C - Traitement épiphonologique et traitement métaphonologique

Les connaissances linguistiques précoces et inconscientes ne sont accessibles à la conscience que si elles sont soumises à la demande externe que constitue l’enseignement formel de la langue écrite (Gombert 1992). Sans cette contrainte, les unités linguistiques traitées ne sont pas directement disponibles et manipulables. Il s’agit alors d’ « un simple contrôle exercé par l’organisation des connaissances phonologiques en mémoire à long terme sans intentionnalité » (Martinot & Gombert, 1996), caractérisant ainsi les capacités épiphonologiques. Le jeune enfant se construit une représentation épilinguistique (inconsciente) de la structure du langage, conséquence naturelle de la pratique du langage oral puis une représentation métalinguistique (consciente) de cette structure, conséquence de la confrontation avec l’écrit. Il devient alors capable d’identifier et de manipuler de manière intentionnelle et réfléchie les composants phonologiques des unités linguistiques développant ainsi des capacités métaphonologiques, témoins d’une prise de conscience des unités traitées. Il y a donc une hiérarchie développementale entre un contrôle épilinguistique et une conscience métalinguistique que Gombert (1992) décrit en trois étapes successives : - la phase d’acquisition des premières habiletés linguistiques, dans laquelle, sur la base de formats préprogrammés, les correspondances entre des formes linguistiques et des contextes pragmatiques renforcés sont stockées dans un format implicite ;

Ainsi, l’émergence de capacités métaphonologiques dépend à la fois de l’existence de capacités épiphonologiques et de l’intervention de l’enseignement de la lecture qui induit la prise de conscience de la structure sub-lexicale de la parole.

Dans le cadre de leur étude sur le développement des habiletés phonologiques de 36 enfants, avant et au cours de l’apprentissage de la lecture (GS et CP), Ecalle, Magnan (2002)  établissent un constat similaire. Il s’agit d’examiner la double évolution de ces habiletés, sur la nature du traitement effectué (épi- et métaphonologique) et sur le type d’unités traitées. Dans la tâche épiphonologique, l’enfant doit désigner deux mots (parmi quatre) partageant une unité phonologique et dans la tâche métaphonologique, détecter l’unité commune à deux mots. La position des trois types d’unités partagés par les mots cibles (syllabe, unité infrasyllabique et phonème) varie dans le mot. Les résultats indiquent de meilleures performances pour les tâches sollicitant un traitement épiphonologique ainsi qu’une diminution de l’écart des scores entre les deux traitements (epi- et métaphonologique) observée en CP : l’enseignement formel favorisant la manipulation des phonèmes. Dans la tâche épiphonologique, une progression entre GS et CP est notée pour toutes les unités avec un avantage pour les unités larges. Dans la tâche de type métaphonologique, les performances relevées pour les unités phonémiques et syllabiques sont proches et supérieures aux scores enregistrés pour les unités infra-syllabiques. Les deux types de traitement n’offrent donc pas le même pattern de réponses selon les unités traitées, conclusions conformes aux travaux de Savage, Blair et Rvachew (2006) conduits auprès d’enfants prélecteurs.

Par ailleurs, Ecalle et Magnan (2002) constatent que le traitement épiphonologique qui le précède, facilite le traitement métaphonologique et mettent en évidence l’aspect prédictif du niveau d’habileté épiphonologique sur le développement de la compétence métaphonologique et par conséquent, sur l’identification de mots ; résultats confirmés dans une étude récente de ces mêmes auteurs (Ecalle et Magnan, in press)

En résumé, le développement de la conscience phonologique se traduit d’une part par un décalage dans la maîtrise des unités de segmentation de la langue et d’autre part, par le passage d’un recours à un traitement phonologique simple à un recours à un traitement beaucoup plus complexe, l’un dépendant d’un apprentissage implicite, l’autre sollicité par l’enseignement explicite. Quel que soit le niveau de cette conscience, on observe des relations fortes et spécifiques entre les habiletés phonologiques et les compétences ultérieures en lecture et écriture. Ainsi, la sensibilité phonologique précoce manifestée dans la capacité de repérer les rimes, par exemple, constitue un bon prédicteur de l’acquisition de la lecture et de l’écriture. Ces relations s’observent également dans le développement de la conscience phonémique en étroite interaction avec ces deux activités dont l’apprentissage entraîne une amélioration très nette du traitement des unités phonémiques. Nous avons vu que cette causalité circulaire permet de rendre compte du fait que la conscience phonémique ne se manifeste que chez les individus qui apprennent un système d’écriture alphabétique. Le développement de la conscience phonémique et les progrès en lecture semblent s’influencer et se renforcer mutuellement. Cependant, le constat de forts coefficients de corrélation entre conscience phonologique et acquisition de la langue écrite ne permet pas de définir précisément la nature des liens réciproques.

Il semblerait que, malgré son aspect prédictif puissant et indéniable, la conscience phonologique ne soit pas à considérer comme l’unique prédicteur de réussite dans l’acquisition de la langue écrite. L’examen des liens entretenus entre sensibilité phonologique et lecture et l’analyse de la variabilité intra-individuelle observée conduisent Ecalle & Magnan (in press) à supposer la présence d’autres prédicteurs. Dans une étude longitudinale, les auteurs étudient l’évolution des habiletés phonologiques de la grande section au CP (début et milieu) à l’aide de trois tâches 5 de catégorisation, détection et suppression manipulant syllabes et phonèmes. Une épreuve d’identification de mots (Timé 2 ; Ecalle, 2003) est administrée en milieu de CP. A partir des données recueillies en GS l’établissement de cinq groupes d’enfants aux profils d’habiletés phonologiques différents traduit une grande variabilité inter-individuelle. Les résultats indiquent globalement une persistance de cette dernière dans l’évolution en parallèle des cinq groupes et une hiérarchie des performances en lecture calquée sur celles des profils "phonologiques". Cependant, quelques trajectoires développementales marginales nuancent ce phénomène (moyen ou bon niveau d’habiletés phonologiques et performances en lecture très faibles ; inversement, excellent niveau de lecture et échec simultané aux épreuves phonologiques) soulignant l’intervention d’autres facteurs dans la réussite en lecture, notamment la connaissance du nom des lettres comme le suggèrent les auteurs.

Castles & Coltheart (2004) suggèrent que c’est l’apprentissage des relations entre lettres et sons dans le contexte de l’acquisition de la lecture qui est essentiel au progrès de la litéracie plutôt que l’habileté précoce à isoler les unités sonores du langage parlé. De leur étude longitudinale (GS à CE2), Schatschneider, Fletcher, Francis, Carlson, & Forman (2004), désignent trois prédicteurs de l’apprentissage de la lecture : sensibilité phonologique, connaissance du nom et de la valeur phonémique des lettres et dénomination rapide. Ehri, Nunes, Willows, Schuster, Yaghoub-Zadeh, & Shanahan (2001) démontrent qu’un entraînement phonologique seul ne produit qu’un effet mesuré sur les performances en lecture. Pour être efficace, l’entraînement doit viser à faciliter le lien entre unités phonologiques et unités orthographiques. Ainsi, les connaissances de nature visuelle que l’enfant développe de l’expérience née de la rencontre avec l’écrit sont à considérer comme également déterminantes dans l’acquisition de la lecture et de l’écriture.

Notes
5.

Ces trois tâches subdivisées en sept sub-tests sont utilisées dans notre étude, et font l’objet d’une description précise dans la partie expérimentale.