III - Les connaissances orthographiques

La plupart des modèles d’apprentissage de la lecture considèrent que le développement des capacités phonologiques (correspondances graphophonémiques et décodage) détermine la capacité à reconnaître les mots écrits, n’accordant ainsi qu’une influence tardive aux autres types de traitement. Ainsi le traitement orthographique n’apparaît que secondaire dans l’identification des mots écrits. Or, les jeunes enfants disposent de connaissances sur l’écrit bien avant l’instruction formelle de la lecture : de par l’exposition précoce aux séquences de lettres, de mots, ils présentent une certaine sensibilité à divers aspects de l’orthographe et construisent des connaissances orthographiques plus tôt que ne le suggère notamment la perspective phonologique défendue par Ehri (1992 ; 1998), Frith (1985), ou encore Gentry (1982) et sans que l’apprentissage des relations grapho-phonologiques soit impliqué. Ces auteurs reconnaissent certaines habiletés de litéracie précoces notamment la connaissance du nom des lettres, de leur forme graphique : le fait que les enfants au cours de la phase pré-alphabétique (Ehri, 1992) ou du stage pré-communicatif (Gentry, 1982) du développement de l’orthographe, recourent à des lettres plutôt qu’à d’autres symboles pour écrire un mot dicté, suggèrent qu’ils possèdent bien quelques connaissances sur le système d’écriture mais leur production écrite n’est considérée que comme une série de lettres de nature aléatoire. Or, ces productions peuvent incorporer des lettres du prénom (Treiman, Kessler, & Bourassa, 2001) ou refléter certaines caractéristiques du système d’écriture telle que la fréquence des différentes lettres.

Treiman (1993) observe une sensibilité à certains patterns graphiques et séquences légales de lettres dans des productions écrites spontanées : des enfants anglophones âgés de 5 à 6 ans manifestent la compréhension que des séquences de lettres comme ck ou rr ne se rencontrent que rarement en début de mots ou encore que certaines lettres comme s ou l sont fréquemment doublées, conformément aux régularités de la langue.

En français, de jeunes enfants de CP, invités à écrire des non-mots recourent à des graphèmes différents pour transcrire /o/ et produisent davantage eau en position finale qu’en position initiale (Pacton, Fayol, & Perruchet, 1999). La transcription d’un même phonème peut être ainsi guidée par des contraintes graphotactiques probabilistes et idiosyncratiques. Par exemple, /εt/ est le plus souvent transcrit ette après v, l qu’après f ou b. Pacton, Fayol, & Perruchet(2005) remarquent une influence de telles régularités graphotactiques dans l’orthographe de pseudo-mots d’enfants âgés de 8 à 11 ans et d’adultes même dans des conditions déclenchant l’application d’une règle morphologique (on transcrit /εt/ avec ette lorsqu’il s’agit d’un suffixe diminutif). La magnitude de cet effet persiste à tous les niveaux scolaires ainsi que chez l’adulte sans aucune tendance vers l’effacement. Ecalle (2003) propose une tâche d’identification de mots écrits à des enfants scolarisés début CP : ils doivent reconnaître un mot écrit parmi une liste de cinq items dont l’un présente une séquence de lettres non conventionnelle (e.g. tbale pour table, lpani pour lapin). Cet item est significativement le moins accepté par ces enfants, pour la plupart encore non lecteurs.

Dans une tâche de contraintes orthographiques où l’enfant doit choisir le non-mot ressemblant le plus à un mot parmi une paire de non-mots, Cassar & Treiman (1997) constatent qu’un non-mot tel que yill est davantage perçu comme mot que yihh, observations indiquant que les enfants sont sensibles à la fréquence des lettres doublées. Le choix de nuss dans la paire nuss-nnus suggère une sensibilité à la position légale des doublets dans le mot. Cependant, la préférence pour un non-mot tel que yill peut refléter une sensibilité à la fréquence de la lettre singulière, l apparaissant plus fréquemment que h et la préférence pour nuss peut s’expliquer par le fait que les enfants ont appris que ss et nn se produisent généralement en fin de mots plutôt qu’en début (Pacton et al., 2001)

Ces auteurs explorent trois caractéristiques linguistiques particulières concernant les lettres doublées en français - l’identité des consonnes pouvant être doublées, la position légale de ces doublets et le fait que les voyelles ne sont jamais doublées- et examinent les connaissances enfantines sur ces régularités orthographiques de 100 enfants scolarisés de CP à CM1. Une première expérience propose des non-mots intégrant des consonnes fréquentes, dans des formats singulier et double (e.g. l ou m) et d’autres comportant des consonnes isolées fréquentes et peu ou pas doublées (e.g. c ou d) en cohérence avec les régularités caractéristiques de la langue.

Le matériel est constitué de paires d’items "doubles" (illetu-iccetu) et de paires d’items "simples" (olaro-ocaro). Les résultats indiquent une préférence significativement plus marquée pour les items comportant les consonnes fréquentes dans les deux formats que pour les items incluant une consonne généralement isolée ou très peu doublée, et ceci davantage dans la condition "doublets consonantiques" que dans la condition "consonnes simples". Cette préférence manifestée dès le CP augmente avec l’âge et met en évidence une sensibilité précoce à cette régularité s’accroissant avec le temps de fréquentation scolaire.

Dans une seconde tâche de jugement de plausibilité lexicale, les enfants acceptent davantage les items comportant un doublet consonantique fréquent (CCf) plutôt que ceux présentant un doublet consonantique jamais produit (CCn) comme dans la paire tannis-tahhis et rejettent les items comportant un doublet vocalique (VV) même si cet item est couplé avec un doublet consonantique illégal CCn comme dans la paire rujjer –ruujer. Dès le CP, la sélection de CCf pour les paires VV/CCf est plus forte que pour les paires CCn/CCf et la différence entre ces deux types de paires se maintient à tous les niveaux scolaires. Les enfants manifestent également une sensibilité à la position légale du doublet consonantique (ramitt-rammit), sensibilité transférée dans le traitement de paires d’items comportant des doublets consonantiques jamais produits (hojjir-hhojir) avec néanmoins des performances plus faibles.

Enfin, afin d’explorer si ces sensibilités s’expriment également en production, les auteurs proposent à 120 enfants (de CP à CM2) de compléter des items comportant un blanc lacunaire. Ils observent un effet de la fréquence des doublets consonantiques dans leur choix ainsi qu’une sensibilité à la position légale des doublets consonantiques jamais produits (à partir du CE1) et à la position légale des doublets consonantiques permis avec également une différence au profit de ces derniers.

Les résultats obtenus indiquent le développement de sensibilités à certaines régularités lié à l’expérience du langage écrit non soutenu par l’enseignement scolaire.

L’étude de Pacton et al., (2001) présente un double intérêt, d’une part, elle tisse un lien entre les recherches en laboratoire (paradigme de grammaire artificielle) et les situations naturelles d’apprentissage en permettant de généraliser les conclusions issues des unes aux autres notamment en ce qui concerne l’existence d’un transfert à du matériel inconnu. D’autre part, elle apporte un éclairage sur la question du phénomène de transfert decrement dont l’effet persistant est observable quelque soit le niveau scolaire. Dans les deux tâches, jugement ou complétion, portant sur la position légale des doublets consonantiques, les performances obtenues pour les doublets jamais réalisés sont toujours moindres, dans les positions légales comme dans les positions illégales.

Ce parallélisme des performances entre niveaux et sujets, observé sur cinq années, nourrit l’hypothèse selon laquelle les comportements orthographiques ne sont pas gouvernés par une règle abstraite mais seraient guidés par les propriétés statistiques de l’environnement : les enfants développent implicitement une sensibilité aux unités écrites de la langue.

L’approche statistical-learning semble ici intéressante pour appréhender le développement orthographique. Dans ce contexte, les statistiques réfèrent aux régularités. (un pattern statistique ou régularité réfère à une série d’événements ou d’objets dont la co-occurrence se produit au-delà du hasard) à partir desquelles l’enfant construit des connaissances tout au cours de l’acquisition de l’orthographe et dont la nature dépend des propriétés du langage et du système écrit qu’il apprend.

Cette perspective permet d’expliquer certaines différences et similarités observées parmi des enfants de langue différente par le fait qu’ils sont exposés à un input linguistique et orthographique différent. Pollo, Treiman & Kessler (in press) ont examiné et comparé des productions écrites d’enfants portugais et anglais. Les enfants portugais écrivent un symbole par syllabe, conformément aux travaux de Ferreiro & Teberosky (1982) qui décrivent un stade syllabique. Les jeunes anglophones ne produisent que rarement une telle écriture (Kamii, Long, Manning, & Manning, 1990). Alors que les jeunes portugais tracent essentiellement des voyelles, l’écriture des jeunes anglais ne comporte le plus souvent que des consonnes ou de nombreuses omissions de voyelles (Varnhagen, Boechler, & Steffer, 1999 ; Pollo, Treiman, & Kessler,2005) situant ainsi leurs connaissances orthographiques au consonantal stade (Kamii et al., 1990). Ces différences observées dans l’écriture précoce semblent dépendre du système du nom des lettres et de la prévalence du nom des lettres dans le vocabulaire. Parce qu’ils rencontrent beaucoup de voyelles dans les textes, et que les mots de leur langue comportent davantage de noms de voyelles qu’en anglais, les enfants portugais écriront davantage de voyelles (des mots comme bola /bɔla/ dans lequel les phonèmes correspondent aux noms des lettres sont très fréquents en portugais alors que des mots comme ball /bɔl/ dans lequel le phonème ne correspond pas au nom de la lettre sont plus typiques de l’anglais). Mais c’est sans doute aussi parce que les enfants portugais entendent beaucoup de noms de voyelles dans les mots qu’ils recourent à des stratégies basées sur le nom des lettres lorsqu’ils transcrivent des phonèmes vocaliques. Les régularités de ces correspondances phonèmes-lettres influencent-elles donc, elles aussi l’écriture précoce.

En résumé, les jeunes enfants manifestent très tôt une sensibilité aux statistiques des mots écrits et construisent des connaissances orthographiques qui s’élaborent par apprentissage implicite. Ces régularités ne concernent pas seulement le développement orthographique. Ainsi, les informations sur les patterns graphiques, graphotactiques mais aussi phonologiques extraites de ces régularités guident les comportements orthographiques précoces. Par ailleurs, les conclusions issues d’études portant sur l’apprentissage implicite des régularités morphologiques (Pacton et al., 2005) suggèrent de considérer simultanément l’impact des différentes sources d’information (lexicale, phonologique et morphologique) et leurs potentielles interactions non seulement sur le développement de l’orthographe mais plus généralement sur le développement de la litéracie.

Enfin, selon les propriétés caractéristiques de la langue, ces informations varient et affectent différemment le développement des connaissances sur l’écrit, facilitant ou non l’apprentissage de la lecture et de l’écriture : la nature de l’écrit, objet d’acquisition, contraint les comportements cognitifs des apprentis lecteurs. Prendre en compte les statistiques d’une langue comme le propose l’approche statistical-learning apporte une explication aux variabilités apparentes dans le développement des connaissances implicites dont font preuve les enfants de langue différente.

Si certaines connaissances orthographiques s’acquièrent par apprentissage implicite, qu’en est-il des connaissances alphabétiques développées par le jeune enfant français ? La connaissance des lettres est-elle soumise à des effets de fréquence et de régularités ? Si vraisemblablement, le nom des lettres nécessite qu’il soit appris par enseignement, qu’en est-il de la connaissance de leur valeur phonémique ? Pour progresser dans l’acquisition du code alphabétique, l’enfant doit apprendre les associations lettre-son. Quelle est la part de l’apprentissage implicite dans la mise en correspondance d’une lettre et de la valeur phonémique qui lui est conventionnellement attribuée ; de quoi se nourrit-il ? Nous avons précisé que le développement de la conscience phonémique est soumis à l’apprentissage formel de la lecture et de l’écriture. Ne peut-on cependant pas observer l’émergence d’une sensibilité phonémique chez l’enfant préscolaire disposant de connaissances sur le nom des lettres ?

Le développement de la connaissance des lettres est un des points essentiels de notre recherche de même que ces interrogations auxquelles nous tentons d’apporter une réponse. Plus particulièrement, nous nous intéressons aux connaissances de notre système d’écriture développées par le jeune enfant à travers la sensibilité qu’il manifeste à la fréquence graphonémique des lettres et à la régularité des séquences conventionnelles de celles-ci. Il est admis depuis peu que la connaissance du nom des lettres joue un rôle influent dans l’acquisition de l’écrit au cours des périodes préscolaires et scolaires et qu’elle contribue au développement initial de l’orthographe et de l’identification de mots écrits. Nous examinons cette contribution en parallèle avec l’étude du poids des habiletés phonologiques. Parce qu’il fournit une identité phonologique aux lettres, le nom des lettres favorise la manipulation et la conceptualisation de l’écriture alphabétique. En effet, le nom des lettres présente des caractéristiques phonologiques dont nous cherchons à montrer d’une part, qu’elles règlent des comportements orthographiques précoces et d’autre part, qu’elles influencent l’apprentissage des relations lettre-phonème et le développement de la sensibilité phonémique.

Le chapitre suivant parachève le contexte théorique dans lequel s’inscrit notre problématique.