étude des relations entre compétences phonologiques et apprentissage de la lecture. Les auteurs mettent en évidence l’influence des habiletés phonologiques précoces sur l’acquisition de la lecture qui constitueraient un prédicteur puissant de la réussite en lecture. Ce constat émane de travaux menés auprès d’enfants de maternelle, de différentes langues comme par exemple, le français (Alegria & Morais, 1989), l’anglais (Mann & Liberman, 1984 ; Wagner, Torgsen & Rashotte, 1994 ; McBride-Chang, Wagner & Chang, 1997), le portugais (Cardoso-Martins, 1995) l’espagnol (Carrillo, 1994) ou encore le suédois (Lundberg, Olofsson, & Wall, 1980). Selon les conclusions issues de ces études, les enfants présentant de bonnes compétences phonologiques avant le début de l’apprentissage de la lecture ne rencontreront pas de difficultés pour apprendre à lire. Mann et al,. (1984) précisent que les progrès initiaux en lecture sont prédictibles à partir d’une mesure préalable des connaissances phonologiques. Dans le cadre d’une étude longitudinale menée sur trois ans (de GS à CE2), Demont et Gombert (1996) décrivent le rôle consistant de la conscience phonologique et plus précisément celui des habiletés métaphonologiques dans l’apprentissage initial de la lecture et ses progrès ultérieurs après introductionde variables externes (intelligence non verbale et vocabulaire). Par ailleurs, le fait que les faibles lecteurs présentent un niveau d’habiletés phonologiques peu développé (e.g. de Jong & van der Leij, 1999 ; Siegel & Ryan, 1988 ; Wood & Terrell, 1998b) ainsi que le constat de l’effet positif d’un entraînement phonologique favorisant l’acquisition de la lecture (e.g. Blachman, Ball, Black & Tangel, 1994 ; Bradley & Bryant, 1983 ; Torgesen, 2001) mettent en évidence la spécificité des relations entre conscience phonologique et cette acquisition. Selon Liberman et Shankweiler (1989), la conscience phonologique est indispensable aux apprentis lecteurs et scripteurs. Partie intégrante du développement linguistique, elle serait à l’origine de la capacité de segmentation de l’oral en unités non signifiantes grâce à la prise en compte de la structure sub-lexicale de la parole.

Cependant, d’autres auteurs ne s’accordent pas sur le moment d’apparition de cette compétence et démontrent l’influence forte de l’alphabétisation sur le développement de la compétence phonologique (Bertelson & de Gelder, 1990). La conscience phonologique et plus particulièrement la conscience phonémique n’apparaîtrait spécifiquement qu’auprès de populations ayant bénéficié d’un apprentissage de la lecture dans un système alphabétique (Alegria & Morais, 1989) et ne serait le résultat que de l’effet de la scolarité (Alegria & Morais, 1979) et donc de l’apprentissage conventionnel de la lecture. Les adultes qui n’ont pas appris à lire ne peuvent formuler de jugements explicites dans des tâches portant sur les phonèmes, difficultés analogues repérées auprès de lecteurs novices (Morais, 1994). Ehri (1989b) n’accorde pas à cette compétence une fonction déterminante avant le début de l’apprentissage de la lecture. La puissance prédictive de la compétence phonologique s’avère limitée avant l’apprentissage conventionnel de la lecture alors qu’elle gagne en puissance l’apprentissage commencé.

En fait, ces points de vue divergents ne seraient pas exclusifs : le lecteur débutant doit disposer d’un minimum de conscience phonologique afin d’acquérir les compétences fondamentales en lecture (selon Stahl et Murray, 1998, ce serait l’habileté à isoler l’attaque d’une rime). Puis à son tour, c’est cette acquisition qui permet le développement de capacités secondaires qui serviront de base pour la réalisation de traitements métalinguistiques plus élaborés. Gombert (1990) avance que les conditions cognitives de l’apparition des conduites métaphonologiques sont un pré-requis de l’apprentissage de la lecture et ajoute : « L’activité de lecture suppose une maîtrise linguistique de certains aspects phonologiques du langage oral en général inutile en dehors d’elle ». Une sensibilité phonologique existe avant l’apprentissage de la lecture et l’apprentissage accroît cette sensibilité (Gombert, Gaux & Demont, 1994). Bentin, Hammer et Cahan (1992) évoquent un "schooling effect"pour référer à l’accélération au moment de l’apprentissage, du développement de la conscience phonologique, habileté auparavant présente mais croissant à plus faible allure.

Schneider, Roth, Ennemoser (2000) distinguent la conscience phonologique broad sense, qui concerne l’analyse des structures phoniques larges (syllabes, rimes) et qui serait le précurseur nécessaire à la lecture et la conscience phonologique narrow sens qui renvoie à l’habileté à isoler les phonèmes dans les syllabes et les mots, nécessitant une manipulation consciente, rarement observée avant l’apprentissage de la lecture. De la même manière, Defior et Tudela (1994) distinguent une discrimination phonologique et une conscience phonologique. Muter, Hulme, Snowling, et Taylor (1998) décrivent deux types d’habiletés phonologiques plus ou moins indépendantes : segmentation phonémique et traitement des rimes, ce dernier sollicitant une habileté phonologique sous-jacente différente de celle engagée dans le traitement phonémique. Enfin, Stanovich (1992) évoque un continuum allant d’une sensibilité phonologique superficielle d’unités larges vers une sensibilité profonde d’unités minimales.

Proche de cette conception, Anthony, Lonigan, Burgess, Driscoll, Phillips, & Cantor (2002) avancent que le recours à diverses tâches (e.g. détection, manipulation, suppression) de complexité linguistique variée (e.g. onset-rime, mot, syllabe, phonème) pour évaluer la sensibilité phonologique ne signifie pas qu’il s’agisse de mesurer des habiletés phonologiques distinctes et soutiennent l’idée d’une conceptualisation développementale de la sensibilité phonologique. Cette dernière est à envisager comme une habileté cognitive unique se manifestant sur le plan comportemental dans une grande variété d’exercices. Ecalle et Magnan 2007) notent que le terme de "sensibilité phonologique" préféré à ce lui de "conscience phonologique" permet de mieux rendre compte de la variété comportementale sur cet aspect.

Sous des appellations variées, ces auteurs proposent en fait deux degrés différents d’habiletés phonologiques qui permettent ainsi de concilier les divergences généralement observées à la fois sur le moment d’apparition de la compétence phonologique, sur l’ordre de traitement des unités phonologiques en début d’apprentissage de la lecture et sur la nature de la sensibilité phonologique (recouvrant plusieurs habilités indépendantes ou constituant une seule et unique habilité). Plus largement, ces deux niveaux d’habiletés phonologiques conduisent à distinguer d’une part des connaissances implicites et d’autre part, des connaissances explicites en lien avec des processus de statut cognitif différent selon leur accès à la conscience.