IV - Connaissance des lettres et conscience phonémique

Plusieurs travaux sur la litéracie émergente ont montré que le niveau de connaissance du nom des lettres et le degré de sensibilité phonémique sont étroitement inter reliés durant la période préscolaire, soulignant ainsi un développement parallèle de ces deux habiletés (Evans, Shaw, & Bell, 2000 ; Sénéchal & Lefevre, 2002). Les recherches longitudinales sur ce thème précisent la nature des relations, décrivent des liens prédictifs entre ces deux habiletés et concluent généralement que la connaissance précoce des lettres contribue au développement de la sensibilité phonémique ultérieure. La plupart des études contrôle les habiletés en langage oral -facteurs potentiels du développement de la sensibilité phonémique- afin d’isoler et de mieux appréhender la contribution unique de la connaissance du nom de la lettre dans ce développement. Burgess et Lonigan (1998) observent que la connaissance du nom des lettres mesurée auprès d’enfants de cinq ans explique un an plus tard, les scores obtenus dans des tâches de suppression de phonème, d’isolation de phonème et d’allitération, après contrôle des effets de l’âge et du langage oral mais qu’elle ne contribue pas à la sensibilité aux rimes. McBride-Chang (1999) montre que la connaissance du nom de la lettre évaluée en début de GS explique à elle seule les résultats ultérieurs enregistrés dans des tâches d’élision et d’isolation de phonèmes.

La connaissance du nom de la lettre serait un prédicteur indépendant du développement ultérieur des capacités d’analyse et de synthèse phonémiques, effet persistant au-delà des premières années de scolarisation. Telles sont les conclusions posées par Wagner, Torgesen, Rashotte, Hecht, Barker, Burgess, Donahue, & Garon (1997), dans leur étude longitudinale menée auprès d’enfants de la GS au CM1, après contrôle de la connaissance de la valeur phonémique des lettres, du langage oral et du niveau de sensibilité phonémique antérieur.

Des observations similaires sont réalisées auprès de plus jeunes enfants. Badian (1995) montre que la connaissance du nom de la lettre (mesurée auprès d’enfants de quatre à cinq ans), s’impose comme le prédicteur le plus puissant de la sensibilité phonémique manifestée en CP, l’âge et le niveau d’efficience intellectuelle étant contrôlés. Johnston, Anderson et Holligan (1996) décrivent une contribution indépendante de la connaissance du nom de la lettre dans les habiletés de suppression et de segmentation phonémiques développées par des enfants d’âge préscolaire après contrôle des scores en langage oral et en sensibilité aux rimes.

Au-delà de ce poids sur le développement des habiletés phonémiques, il se pourrait que la connaissance du nom de la lettre, ou plus généralement la connaissance des lettres, soit une pré-condition à l’émergence de la sensibilité phonémique de telle sorte que seuls les enfants qui connaissent le nom de la lettre sont capables par exemple, de réussir les tâches de segmentation attaque-rime (Stahl & Murray, 1998). Les conclusions des travaux de Pennington et Lefly (2001) auprès d’enfants à risque de dyslexie vont dans ce sens : la connaissance du nom de la lettre se développe avant la sensibilité phonémique et le succès dans les tâches évaluant cette dernière dépend fortement du niveau de connaissance du nom de la lettre (Burgess, 2002 ; Johnston et al., 1996). En revanche, la réalisation de tâches qui sollicitent une sensibilité phonologique de moindre niveau (à l’œuvre au niveau de la syllabe ou de la rime) n’est pas associée à une connaissance préalable du nom des lettres confirmant ainsi l’idée qu’une telle sensibilité n’est pas soumise à l’expérience de l’alphabétisation (McLean, Bryant, & Bradley, 1987).

Selon certains auteurs, la connaissance du nom de la lettre des jeunes enfants s’inscrit dans une relation de causalité influençant le développement ultérieur de la sensibilité phonémique (Wagner, Torgesen, Rashotte, 1994). D’autres soutiennent l’idée selon laquelle, la connaissance du nom des lettres nourrit le développement de cette sensibilité des enfants prélecteurs et lecteurs débutants (Foulin, 2005). Dans un premier temps, les lettres et le nom des lettres permettraient la découverte de la structure phonémique des mots parlés. Puis l’évolution de la connaissance du nom des lettres pourrait favoriser le développement simultané et ultérieur de la sensibilité phonémique, ce qui expliquerait l’aspect prédicteur du niveau de connaissance du nom des lettres sur les performances phonémiques pendant la période préscolaire et les premières années d’école.

Si l’influence de la connaissance du nom des lettres est incontestable, les mécanismes par lesquels elle affecte le développement de la sensibilité phonémique demeurent cependant encore obscurs. Selon une première hypothèse défendue par (Torgesen & Davis, 1996), c’est l’utilisation du nom des lettres dans les activités précoces d’écriture qui en provoque le développement. Caravolas et al., (2001), supposent que cette influence du nom des lettres se réalise par l’intermédiaire de la connaissance de la valeur phonémique des lettres, étroitement liée aux habiletés phonémiques. La connaissance du nom des lettres serait impliquée en tant que précurseur de l’apprentissage du "son" des lettres (Foulin et al., 2006) et de par le fait qu’elle favorise l’attention prêtée aux valeurs sonores des lettres constitutives du mot (Johnston et al., 1996). Ainsi, selon cette seconde hypothèse, c’est de cette interrelation entre connaissance du nom des lettres, habiletés phonologiques et reconnaissance précoce de mots que dépend la sensibilité phonémique. L’attention du jeune enfant orientée sur le lien entre la lettre, son nom et le mot écrit, lors de lecture d’abécédaires par exemple, s’avère significativement plus efficace sur le développement de l’habileté à détecter l’attaque-rime qu’une focalisation portée exclusivement sur le nom des lettres (Murray, Stahl, & Ivey, 1996).

Enfin, selon une troisième hypothèse, ce serait le rôle des lettres elles-mêmes qui pourrait conférer à la connaissance de leur nom son impact sur la sensibilité phonémique. La connaissance du nom des lettres est le témoin d’une familiarité avec celles-ci, ce qui suggère que la contribution de la connaissance du nom des lettres pourrait refléter leur influence en tant que correspondants des phonèmes visibles et permanents (Foulin, 2005).

Grâce aux lettres, les enfants réalisent que les mots parlés sont composés de segments élémentaires et qu’ils peuvent manipuler ces segments. Hohn et Ehri (1983) observent ainsi de meilleures performances dans des tâches d’analyse phonémique lorsque les enfants disposent d’un référent concret -lettres manipulables- pour symboliser les phonèmes que sans aide externe. Cependant de telles expériences incluent un enseignement lettre-son (Ball & Blachman, 1991) ou encore complètent une activité de lecture (Hatcher, Hulme, & Ellis, 1994) ne permettant pas ainsi de clarifier et d’isoler le poids de la connaissance des lettres sur le développement de la sensibilité phonémique. La présence des lettres à elle seule, utilisées en tant que représentation des phonèmes semblant déclencher inévitablement l’influence du nom des lettres et/ou de leur valeur phonémique. Enfin, Defior & Tudela (1994) suggèrent que l’influence de cette connaissance ne peut se produire que dans des conditions particulières, lorsque les lettres sont isolées plutôt qu’associées au sein d’un mot.

Ces différentes études tentent d’expliquer l’impact de la connaissance du nom des lettres sur le développement de la sensibilité phonémique en émettant des hypothèses qui semblent davantage complémentaires qu’exhaustives. En fait, nous pouvons avancer que dès que l’enfant connaît le nom des lettres, toute expérience qu’il fait avec celles-ci est une rencontre à la fois avec des lettres, graphies véhiculant des phonèmes, et avec des précurseurs de leur "son", favorisant ainsi la prise de conscience progressive de l’existence des phonèmes.

Nous avons examiné à la lumière des divers travaux sur ce thème, comment la connaissance des lettres et du nom des lettres intervient dans l’apprentissage des correspondances lettre-son et promeut le développement de la sensibilité phonémique, tous deux facteurs déterminants de l’acquisition de la litéracie. C’est sans doute de par cette influence capitale que la connaissance du nom des lettres constitue un prédicteur aussi puissant de la réussite de l’entrée dans la lecture.

Il se pourrait aussi que les relations entre connaissance du nom des lettres et acquisition de la litéracie soient médiatisées par les habiletés à isoler l’attaque d’une syllabe et la sensibilité phonémique, toutes deux entretenant des relations de causalité avec l’acquisition de la lecture et de l’écriture. Par ailleurs, le fait que sensibilité phonémique et connaissance du nom des lettres interagissent et stimulent mutuellement leur développement conduit à supposer une implication indirecte de la connaissance du nom des lettres dans les relations spécifiques entre la sensibilité phonémique et l’apprentissage de la lecture.