B - Le nom des lettres : une source d’information pour lire

Dans leur étude menée auprès d’enfants prélecteurs (âge moyen de 5 ans) et de lecteurs novices (âge moyen de 5, 6 ans), Treiman et Rodriguez (1999) examinent le rôle de la connaissance du nom de la lettre en reconnaissance de mots écrits après apprentissage de la prononciation de types variés de mots composés de deux lettres et comportant différentes connections écrit-oral. Avant l’expérimentation, les sujets prélecteurs ne peuvent reconnaître aucun mot hors contexte ; les lecteurs novices identifient quelques mots. Le nom des lettres est relativement bien acquis pour les deux groupes, la valeur phonémique n’est que peu connue par les prélecteurs.

La première condition, name condition, propose des items écrits dont le nom de la lettre initiale correspond au début de la forme orale de l’item (e.g. BT pour beet) contrairement à la seconde condition, sound condition, où la première lettre de l’item écrit représente le phonème correspondant (e.g. PL pour pole). La troisième condition visual condition présente une prononciation inadéquate des mots écrits (nom de la lettre ou phonème incohérents avec l’item) avec des lettres de taille et de position variées constituant de ce fait, des indices visuels fortement marqués (e.g. CD pour wife). Les enfants apprennent cinq mots dans chacune des conditions. Cette étude fait suite à l’expérience de Ehri & Wilce (1985) qui ont également comparé l’habileté de jeunes enfants à apprendre des correspondances oral-écrit proposées dans deux conditions : les sujets devaient apprendre à lire des mots construits soit sur le principe visual condition décrit ci-dessus (e.g. WBC est lu girafe) soit phonétiquement plausibles (JRF pour girafe).

Les résultats obtenus par les lecteurs novices indiquent un apprentissage des items name condition plus aisé que dans la sound condition et des performances relevées dans la visual condition nettement inférieures à celles observées dans les deux autres conditions. Les sujets apprennent plus facilement les mots dont l’orthographe respecte pour partie les relations lettre-son conventionnelles (PL pour pole) que les items à l’orthographe non phonétique (e.g. CD pour wife) : les enfants n’identifient pas mieux les items qui présentent cependant la plus grande prégnance perceptive. Ces derniers résultats corroborent ceux de l’étude de Ehri et Wilce (1985) qui décrivent le recours à une procédure par indices phonétiques dite "phasealphabétique partielle" : les enfants tirent profit de l’information graphophonologique apportée par les lettres des mots écrits et des séquences nom des lettres présentes dans le mot parlé. De plus, Treiman et Rodriguez (1999) démontrent que les sujets privilégient une stratégie basée sur le nom de la lettre plutôt que recourir aux correspondances lettre-son qu’ils connaissent cependant.

Concernant le groupe de prélecteurs, les auteurs relèvent un pattern de performances quelque peu différent. Les scores sont significativement plus élevés dans la name condition que dans les deux autres conditions pour lesquelles les scores sont statistiquement similaires. Les enfants de cette étude peuvent nommer en moyenne 15.5 des lettres et connaissent en moyenne la valeur phonémique de 5.5 des 26 lettres. Ces résultats suggèrent d’une part, que les sujets n’utilisent pas les correspondances entre lettres et phonèmes mais établissent des relations écrit-oral basées sur le nom des lettres. Ces enfants non lecteurs sont ainsi capables d’établir des liens systématiques entre des mots écrits et des mots prononcés lorsque ce lien engage les connaissances qu’ils ont antérieurement construites, c'est-à-dire la connaissance du nom des lettres. D’autre part, les résultats indiquent que les mots ne sont pas traités comme des stimuli visuels non linguistiques : les sujets établissent un lien entre la lettre b du mot écrit BT et le segment oral /bi/ du mot énoncé /bit/. Ces observations relatives à la lecture ne sont pas ici conformes aux conclusions des travaux menés par Ehri et al., (1985) qui notent des meilleures performances dans la visual condition contrairement aux études ultérieures de Treiman, Sotak, & Bowman (2001) qui confirment les stratégies de lecture de prélecteurs décrites par Treiman et Rodriguez (1999). Treiman et al., (2001) ont répliqué l’expérience initiale auprès d’enfants plus jeunes (âge moyen de 4,3 ans), capables de nommer jusqu’à six lettres maximum. Bien que le niveau de performances soit relativement moins élevé, les auteurs observent un avantage persistant au profit de la name condition. Les sujets disposent d’une connaissance moindre du nom des lettres qui leur permet néanmoins d’établir des relations pertinentes telles qu’entre l’item écrit BT et le mot oral /bit/.

L’étude plus récente de Cardoso-Martins, Resende, & Rodrigues (2002) enrichit ces observations en montrant que des enfants brésiliens (âge moyen de 5,4 ans) qui connaissent le nom des lettres peuvent construire des relations lettre-son pour apprendre à lire des mots dans lesquels les lettres représentent les phonèmes correspondants et non le nom des lettres. C’est dans le premier des deux types d’orthographes simplifiées proposés - phonétic spellings où les lettres correspondent aux phonèmes dans la prononciation des mots (e.g. SPT pour sapato) et visual spellings où les lettres visuellement plus saillantes, ne codent pas le phonème inclus dans le mot énoncé (e.g. RMS pour cabelo) - queles enfants obtiennent les meilleures performances. Foulin et Pacton (2006) relèvent des données dans une tâche d’identification de pseudo-mots écrits qui vont dans ce sens. De jeunes prélecteurs francophones (répartis en deux groupes selon le niveau scolaire, moyenne et grande sections, connaissant le nom et ignorant la valeur phonémique des consonnes utilisées doivent identifier le pseudo-mot prononcé par l’expérimentateur parmi deux pseudo-mots écrits. Ceux-ci diffèrent par une seule consonne (e.g. BOC vs VOC). Les résultats obtenus indiquent la capacité massive des enfants de GS et dans une proportion moindre celle des enfants de MS, à recourir à des relations lettre-phonème pour distinguer les mots écrits.

Le poids évident de la connaissance du nom de la lettre dans l’identification précoce de mots n’est pas sans implication sur les conceptions théoriques de l’apprentissage de la lecture. On peut décrire un stade de lecture par indices phonétiques auprès d’enfants ne maîtrisant pas encore les phonèmes mais capables de nommer les lettres et d’extraire leur nom d’une unité sonore voire même d’appréhender les phonèmes dans les mots oraux. La procédure logographique n’apparaît pas constituer une étape développementale nécessaire dans l’apprentissage initial de la lecture pour tous les enfants (Sprenger-Charolles & Bonnet, 1996) tout du moins telle qu’elle est décrite dans les modèles développementaux. En effet, si l’on considère d’une part, qu’au cours de cette période les enfants traitent les lettres du mot plutôt que des formes globales ou indices contextuels et d’autre part que le processus de reconnaissance logographique évolue du traitement visuel de quelques lettres vers la maîtrise de l’ordre de toutes les lettres (Bastien-Toniazzo, 1992 ; Bastien-Toniazzo et al., 2001), alors cette procédure s’avère utile pour l’apprentissage de la lecture. Basée sur une connaissance fonctionnelle, elle est ainsi à considérer comme un support aux connaissances phonologiques. Néanmoins, il semble plus légitime de parler de lecteurs logographiques que de stade logographique véritable (Demont & Gombert, 2004). Plus que des étapes, ce sont des procédures disponibles pour le jeune enfant qui guident les différentes modalités de traitement des informations graphiques.

Etudiant les processus précoces de reconnaissance de mots de jeunes enfants israéliens, Share & Gur (1999) suggèrent le recours possible conjoint ou alternatif à différentes stratégies de lecture cœxistantes : dès que les lettres sont identifiées et nommées, les enfants utilisent une stratégie basée sur des indices phonétiques lorsque la ressource nom de la lettre est ainsi disponible et/ou au contraire, mettent en œuvre une stratégie se référant aux informations visuo-graphiques lorsque cette ressource ne l’est pas.

En résumé, les expériences décrites ci-dessus s’accordent sur le rôle particulier joué par le nom de la lettre dans les relations précocement établies entre langage oral et langage écrit. Cependant, certaines limites linguistiques et cognitives à l’impact de la connaissance du nom de la lettre en identification et en écriture de mots sont à souligner. La portée limitée du vocabulaire oral comportant des noms de lettres constitue une contrainte critique ainsi que l’ont montré certains auteurs étudiant des langues diverses (Bowman & Treiman, 2002 ; Cardoso-Martins et al., 2002 ; Levin, Patel, Margalit, & Barad, 2002) et pourrait ainsi réduire la contribution des stratégies lettre-nom. Certains systèmes d’écriture alphabétiques comptent plus ou moins ce type de mots. En portugais, le nom des lettres est plus fréquemment perçu dans la prononciation des mots que dans la langue anglaise alors qu’en hébreu, de telles occurrences ne se produisent que rarement. Levin, Patel et al., (2002) notent néanmoins un recours aux noms des lettres dans les tentatives précoces de lecture observées auprès de jeunes enfants israéliens tandis que Shatil, Share, & Levin (2000) mettent en évidence l’aspect prédicteur de cette connaissance dans l’acquisition de la langue hébraïque.

De même, la saillance plus ou moins marquée des séquences lettre-nom dans les mots parlés contribue également à modérer l’influence de cette connaissance, particulièrement auprès d’enfants prélecteurs : seuls les mots incluant des lettres et des séquences lettre-nom en position initiale semblent être reconnus. Ainsi, Bowman et al., (2002a) évaluent les performances en lecture et écriture d’items comportant la lettre cible en position initiale et en position finale ; le nom de la lettre est clairement audible au début ou à la fin du mot prononcé. (e.g. BD pour bead, PN pour pen). Tandis queles enfants semblent tirer profit de la position initiale du nom de la lettre comme l’indique la supériorité des scores pour les items comportant le nom de la lettre en position initiale, le nom des lettres en position finale n’améliore pas les performances. Ces résultats paraissent refléter la tendance à se fixer sur la lettre initiale des mots, tendance qui permet aux enfants d’établir des connections écrit-oral à partir de cette lettre avant qu’ils ne soient capables de traiter la lettre finale. Afin de préciser l’effet observé, les auteurs proposent dans une seconde étude, au même enfant, de lire et d’écrire des items comportant les mêmes lettres cibles en position initiale et finale dans des mots inventés (e.g. LF pour elf versus FL pour fell). Les résultats obtenus sont similaires -les prélecteurs tirent bénéfice uniquement de la position initiale du nom de la lettre- et suggèrent que les enfants utilisent leur connaissance du nom de la lettre dans la tâche d’apprentissage lorsque celle-ci est structurée de telle sorte qu’elle leur permette de traiter l’information pertinente et d’établir les connections attendues. Bowman & Treiman(2002b) observent que cette habileté à tirer profit du nom des lettres s’exerce également pour les voyelles : les enfants apprennent plus volontiers les paires écrit-prononciation telles que AP (ape) ou OT (oat) que les paires comme PA (pay) ou TO (toe).

Dans des productions écrites d’enfants portugais âgés de cinq à six ans, Silva et Alves Martins (2002) relèvent également un effet du nom de la lettre conditionné par la position initiale dans le mot énoncé de la syllabe qui lui correspond, laquelle facilite la perception des unités phonologiques. En revanche, dans leur étude francophone, Foulin et al., Pacton (2006) ne relève pas une exploitation d’indices graphophonologiques facilitée par leur position en initiale (avec des pseudo-mots CVC). Les auteurs suggèrent une influence de la procédure sur les performances explicative de l’absence d’effet de position de la consonne-cible : l’attention de l’enfant étant attirée verbalement et matériellement (un signe accompagne la lettre) sur la consonne cible dans la position initiale comme dans la position finale.

A l’exception de ces conclusions en langue française, l’analyse de la structure phonologique des segments initiaux d’un mot s’avère moins complexe à réaliser que celle des segments médians ou en fin de mots, observations que nous pouvons rapprocher des conclusions issues des travaux relatifs à la conscience phonologique (e.g. Byrne & Fielding-Barnsley, 1993, 1995).