V - Connaissances des lettres et acquisition de la litéracie

Si la connaissance précoce du nom des lettres entretient une relation forte avec la réussite ultérieure en litéracie, c’est de toute évidence parce que le nom des lettres aide l’enfant à apprendre à lire et à écrire. La connaissance du nom des lettres stimule le développement d’habiletés majeures de la litéracie notamment la connaissance de la valeur phonémique des lettres et la sensibilité phonémique, lesquelles à leur tour sous-tendent l’acquisition du principe alphabétique et des habiletés de lecture et d’écriture.

On peut supposer ainsi que le niveau de développement de cette connaissance du nom des lettres affecte le degré d’impact des habiletés engagées dans les activités de litéracie dont la réussite ultérieure est ainsi déterminée. Ecalle, Magnan et al., (in press) montrent que les enfants (âgé de 5,10 ans à 6,3 ans) disposant du niveau le plus élevé de connaissance du nom des lettres obtiennent significativement de meilleurs scores en reconnaissance de mots et lecture de pseudo-mots présentés en CP.

L’intérêt serait de comprendre non seulement comment la connaissance du nom des lettres participe au développement de nouvelles compétences auprès des enfants prélecteurs mais également d’examiner si ces compétences sont associées à différents niveaux de litéracie formelle concourants ou postérieurs et de quelle manière.

Parce que le nom des lettres est une séquence phonologique, leur implication dans l’acquisition de la litéracie est de toute logique une question de sensibilité phonologique. Ainsi que nous l’avons vu précédemment, l’influence du nom des lettres dépend du niveau atteint de cette sensibilité. Sans habiletés phonologiques suffisantes, le poids de la connaissance du nom des lettres manifestée par les très jeunes enfants ne peut être que limité. L’importance de l’association entre connaissance du nom des lettres et sensibilité phonémique est mise en évidence par sa contribution sensible dans la réussite de la lecture et de l’écriture (Muter et al., 1998 ; Tunmer, Herriman, & Nesdale, 1998). Par exemple, (Muter et al., 1998) observent que ces deux habiletés rendent compte à elles seules de 60 à 70 % de la variance des performances en lecture et en écriture d’enfants de CP. En confirmant le statut capital de ces deux habiletés en début d’acquisition de la litéracie, ces études soulignent que leur combinaison est essentielle par le fait qu’elle assure un avantage certain dans l’apprentissage de la langue écrite. Pour les lecteurs débutants, la connaissance du nom des lettres associée à des habiletés phonémiques de bon niveau apparaît aussi utile que ne l’est la combinaison "connaissance de la valeur phonémique-sensibilité phonémique" (Byrne, 1995).

Cependant, le fait que la connaissance du nom des lettres contribue également à elle seule à la réussite en lecture et en écriture, signifie que son influence au début de la litéracie formelle n’est pas totalement dépendante de la sensibilité phonémique. Ainsi que le relève Scarborough (1998), il n’est pas surprenant que les mesures portant plus directement sur les composants écrits de la lecture, telle l’identification des lettres, soient de meilleurs prédicteurs que les mesures n’impliquant pas une connaissance de l’écrit (e.g. conscience phonologique). Les évaluations du niveau de conscience phonologique qui recouvre la capacité des jeunes enfants à relier les concepts de sons aux lettres ont d’ailleurs une valeur prédictive plus puissante que les mesures de cette habileté lorsqu’elle ne porte que sur les seuls concepts de son (Blachman, 2000).

On peut néanmoins s’interroger sur la faiblesse de la contribution des compétences phonologiques dans les habiletés de lecture observée dans certaines études, compte tenu de l’importance théorique qui leur est par ailleurs incontestablement accordée. Faut-il l’attribuer à une évaluation prématurée ne permettant pas d’apprécier des différences interindividuelles ultérieures dans la sensibilité aux structures phonologiques du langage oral car trop peu exprimée en début de scolarité par tous les enfants ?

La variabilité substantielle fréquemment constatée dans le développement des habiletés phonologiques des jeunes enfants ne dépend-elle pas du degré de complexité de la tâche proposée ? Les évaluations en début de GS pourraient être aussi moins fiables que les mesures effectuées en milieu ou en fin de GS, reflétant ainsi un temps d’adaptation nécessaire à l’enfant au contexte d’apprentissage (Schatschneider et al., 2004).

D’autres aspects de la connaissance des lettres développés avant l’instruction formelle sont également impliqués à des degrés d’influence et de participation variables et leur contribution dans l’apprentissage de la lecture est depuis longtemps recherchée. L’intérêt sélectif porté sur l’un ou l’autre de ces aspects traduit une évolution de la recherche dans le domaine de la lecture. Par exemple, Smith (1928) cité par Schatschneider et al., (2004) décrit une habileté en début de CP à faire correspondre les lettres (nom-son) corrélée à .87 avec le développement ultérieur de compétences de reconnaissance de mots. Satz et Fletcher (1982) notent une forte valeur prédictive de la simple récitation des lettres de l’alphabet, connaissance toutefois intimement liée au statut socio-économique. Observant les performances obtenues dans des tâches de correspondances de lettres, Silver et Hagin (1975) concluent à l’influence décisive d’habiletés de discrimination visuelle. Jansky et de Hirsch (1972) montrent que nommer les lettres constitue le meilleur prédicteur du succès en lecture en CE1.

Qui de la connaissance du nom, de la capacité à le récupérer, à réciter l’alphabet, à reconnaître une lettre ou de la connaissance de la valeur phonémique constitue alors le meilleur prédicteur de la réussite en lecture ? Au cours des deux dernières décennies, les études de corrélation et les études longitudinales cherchent à analyser les effets spécifiques de chacune de ces habiletés. La récitation de l’alphabet observée auprès d’enfants canadiens francophones âgés de six ans (1ère année) entretient une corrélation avec le décodage de mots significative et comparable à celle des tâches d’identification et d’écriture de lettres avec la même variable (Cormier, 2006). En temps que variable de prédiction, la déclamation alphabétique ne jouerait cependant qu’un rôle secondaire par rapport à ces dernières. La reconnaissance des lettres (letter recognition) semble améliorer l’identification de mots des enfants d’âge préscolaire (Johnston et al., 1996) et renforcer la sensibilité à la structure orthographique des mots en GS (Ehri & Sweet, 1991). Sa rapidité indexée sur la vitesse à nommer les lettres parait être fortement reliée à la réussite en lecture au cours des premières d’années d’apprentissage (Wolf & Bowers, 1999). La mesure conjointe de la connaissance du nom des lettres et de la rapidité à nommer les lettres indique une contribution unique des deux habiletés dans la prédiction de la réussite en lecture (Wagner et al., 1997). Encore faut-il distinguer les effets spécifiques de la reconnaissance des lettres et de la dénomination des lettres afin de clarifier l’influence développementale de la connaissance du nom des lettres.

En effet, à partir du moment où nommer les lettres requiert leur reconnaissance, certains impacts attribués à la connaissance du nom des lettres ne pourraient-ils pas découler de la capacité à les reconnaître, laquelle pourrait constituer de ce fait l’habileté responsable de la valeur prédictive de la connaissance du nom des lettres, impliquant elle aussi d’autres habiletés ?

La connaissance de la valeur phonémique des lettres est indispensable à l’acquisition du principe alphabétique (Byrne, 1989) et sa contribution à l’apprentissage réussi de la lecture et de l’écriture est reconnue (Ehri, 1998). Cependant, la spécificité de la relation de cette connaissance avec les autres habiletés de lecture nécessite d’être éclairée.

Dans le cadre de leur étude longitudinale (quatre mesures échelonnées sur 15 mois de GS à mi CP), McBride-Chang (1999) observe d’une part, l’unique contribution à la fois de la connaissance du nom et de la valeur phonémique à la variance de scores enregistrés dans des tâches évaluant des habiletés liées à la lecture. D’autre part, les analyses de régression indiquent une contribution supérieure de la valeur phonémique (dernière mesure) dans le développement des habiletés subséquentes impliquées dans la lecture. Cette supériorité serait attribuée au fait que la connaissance de la valeur phonémique plus que la connaissance du nom des lettres engage l’accès à la structure phonologique du langage d’une manière similaire à la conscience phonologique, prédicteur critique de la lecture dans un système alphabétique. Ce qui conduit McBride-Chang à suggérer que le score à une tâche comme l’identification de phonèmes qui requiert à la fois la reconnaissance des lettres et l’isolation des "sons" pourrait constituer le prédicteur le plus puissant de la réussite initiale en lecture.

Schnatschneider et al., (2004) notent peu d’écart en terme de prédiction, entre les deux types de connaissances relatives aux lettres. Bien que consistantes en début de GS, les différences entre les deux mesures indiquant une supériorité de la connaissance du nom des lettres sur la connaissance de la valeur phonémique ne sont pas statistiquement significatives. Toutes deux apparaissent de bons prédicteurs des résultats en lecture enregistrés au cours des CP et CE1.

Levin et al., (2006) dont nous avons cité ci-dessus la première partie de l’étude, ont examiné l’effet de l’apprentissage du nom et de la valeur phonémique des lettres après chacune des deux sessions d’entraînement sur la reconnaissance de mots écrits énoncés par l’expérimentateur. Ces mots comportent en initiale soit le phonème (type C) soit le phonème élargi (type CV) des lettres dont le nom et la valeur phonémique sont initialement inconnus du sujet. Avant l’entraînement, les réponses issues du choix entre deux options ne diffèrent pas du hasard. Suite à la première phase, les auteurs relèvent de meilleures performances pour les mots de type CV (l’indice CV se situe phonologiquement entre le phonème et le nom de la lettre) que pour les mots de type C. Les prélecteurs reconnaissent ainsi plus facilement les mots comportant l’indice basé sur le nom des lettres (Levin, Patel, Margalit, & Barad, 2002). A la suite des deux sessions et quel que soit l’ordre de l’apprentissage du nom et de la valeur phonémique des lettres, les performances sont égales pour les deux types de mots : la connaissance du phonème ne semble pas constituer une aide plus efficace que celle du nom des lettres pour entrer dans l’acquisition de la lecture. Par ailleurs, encouragés à expliquer la démarche suivie dans la reconnaissance de mots, les enfants utilisent de préférence le nom des lettres alors qu’ils en connaissent la valeur phonémique. Cette attitude est sans doute à mettre en lien avec les connaissances sur le nom des lettres dont disposaient les enfants avant l’étude. Comme nous l’avons évoqué plus haut, c’est par leur nom que, dans l’environnement naturel, les lettres sont désignées et par ce nom que les enfants apprennent à les reconnaître.

Apprendre le nom des lettres plutôt que leur valeur phonémique avant l’apprentissage de la lecture a longtemps été considéré comme inutile voire néfaste (Feitelson, 1965). Puis la connaissance du nom des lettres à l’école maternelle, associée à celle de la valeur phonémique est apparue fréquemment comme un prédicteur puissant de la lecture (Adams, 1990 ; de Jong & van der Leij, 1999). Aujourd’hui, selon certains auteurs, c’est la connaissance du nom à elle seule qui, de par son développement précoce, son influence sur l’émergence d’autres habiletés fondamentales impliquées dans l’apprentissage de la lecture et son poids dans l’acquisition de la langue écrite semble contribuer à cette forte prédiction (Caravolas, Hulme, & Snowling, 2001 ; Pennington & Lefly, 2001). La connaissance du nom des lettres serait un prédicteur plus puissant de la connaissance de la valeur phonémique et de la réussite en lecture que ne l’est la conscience phonologique (Evans et al., 2006). Le statut de toute importance qui lui est ainsi conféré et que nous souhaitons particulièrement examiner dans notre étude, a guidé l’écriture de ce dernier chapitre, accordant une place privilégiée aux éléments théoriques consacrés à cette connaissance du nom des lettres.

Nous ne saurions conclure ce chapitre sans évoquer les lettres du prénom sans laquelle la revue de questions relatives aux connaissances alphabétiques serait incomplète. Quelle est la nature des connaissances que construit le jeune enfant à l’égard de son prénom ? L’interprète-t-il comme une unité lexicale indépendante dont il ne tire aucune information applicable dans le traitement d’autres formes écrites ? Est-il exploré au contraire comme un répertoire privilégié de graphies et d’unités phonologiques disponibles permettant l’accès à la compréhension du fonctionnement du principe alphabétique ?