A- Le nom des lettres : une source d’information pour écrire

Henderson (1985) décrit une stratégie lettre-nom mise en œuvre par l’enfant lorsqu’il commence à saisir que l’écriture est un moyen de communiquer la parole et que les lettres symbolisent les sons dans les mots : l’orthographieur débutant transcrit alors un phonème ou une séquence de phonèmes sur la base du nom de la lettre avec la lettre correspondante. Par exemple, U pour you, CR pour car, HLP pour help ou encore LFT pour elephant. A travers ces écritures apparemment déviantes, le jeune enfant établit ainsi une relation entre la forme visuelle des lettres d’un mot et le nom des lettres pour écrire des dénominations évoquées à l’oral, montrant ainsi sa compréhension que les mots écrits symbolisent une forme linguistique et non plus une forme sémantique (Treiman, Tincoff et al,. 1996).

Les jeunes enfants manifestent une tendance à produire une lettre par syllabe et ceci d’autant plus qu’une séquence de phonèmes s’apparie à un nom de lettre (Treiman, 1994). Une segmentation syllabique pertinente de la séquence sonore peut ainsi conduire à la fois à la découverte du principe alphabétique et à la production d’erreurs consécutives à la violation de ce principe (Treiman, Tincoff et al., 1997). En anglais, les erreurs concernent généralement des omissions enregistrées sur les voyelles dont le statut est particulièrement instable (e.g. a se prononce /æ/ dans cat, /e/ dans table et /a/ dans car). Les caractéristiques acoustiques des voyelles orales en font des unités difficilement identifiables contrairement au français où celles-ci sont en nombre réduit et nettement plus discernables que les consonnes. La grande stabilité des voyelles dans notre langue entraîne une relative inexistence d’erreurs les concernant alors que les omissions portant sur les consonnes se rencontrent fréquemment.

Rego (1999) constate que les enfants latino-américains d’âge préscolaire (qui commencent à phonétiser) produisent la consonne attendue pour orthographier des mots dans lesquels la syllabe initiale coïncide avec le nom de ces consonnes mais proposent des lettres différentes pour écrire le son initial d’autres mots commençant cependant par la même consonne. L’auteur suggère que pour une syllabe commençant par la même lettre mais suivie d’une voyelle autre (que celle incluse dans le nom de la lettre), les enfants émettent l’hypothèse de l’existence d’autres lettres de nom syllabique qui ne leur sont pas encore familières.

Treiman (1994) proposent à des enfants d’âge préscolaire qui connaissent le nom des lettres, d’écrire des syllabes comme /gar/, /zεf/ et /tib/. Contrairement aux écrits des enfants de GS ou de CP (le plus souvent de nature CC), les productions sont de lettre unique, lettre consonantique suggérée par la séquence lettre-nom dans la syllabe orale (R pour /gar/, F pour /zεf/ et T pour /tib/. Par ailleurs, ces erreurs sont surprenantes en ce que les enfants sont généralement plus habiles dans l’épellation des consonnes initiales que des finales (Treiman, Berch, & Weatherson, 1993). La connaissance des noms des lettres est ainsi si prégnante que les enfants dépassent cette tendance, écrivant R pou /gar/, lettre finale, plutôt que G, lettre initiale.

Le recours électif aux consonnes pour orthographier pourrait également s’expliquer par le fait que la répétition d’un même phonème vocalique dans divers noms des lettres consonantiques conduit les enfants à élaborer l’hypothèse que les lettres représentent les phonèmes consonantiques distinctifs plutôt que les voyelles répétées. Un enfant peut ainsi saisir que les noms des lettres comme /bi/, /di/, /pi/, /vi/ partagent la voyelle /i/ et que les lettres b, d, p et d symbolisent les consonnes distinguant ces noms de lettres ; il en est de même pour les noms des lettres de structure VC comme /εf/, /εl/ ou /εm/. Le recours au nom des consonnes semble être également lié à la difficulté rencontrée par le jeune enfant à analyser les syllabes et les rimes en phonèmes. Tentant d’orthographier la syllabe orale /gar/, l’enfant peut l’analyser en /g/ et /ar/ sans pouvoir segmenter davantage /ar/, considérer cette séquence comme s’il s’agissait d’une simple unité et écrire GR (effet renforcé par l’absence dans l’alphabet de nom de lettre comportant /a/ comme /ap/ ou /ag/, laquelle ne procure ainsi aucun point d’ancrage). L’observation de ces stratégies conduit Treiman (1993, 1994) à suggérer que la tendance des jeunes enfants à utiliser le nom des lettres pour guider leur orthographe doit être influencée fortement par la structure phonologique du nom des lettres, en particulier la cohésivité (cohesiveness) phonologique de la séquence, cette dernière facilitant ou non la segmentation du nom en phonèmes (Treiman, Weatherston, & Berch, 1994 ; Treiman & Cassar, 1997). Dans les écritures de syllabes comportant des séquences de phonèmes correspondant aux noms de lettres anglaises produites par des enfants d’âge préscolaire et de début CP, Treiman (1994) observe une fréquence accrue de la stratégie lettre-nom pour les consonnes liquides (/r/, /l/) due à la cohésivité forte des séquences voyelle-liquide (e.g. une voyelle suivie d’un /r/ entretient un lien particulièrement fort avec la dite consonne), une fréquence de cette stratégie moindre pour les nasales (/m/, /n/); la séquence lettre-nom /εm/ est moins cohésive que /εr/), rare pour les fricatives (/s/, /f/) ainsi que pour les noms des lettres de structure CV (k, t, p, v…), dont la séquence s’avère plus aisée à segmenter en phonèmes (Treiman, Zukowski, & Richmond-Welty, 1995). Avec le développement de l’habileté à segmenter les rimes en phonèmes sous l’effet de la scolarisation et l’expérience accrue de l’orthographe conventionnelle, la fréquence des écritures lettre-nom décroît rapidement.

Il semble donc que le nom de la lettre constitue une ressource utilisée par le jeune enfant lui permettant d’orthographier. Néanmoins, les stratégies d’écriture lettre-nom ne sont pas aussi répandues que ne l’affirment les théories du développement orthographique (Ehri, 1987 ; Henderson, 1985). A l’appui des résultats obtenus par Treiman (1994), ces erreurs orthographiques semblent dépendre des propriétés phonologiques du nom des lettres et de la sensibilité que manifestent les enfants à leur égard : plus probables pour certaines séquences lettre-nom VC que pour d’autres, ces écritures s’avèrent plus communes pour certaines lettres (e.g. r) et moins fréquentes pour d’autres consonnes (e.g. s). Les stratégies lettre-nom ne sont pas équivalentes pour toutes les consonnes et ces différences remettent en cause l’idée d’un recours à une stratégie lettre-nom chaque fois que possible. Sous l’apparence d’une stratégie lettre-nom, c’est une stratégie phonologique qui émerge précocement : grâce au nom de la lettre, l’enfant devient ainsi capable d’écrire sur la base de la phonologie des mots alors qu’il ne connaît pas la valeur phonémique des lettres et ne dispose pas encore du niveau de conscience phonémique requis.

Interrogés sur l’identité de la lettre initiale ou de la lettre finale de mots énoncés, comportant une séquence lettre nom (e.g. /bi/ dans beach, première condition ; /εf/ dans deaf, secondecondition) ou non (e.g. bone et loaf, items contrôle), des enfants anglophones d’âge préscolaire (âge moyen de 5,5 ans) proposent significativement plus de bonnes réponses pour les items cibles que pour les items contrôles et plus particulièrement pour les mots de la première condition (Treiman, Tincoff, et al., 1996). Bowman & Treiman (2002a) observent que le défaut de correspondance entre mots écrits et mots prononcés gêne les productions orthographiques de jeunes enfants prélecteurs. Après leur avoir suggéré comment écrire une série de cinq mots construits soit avec des lettres phonétiquement plausibles de taille et de couleur uniforme soit avec des lettres inappropriées phonétiquement variant en taille et couleur, les enfants ont tendance à produire plus souvent des orthographes phonologiquement plausibles basées sur le nom et la valeur phonémique des lettres plutôt que des orthographes comportant des traits visuels marqués. Bien qu’ils puissent apprendre par ailleurs à "lire" des mots visuellement prégnants sur la base d’une routine mémorisée comme le témoigne le taux de réussite observé dans la tâche de lecture proposée dans cette même étude, les sujets de cette expérience utilisent les indices sonores plutôt que des indices visuels pour orthographier, écartant ainsi une stratégie purement mnémotechnique. Ces résultats soulignent la prépondérance de l’information phonétique lorsque l’enfant tente de produire de l’écrit pour représenter les sons qu’il entend, confirmant ainsi les observations antérieures conduites par Treiman, Berch et al., (1993) auprès d’enfants en début d’apprentissage de l’écriture. Les auteurs comparent la production de deux types de mots : mots dans lesquels la valeur phonémique de la voyelle est absente à l’oral (e.g. sir) et mots comportant le pic vocalique (e.g. sip). Les résultats indiquent davantage d’erreurs d’omission et d’inversion pour les items de type sir (SR et SRI)que pour ceux du type sip. L’hypothèse de performances déterminées par des facteurs phonologiques est ainsi validée. En effet, l’intervention de facteurs visuels dans les performances si tel était le cas, se serait manifestée par des différences de scores moindres entre les deux types d’items.

De toute évidence, la connaissance du nom des lettres aide l’enfant à comprendre comment l’écriture alphabétique représente les mots parlés. Certains mots prononcés comportent un ou plusieurs noms de lettre accessibles. L’expérience de tels mots lus à l’enfant peut l’inciter à prêter attention à la valeur sonore des lettres. Il peut ainsi saisir l’avantage de cette connaissance du nom des lettres pour produire des épellations basées sur ce qu’il entend et percevoir que certains aspects de l’orthographe conventionnelle, comme le r dans car ou le p dans pizza prennent sens en considération de la sonorité de ces mots (Treiman & Cassar 1997).

Assortie d’une sensibilité à la phonologie des mots, la connaissance du nom des lettres permet à l’enfant d’aborder les relations oral-écrit à un niveau sub-lexical en écriture comme en lecture.