I - Les lettres de l’alphabet

Les lettres de l’alphabet constituent un "système d’informations" intégré par des règles régissant le code alphabétique (Levin, Shatil-Carmon, Asif-Rave, 2006). La mise en œuvre de ce dernier nécessite pour le jeune enfant qu’il soit capable de segmenter le langage oral pour y repérer les phonèmes. Cette habileté est néanmoins insuffisante car isoler les phonèmes d’une syllabe, d’un mot ne permet pas pour autant de lire et d’écrire les unités graphiques correspondantes ; l’enfant doit connaître les lettres, unités conventionnelles qui, isolées ou organisées en séquences, symbolisent chacun des phonèmes.

La connaissance des lettres implique ainsi pour l’apprenti lecteur, l’identification des formes complexes de plus d’une quarantaine de figures abstraites relevant généralement de deux répertoires d’écritures, capitales d’imprimerie et minuscules (certaines lettres minuscules et majuscules sont graphiquement similaires) et la compréhension que ces formes appartiennent à une catégorie distincte de notations graphiques (Callaghan, 1999 ; Levin & Bus, 2003 ; Teubal & Dockrell, 2005). En outre, la connaissance des lettres de l’alphabet suppose de relier chacune des configurations graphiques à un nom qui lui est propre aussi bien qu’à un ou plusieurs "sons" qu’elle exprime dans les mots écrits. Chacun de ces trois aspects de la connaissance des lettres, fondamental dans un système alphabétique, est impliqué dans la reconnaissance de mots (e.g. Hiebert, Cioffi, & Antonak, 1984 ; Lomax & McGee, 1987 ; Ehri, 1987, 1998 ; Treiman & Rodriguez, 1999).

Les lettres de l’alphabet peuvent être considérées comme le matériau de base sur lequel s’élabore l’ontogenèse de l’écrit ; elles représentent la première forme tangible que traitent les enfants et constituent la base formelle à partir de laquelle s’envisagent des fonctionnements extrêmement diversifiés (Jaffré, 1995). Ils les rencontrent, les voient, les manipulent, les reproduisent. Entre trois et quatre ans, les séquences de graphies ou de pseudo-lettres organisées en unités isolées par des blancs graphiques évoluent vers des productions incluant des lettres connues extraites le plus souvent des nom et prénom de l’enfant. Grâce à l’emploi des lettres capitales d’imprimerie, les jeunes scripteurs parviennent très tôt à la maîtrise des tracés graphiques. Ecalle (2004) observe un écart sensible entre les connaissances des lettres auprès d’enfants de Grande Section exprimées dans les répertoires lettres cursives minuscules et capitales d’imprimerie au profit de ces dernières. Les lettres capitales sont formées de traits élémentaires lesquels permettent une production et une identification d’autant plus aisées que le tracé est autonome. L’écriture en lettres cursives minuscules lie les éléments graphiques et nécessite un traitement préliminaire et supplémentaire de segmentation du mot écrit pour en isoler les unités minimales que sont les lettres. Plus généralement, les recherches qui intègrent le format de la lettre observent un effet du répertoire d’écriture sur le développement des connaissances du nom et de la valeur phonémique des lettres à l’avantage des capitales d’imprimerie. Avant l’apprentissage formel de la lecture, l’effet du format de la lettre (capitales d’imprimerie vs lettres scriptes) s’avère consistant en français comme en anglais (Ecalle, Magnan, & Biot-Chevrier, in press; Evans, Bell, Shaw, Moretti, & Page, 2006 ; Treiman & Kessler, 2004 ; Worden & Boettcher, 1990). L’expérience encore limitée de l’écriture scripte, associée aux ressemblances graphiques que présentent certaines lettres dans ce répertoire peut en expliquer le décalage dans l’apprentissage. Concernant ce dernier point, les travaux expérimentaux de Bastien-Toniazzo (1997) pointent des difficultés dans la maîtrise de l’orientation des lettres symétriques (b, d, p, q). L’auteure relève 41 % de réponses erronées produites dans une tâche de reconnaissance de lettres par des prélecteurs scolarisés en GS. Auprès d’enfants plus âgés (âge moyen = 6,11 ans) soumis à une épreuve de production de mots, Magnan (1995) enregistre un nombre important de confusions de lettres notamment auprès des lecteurs les moins habiles. Ces confusions ne relèvent pas systématiquement d’une indifférenciation spatiale (haut, bas, gauche, droite), les enfants se montrant capables de dire que « ce n’est pas le même sens » (Magnan, Léonard & Aimar, 1995), mais plutôt d’une acquisition relativement tardive de la pertinence de l’orientation des lettres. La prise en compte progressive de cette dernière suppose la réalisation d’un conflit cognitif entre des connaissances antérieurs stables -un objet est toujours le même quelque soit sa position- et la nouvelle connaissance à acquérir -l’orientation des lettres est porteuse de signification- (Ecalle & Magnan, 2002).

Les lettres constituent des objets culturels dont la matérialité est renforcée par la dénomination. L’alphabet attribue un nom aux lettres qu’il classe dans un certain ordre : cet ordre n’est pas sans incidence sur la connaissance des lettres ; les premières semblent davantage connues que les dernières (McBride-Chang, 1999). Généralement, c’est par ce nom que les enfants apprennent à les reconnaître et à les désigner, et cet apprentissage du nom des lettres serait plus accessible que celui de la valeur phonémique des lettres ; hypothèse basée sur de nombreux travaux qui observent une connaissance du nom des lettres développée plus précocement que la connaissance de la valeur phonémique (Evans, Bell et al., 2006 ; McBride-Chang, 1999 ; Share, 2004). Levin, Shatil-Carmon et al., (2006) invoquent deux facteurs -cognitif et sociétal- comme explication à ce phénomène observé dans des pays de système éducatif, d’orthographe et d’alphabet pourtant différents tels que Brésil, Canada, Israël, France, Etats-Unis (de Abreu & Cardoso-Martins, 1998 ; Evans, Bell et al., 2006 ; Levin & Aram, 2004 ; Mason, 1980 ; Treiman & Kessler, 2003 ; Worden & Boettcher, 1990) .

Selon l’explication cognitive, il est plus aisé pour l’enfant d’associer une configuration graphique à un nom syllabique (e.g. /εs/) plutôt qu’à un seul phonème (e.g. /s/), plus difficile à discriminer et à produire (Treiman et al., 2003). Cette difficulté pourrait sans doute être renforcée par le fait que les items lexicaux sont rarement constitués d’une seule consonne ; l’expérience langagière d’un tel son qui pourrait contribuer au développement de la sensibilité requise s’en trouve ainsi limitée. En conséquence, les enfants trouvent plus naturel d’apprendre le nom des formes graphiques tandis que référer à un phonème pour désigner une lettre leur semble artificiel (McBride-Chang, 1999).

L’explication sociétale renvoie tout d’abord à la fréquence de l’utilisation du nom des lettres dans la communication quotidienne. Les adultes appellent les lettres par leur nom et se comportent de même avec les enfants. Le nom est la désignation unique et stable de l’identité de la lettre tandis que le phonème l’est beaucoup moins. De ce fait, l’introduction du nom des lettres s’impose à l’adulte comme étant le moyen de complexité moindre pour aider l’enfant à reconnaître les lettres ou les mots écrits plutôt qu’il ne recourt au phonème.

L’apprentissage de l’alphabet ne se réduit pas seulement à un simple exercice de mémorisation. Treiman, Tincoff, & Richmond-Welty (1997) observent que cet apprentissage développe une sensibilité phonologique implicite. Interrogés sur la vraisemblance de syllabes comme nom de lettres potentielles, des enfants anglophones de 4,8 ans acceptent des syllabes telles /fi/ et /εb/ et refusent des syllabes comme /fo/ ou /ab/. En anglais, le nom des lettres est constitué d’une syllabe comportant pour le plus grand nombre, deux phonèmes CV (consonne + voyelle). La voyelle /i/ est fréquente en fin du nom des lettres contrairement à /o/, voyelle qui n’y est jamais rencontrée ; le nom des lettres de structure VC (voyelle + consonne) comporte typiquement la voyelle /ε/. Dans une expérience antérieure, Treiman, Tincoff, & Richmond-Welty (1996) relèvent des connaissances similaires sur les caractéristiques phonologiques du nom des lettres manifestées par de jeunes enfants d’âge préscolaire (âge moyen de 5,5 ans). Incités à produire la lettre initiale de mots prononcés par l’expérimentateur, certains de ces enfants proposent /li/ pour loose, /mi/ pour moon et /gri/ pour group. Les noms des lettres proposés par ces enfants sont monosyllabiques, de structure onset + /i/.

Ces régularités perçues grâce à l’apprentissage de l’alphabet favorisent la construction d’un savoir implicite de la structure phonologique du nom des lettres qui à son tour stimule le développement de la conscience phonologique explicite nécessaire à la maîtrise de la langue écrite.

Lorsque l’enfant récite l’alphabet et écrit une séquence de lettres qu’il entend, il met en jeu une représentation sonore des lettres dans le premier cas, et dans le second, une représentation graphique d’une chaîne sonore. Ces deux opérations, bien que complémentaires ne sont symétriques qu’en apparence. Réciter l’alphabet consiste à dire dans un certain ordre le nom des différentes lettres qui composent le stock graphique permettant de transcrire la langue. Cette transcription fait intervenir les lettres non pas avec leur nom, mais par l’intermédiaire d’une valeur phonique conventionnellement attribuée. Comme la dénomination des lettres correspond intégralement (voyelles) ou partiellement (consonnes) à la valeur sonore des lettres, elle informe ainsi sur la correspondance lettre/phonème et sa maîtrise participe à la compréhension et à l’acquisition du principe alphabétique. Ainsi, si la connaissance des lettres développée au stade de la litéracie émergente contribue sensiblement à la reconnaissance visuelle de mots (Adams, 1990 ; Mason, 1980 ; McGee, Lomax, & Head, 1988), la connaissance du nom de la lettre semble jouer un rôle plus fondamental encore dans les premières étapes de l’acquisition de la litéracie en favorisant l’émergence de stratégies phonologiques mises en œuvre dans l’écriture et la lecture précoces.