III - Nom des lettres et apprentissage de la valeur phonémique des lettres

Ainsi, les correspondances graphophonémiques pour lesquelles, d’une part, le nom de la lettre est acquis - l’enfant peut s’appuyer sur le nom de la lettre qu’il connaît pour en mémoriser la valeur phonémique- et pour lesquelles d’autre part, la valeur phonémique est incluse dans le nom de la lettre, seraient plus facilement maîtrisées. Le nom des lettres peut ainsi faciliter l’apprentissage de la valeur phonémique (Cardoso-Martins et al., 2002 ; Ehri, 1986 ; Treiman & Kessler, 2003)et ceci d’autant mieux que ce nom est déjà connu (Ehri, 1983 ; Roberts, 2003). En anglais, la plupart des noms des lettres se composent de deux phonèmes, dont l’un correspond à la valeur phonémique de la lettre. Par exemple, le nom de la lettre b, /bi/, contient le phonème que la lettre symbolise /b/. L’établissement de la relation lettre-son serait plus aisée pour cette lettre b que pour y, /wai/ ou w, /’dΛbəlju:/ dont le nom ne contient pas le phonème, respectivement /j/ et /w/; constats issus de travaux menés auprès d’enfants de 6 ans, puis auprès de ces mêmes enfants, trois mois plus tard, après un enseignement formel du nom et de la valeur phonémique des lettres.

Dans cette étude, Treiman, Weatherston et al., (1994) évoquent les représentations erronées relatives aux correspondances lettre-son, explicatives du nombre d’erreurs significatif concernant la valeur phonémique des lettres y et w. L’enseignement prodigué porte sur l’écriture des lettres, le nom et l’identification du phonème dans un mot ; une semaine par lettre est consacrée à cette instruction. Avant l’enseignement, la plupart des enfants nomme le nom de ces lettres alors que le niveau de connaissance de leur valeur phonémique est encore peu développé : 20 % connaissent la valeur phonémique de w. L’erreur la plus fréquente (28 %) consiste à proposer /də/ pour la valeur phonémique de cette lettre, probablement parce que le nom de w commence par /d/. Ces enfants semblent avoir perçu que le phonème de la plupart des lettres se produit en position initiale dans leur nom et attribuent cette propriété à w. Le postest révèle un effet de l’enseignement avec une évolution significative (58 %) et un taux d’erreur de type /də/ sensiblement identique (25 %). Les résultats obtenus pour y renforcent l’idée que les enfants recourent à leur connaissance du nom des lettres et leurs habiletés phonologiques pour inférer la valeur phonémique correspondante. Au 1er test, 13 % des enfants produisent le phonème correct et 58 % proposent /wə/ pour /w/, phonème initial du nom /waI/. Après instruction, 18 % fournissent le phonème correct, 60 % proposent encore /wə/. Ce taux d’erreur persistant et davantage marqué pour y pourrait s’expliquer par le fait que son nom de structure C+V comme la plupart des autres lettres (et de plus, la seule lettre pour laquelle la consonne initiale ne correspond pas au phonème) conduit l’enfant à appliquer la règle qui lui semble gouverner les correspondances lettre-son. Le statut particulier de w, car seule lettre au nom composé de plusieurs syllabes, pourrait la soustraire à cette règle, expliquant ainsi le taux moindre d’erreur de ce type. La taille du nom de la lettre, autre suggestion, peut également constituer une difficulté dans l’extraction du phonème initial /d/ : dans les tâches phonologiques, l’extraction de la consonne initiale s’avère généralement plus aisée à réaliser dans un mot court que dans un mot long (Treiman & Weatherston, 1992).

Les enfants réussissent donc davantage à établir les relations graphophonémiques pour les lettres dont le nom comporte la valeur phonémique correspondante avec toutefois des performances inégales entre ces lettres. Les caractéristiques phonologiques du nom des lettres semblent être à l’origine de ces différences et des processus engagés dans l’apprentissage de la valeur phonémique des lettres. Ce constat émane d’une première étude conduite auprès d’une population d’enfants d’âge préscolaire (âge moyen de 4,11 ans) ayant bénéficié d’un entraînement spécifique (Treiman, Tincoff et al., 1998). Les enfants sélectionnés connaissent le nom des dix lettres dont ils doivent apprendre la valeur phonémique au cours de trois sessions d’apprentissage. Les résultats révèlent un effet de l’apprentissage variable selon le type de lettres réparties en trois catégories : phonème en position intiale dans le nom de la lettre (b), en position finale (f), phonème absent dans le nom de la lettre (w). L’amélioration est substantielle pour les lettres comme b (de 17 % au prétest à 67 % de réponses correctes au posttest), moindre avec un gain néanmoins significatif pour les lettres comme f (de 6 % à 31 %), faible pour les lettres comme w (progression de 14 % à 19 %), l’apprentissage pour la première catégorie semblant plus rapide que pour les autres lettres.L’accès au phonème /b/ dans le nom de la lettre /bi/ parait favorisé par la position de /b/ en attaque de la syllabe CV /bi/, contrairement à /f/ en position finale de la syllabe VC /εf/ ; résultats conformes aux travaux plus récents de McBride-Chang (1999), Evans et al., (2006), Treiman & Kessler (2003) ainsi qu’en milieu francophone (Ecalle, 2004). Selon les études anglophones, les jeunes enfants disposent d’habiletés phonologiques qui leur permettent de segmenter les syllabes en unités telles l’attaque et la rime. Le nom de lettre de structure consonne + /i/ est fréquent en anglais et la répétition de /i/ dans plusieurs noms de lettre associé à des consonnes initiales différentes rend ces dernières saillantes. La valeur phonémique des lettres telle que la lettre f serait moins aisée à apprendre ; bien que le phonème soit présent dans le nom, sa position en rime rend de ce fait son accès plus difficile. Le phonème /w/ représenté par w n’est pas représenté dans son nom /’dΛbəlju:/. Pour ce type de lettres, en nombre limité en anglais comme en français, la mémorisation des correspondances lettre-son nécessite un apprentissage "par coeur" contrairement aux lettres des autres catégories, où cette mémorisation s’effectue sur la base de la présence du phonème dans le nom de la lettre.

Treiman, Tincoff et al., (1998) ont testé l’hypothèse du recours au nom de la lettre pour en apprendre la valeur phonémique (name-to-sound facilitation) auprès de 660 enfants américains âgés de quatre, cinq, six et sept ans en évaluant leurs connaissances du nom et de la valeur phonémique des lettres. Les lettres sont réparties en trois catégories selon la position de la valeur phonémique et sa présence/absence dans le nom de la lettre : valeur phonémique en initiale (e.g. v) et voyelles, valeur phonémique en position finale (e.g. m), absence de la valeur phonémique (e.g. w, h). Dans la tâche portant sur la valeur phonémique de la lettre, les enfants obtiennent des scores élevés pour les lettres de la première catégorie –avec un avantage des lettres codant pour un phonème unique sur les lettres correspondant à plusieurs phonèmes (e.g. c, a, e,)-, intermédiaires pour les lettres de la seconde catégorie et des performances faibles pour le troisième type de lettres. Dans la tâche portant sur le nom de la lettre, les performances sont similaires quelque soit le nom de la lettre.

Le fait que les propriétés du nom des lettres affectent la connaissance de la valeur phonémique mais pas le nom lui-même est un argument puissant en faveur de l’intervention du nom de la lettre dans l’apprentissage et/ou la mémorisation de la valeur phonémique des lettres. Par ailleurs, ces résultats suggèrent que les scores relatifs à la valeur phonémique ne résultent pas d’une expérience plus ou moins dense avec tel ou tel type de lettres. Le décalage entre la connaissance du nom des lettres et la connaissance de la valeur phonémique des lettres plus faible pour les lettres comme v, moyen pour les lettres telle que m et plus prononcé pour les lettres comme w semble refléter davantage une difficulté à dériver la valeur phonémique d’une lettre de son nom que la nature ou la qualité de l’instruction reçue par l’enfant.

Si de toute évidence les propriétés phonologiques du nom des lettres influencent l’apprentissage des correspondances lettre-son, on peut néanmoins s’interroger sur l’exhaustivité de ce facteur. Share (2004) examine la validité de l’hypothèse name-to-sound facilitation auprès d’enfants israéliens en contrôlant à la fois leur connaissance antérieure des lettres et les caractéristiques des lettres. Les sujets sont entraînés à connecter six symboles graphiques à six noms puis à apparier ces symboles à des phonèmes. Les symboles pas plus que les noms n’appartiennent à l’alphabet hébraïque. L’enseignement systématique des relations lettre-son s’avère plus efficace chez les enfants qui ont appris le nom des lettres que chez ceux qui n’ont appris que la forme graphique des lettres. Les sujets apprennent mieux les correspondances symbole-phonème lorsque les phonèmes sont présents dans les noms que dans le cas où ils n’y figurent pas. Ces conclusions n’apparaissent que partiellement conformes aux travaux anglophones précités car l’effet facilitateur de la présence du phonème dans le nom de la lettre n’est pas plus marqué pour les consonnes de type CV que pour les lettres de type VC. De même, les résultats d’une étude récente conduite auprès de 27 jeunes français scolarisés en GS (âgés de 5, 3 ans à 5, 6 ans) ne reproduisent pas l’effet généralement observé. Contrairement aux observations d’Ecalle (2004) en milieu francophone, Ecalle, Magnan et al., (in press) ne relèvent pas d’influence significative de la position du phonème dans le nom de la lettre : la valeur phonémique des lettres b, d, p, t, v n’est pas mieux connue que celle des lettres l, m , n, r, s. Nous pouvons remarquer une catégorisation des lettres aux critères variables dans les recherches anglophones lesquels pourraient éclairer cette divergence entre les conclusions issues de ces dernières et l’étude récente d’Ecalle, Magnan et al., (in press). Les voyelles sont soit intégrées dans le groupe "son en attaque dans le nom de la lettre" au même titre que les consonnes CV soit forment une catégorie indépendante. Il est à noter par ailleurs, que les conclusions issues des études françaises portent sur des observations en contexte naturel et non pas sur des connaissances acquises à la suite d’un entraînement spécifique. Par ailleurs, les études françaises décrites n’ont pas examiné précisément si la connaissance de la valeur phonémique d’une lettre donnée était déterminée par la connaissance de son nom. Cependant, dans les travaux de Foulin et al., (2006) où la connaissance du nom est établie pour chacune des lettres cibles avant l’expérimentation, les auteurs n’observent qu’un effet limité du type de consonnes au profit des consonnes VC et dans une seule des conditions. Les sujets devaient identifier des pseudo-mots de structure linguistique CVC ou CCV comportant une consonne cible de type CV ou VC placée en position initiale ou en position finale dans le mot. Les conclusions suggèrent que, placés en position initiale, les phonèmes des lettres CV et VC semblent aussi faciles à identifier. En position finale dans le pseudo-mot, ce sont les phonèmes inclus dans les consonnes de type VC qui paraissent en revanche les plus accessibles.

Un des objectifs de cette thèse consiste à examiner cet effet discordant : dans le cadre de l’étude longitudinale où nous observons le niveau des connaissances du nom et de la valeur phonémique en fonction du type de lettres CV et VC et dans le cadre de l’étude transversale conduite auprès d’enfants de MS où la connaissance du nom est préalablement acquise.

D’autres études ont examiné l’influence des propriétés du phonème lui-même sur l’apprentissage des correspondances lettre-son. Byrne et Fielding-Barnsley (1990) suggèrent que les consonnes stop (e.g. b) qui nécessitent une voyelle pour leur prononciation et dont la réalisation acoustique dépend du phonème adjacent rendent complexe l’identification des unités phonémiques (pronounceability hypothesis). Une seconde hypothèse (syllable position hypothesis), défendue par Stuart et Coltheart (1988) postule que les enfants apprennent tout d’abord les correspondances lettre-son dont le phonème est produit au début ou en fin de syllabes (consonnes obstruentes, e.g. fricatives /s/ et stop /p/). Pour les sonores (e.g. /w/, /m/, voyelles), les correspondances seraient plus complexes car se produisant le plus souvent en milieu de syllabes. Par exemple, la forme orale de swamp comprend des consonnes obstruentes en borne de la syllabe, lesquelles sont de ce fait plus accessibles que les consonnes sonores et la voyelle incluse au cœur de la syllabe. Cependant, les conclusions de travaux ultérieurs qui ont testé ces deux hypothèses observent que les caractéristiques du phonème s’avèrent moins influentes que les propriétés phonologiques du nom de la lettre (Roberts, 2003).

Les caractéristiques du phonème -que ce soit une consonne ou une voyelle, une obstruente ou une sonore, une consonne stop ou un phonème indépendant - semblent n’avoir qu’un faible impact sur l’habileté de l’enfant à relier le phonème à la lettre qui lui est conventionnellement attribuée. Plus importantes semblent être la présence et la position du phonème dans le nom de la lettre dans l’apprentissage des correspondances lettre-son (Treiman, Tincoff et al., 1998 ; Treiman & Kessler, 2003).

Les étudesqui obtiennent des résultats en faveur d’une name-to-sound facilitation n’ont généralement pas recherché la possibilité d’un impact de la connaissance de la valeur phonémique des lettres sur la connaissance du nom des lettres (sound-to-name facilitation) ou n’ont pas observé une telle influence. Une correspondance entre le nom et la valeur phonémique des lettres ne peut-elle pas aider l’enfant qui connaît les "sons", à apprendre à connecter ces lettres avec leur nom ? Dans une étude longitudinale menée auprès d’enfants suivis du début de GS à milieu de CP, McBride-Chang (1999) observe à chacune des mesures effectuées, une connaissance du nom des lettres prédite par la connaissance antérieure du nom mais pas par la connaissance antérieure de la valeur phonémique des lettres. La connaissance de la valeur phonémique est quant à elle prédite par ces deux types de connaissance. Le nom des lettres contribue à l’apprentissage de la valeur phonémique mais la réciproque n’apparaît pas valide.

Cependant, l’étude récente menée auprès de 65 enfants israéliens (Levin, Shatil-Carmon et al., 2006) nuance la prépondérance de ce transfert. Les sujets (am : 5,0 ans) répartis en deux groupes, apprennent le nom et la valeur phonémique de 22 lettres en deux temps selon un ordre contrebalancé. Après chaque session d’apprentissage, les connaissances du nom et de la valeur phonémique sont immédiatement mesurées afin de comparer leur influence respective. Avant cet entraînement, leurs connaissances des lettres sont évaluées. Les enfants présentent un niveau de connaissance du nom des lettres plus élevé que celui de la connaissance de la valeur phonémique et ne fournissent que la valeur phonémique des lettres qu’ils peuvent nommer. La proposition par le sujet d’un son élargi (C+V) pour le phonème attendu est considérée comme une réponse correcte (e.g. /sa/, /sε/, /si/, /so/ ou /su/ pour /s/, valeur phonémique de la lettre Samex). En hébreu, les noms des lettres pour la plupart de structure CVC ou CVCVC obéissent au principe acrophonique 6 . La complexité et la taille du nom des lettres sont telles que rares sont les mots comportant la séquence intégrale de sons le composant.

Les résultats indiquent d’une part de meilleures performances lorsqu’il s’agit d’associer une forme graphique à sa valeur phonémique que dans le cas où la tâche consiste à relier une graphie à son nom conventionnel ; l’apprentissage de la valeur phonémique ne semble pas plus difficile à réaliser que celui du nom des lettres. Il apparaît d’autre part, un effet de l’entraînement de la valeur phonémique sur l’apprentissage du nom des lettres : l’apprentissage de la valeur phonémique facilite l’apprentissage du nom de la lettre correspondante et non l’inverse. En effet, Levin et al., (2006) notent un transfert name-to-sound uniquement pour les sons élargis CV (les enfant ont ainsi intégré le principe acrophonique du nom des lettres et proposent généralement un son élargi correspondant aux deux premiers phonèmes perçus dans le nom de la lettre). Après avoir reçu l’entraînement sur le nom des lettres, les enfants interrogés sur l’identité de la valeur phonémique des lettres, proposent les sons élargis et non les phonèmes. La familiarité avec ces derniers nécessite un apprentissage particulier lequel selon les auteurs, sollicite sans doute une attention plus soutenue que pour l’apprentissage du nom des lettres favorisant ainsi une meilleure mémorisation. Comme le nom des lettres inclut le son élargi et parce que le son qu’il soit phonémique ou élargi sert d’indice pour accéder au nom de la lettre, l’apprentissage de la valeur phonémique facilite le développement de cette connaissance sur le nom. Cette facilitation sound-to-name peut néanmoins découler d’une connaissance partielle et antérieure du nom des lettres. Avant l’expérimentation, les enfants étaient sans doute familiers du nom des lettres sans pour cela pouvoir les associer à une graphie comme l’exigeait la tâche. La connaissance du nom des lettres dont disposaient les enfants peut également avoir interférer avec l’entraînement de telle sorte que se produisent des substitutions dans le nom des lettres ou des désignations erronées de lettres, à l’origine des scores moindres enregistrés ; le niveau de connaissance de la valeur phonémique initial trop peu élevé ne provoque pas de tel phénomène. Apprendre la valeur phonémique que ces graphies représentent peut les avoir aider à connecter ces formes aux noms des lettres dans la mesure où les noms commencent par les phonèmes correspondants.

En résumé, les enfants abordent l’apprentissage de la valeur phonémique des lettres avec une connaissance du nom des lettres et des habiletés phonologiques de segmentation. C’est grâce à certaines compétences phonologiques dont ils doivent posséder un niveau minimal, qu’ils peuvent tirer profit des indices proposés par la plupart des noms des lettres contenant le "son" qu’elles symbolisent. Deux habiletés précoces semblent aider les enfants à dériver le phonème du nom des lettres : une sensibilité à la structure phonologique du nom de la lettre et une sensibilité phonémique à l’attaque de la syllabe (à l’œuvre pour les noms respectant le principe acrophonique) mise en évidence dans la plupart des études. Les enfants peuvent alors établir une certaine cohérence dans les relations lettre-son à partir de ce qu’ils connaissent du nom des lettres et du phonème que ces noms contiennent. Ainsi maîtrise du nom des lettres et conscience phonémique ne constituent pas des bases isolées de la litéracie mais semblent, au contraire, intimement liées et c’est cette combinaison qui permet l’acquisition du principe alphabétique.

Notes
6.

Principe selon lequel un signe correspond à la 1ère syllabe d’un mot voire à la 1ère lettre. Ainsi au nom complet d’un objet, peut se substituer sa première lettre.