Conclusion

La revue de questions fait essentiellement état de travaux examinant l’apprentissage de la langue anglaise et dans une moindre mesure de recherches en langues portugaise et hébraïque. Contrairement à la multiplication des études sur les connaissances alphabétiques des pré-lecteurs en milieu anglophone, l’information scientifique relative au développement de ces connaissances précoces en langue française demeure encore peu abondante. Aussi, l’objectif principal de notre travail consiste-t-il à recueillir des données nous permettant de mieux comprendre l’évolution des connaissances alphabétiques et de cerner les mécanismes selon lesquels ces connaissances développées par de jeunes français interagissent avec l’apprentissage de l’écrit. Les résultats de la présente étude devraient permettre outre la validation de nos attentes théoriques, d’observer la consistance des effets de certaines variables introduites dans les recherches anglophones et francophones. La similarité sensible entre les alphabets anglais et français notamment en ce qui concerne la structure phonologique du nom des lettres et la relation entre nom et valeur phonémique autorise une telle comparaison.

Dans le contexte théorique de la litéracie émergente, l’apprentissage de la lecture s’effectue selon un continuum que nous observons à travers les diverses manifestations des connaissances alphabétiques au cours des périodes préscolaire et scolaire. Ces connaissances précoces ont une influence sur la réussite ultérieure en lecture et écriture dont nous mesurons précisément la force. L’introduction d’une pluralité de facteurs susceptibles d’affecter l’évolution de ces connaissances associée au caractère longitudinal de notre recherche participe, selon nous, à l’originalité de ce travail.

Dans une première partie, nous nous intéressons au développement de la récitation alphabétique en lien avec celui des connaissances du nom et de leur valeur phonémique de l’ensemble des lettres, toutes deux engagées dans les associations entre phonèmes et graphèmes. Il semble que la connaissance du nom des lettres précède celle du "son" que celles-ci représentent et constitue une ressource pour accéder à la valeur phonémique correspondante. En effet, par un processus d’apprentissage implicite, les enfants peuvent acquérir les correspondances lettre-son à partir du nom de la lettre plutôt qu’ils ne mémorisent des appariements arbitraires. Selon les lettres, la structure phonologique de leur nom, leur configuration graphique, cette acquisition semble plus ou moins aisée de telle sorte qu’il parait nécessaire de les considérer comme des objets de connaissance dont les propriétés déterminent pour partie les réponses cognitives. Si on ne retrouve pas chez l’enfant qui apprend, le reflet strict des propriétés formelles des connaissances à acquérir, on peut s’attendre néanmoins à observer l’influence d’autres facteurs intrinsèques aux lettres comme l’impact de la fréquence graphonémique des lettres dans leur acquisition. Cet effet précoce confirmerait la présence d’une sensibilité à certaines régularités dont la fréquence constitue le moteur de l’apprentissage implicite. Nous remarquons la quasi absence de considération de cette variable et la rare prise en compte de l’influence du répertoire d’écriture dans les recherches relatives au développement des connaissances alphabétiques, lesquelles nous semblent constituer une limite aux conclusions avancées.

Avant l’apprentissage formel de la lecture, on observe de fortes variations interindividuelles de connaissances des lettres chez des enfants entrant au CP (Bastien-Toniazzo, 1992 ; Bastien-Toniazzo & Jullien, 2001 ; Treiman, Tincoff et al., 1998), qui suggèrent la nécessité de considérer le rôle du contexte éducatif. Il est fort probable que les contacts réguliers avec l’écrit, sans pour autant assurer la découverte du principe alphabétique, permettent au jeune enfant d’extraire certaines propriétés visuelles, phonologiques et orthographiques de l’écrit nécessaires à l’apprentissage ultérieur de la lecture (Ecalle & Magnan, 2002).

Plus encore que l’impact de l’exposition à l’écrit, l’intervention précoce de facteurs conatifs tel l’intérêt pour la lecture est susceptible de déterminer le degré de développement des connaissances des lettres et des habiletés intervenant dans l’apprentissage de la langue écrite. L’enfant qui précocement observe l’écrit avec intérêt pourrait manifester un niveau de motivation se traduisant par des connaissances et des habiletés davantage développées que chez l’enfant pour qui la lecture ne constitue pas une source d’attrait.

Nous avons évoqué le statut particulier des lettres de l’alphabet conféré par leur force prédictrice dans l’acquisition de la lecture et de l’écriture mise en évidence par les travaux anglophones. L’examen du poids de chacune des connaissances alphabétiques sur la réussite ultérieure en reconnaissance et en production de mots en fin de CP puis plus tardivement en début de CE2, devrait nous permettre d’identifier laquelle de ces connaissances interagit durablement avec l’acquisition de la langue écrite.

Dans la seconde partie de ce travail, nous cherchons à mettre en évidence le rôle actif du nom des lettres dans l’apprentissage initial de l’orthographe et de l’identification de mots écrits. Diverses études démontrent que les jeunes prélecteurs sont capables d’utiliser des indices alphabétiques pour relier l’orthographe d’un mot à sa prononciation, manifestant ainsi les prémices d’une compréhension du fonctionnement de l’écrit et du principe alphabétique.

Si la connaissance du nom des lettres permet d’orthographier des items dont la forme orale comporte le nom de la lettre comme le souligne le recours aux stratégies lettre-nom, ou de les identifier, qu’en est-il du traitement d’items n’intégrant que le phonème ?

Face à la divergence des résultats relevés notamment dans les travaux en langue anglaise et portugaise (Treiman, Kessler et al., 2001 ; Cardoso-Martins et al., 2002 ; Roberts, 2003) sur la capacité des prélecteurs à mobiliser leur sensibilité aux "sons" des lettres, nous examinons si les jeunes enfants scolarisés en moyenne section à qui nous avons enseigné le nom de quelques lettres sont capables d’en induire la valeur phonémique. La réussite aux tâches de production et d’identification de pseudo-mots écrits proposées implique une sensibilité à l’identité phonémique entre le nom des consonnes dans les pseudo-mots écrits et la valeur phonémique dans les pseudo-mots prononcés. Cette sensibilité phonémique est généralement très limitée chez les prélecteurs de quatre-cinq ans comme nous avons pu le tester avant la passation des épreuves.

Si les jeunes enfants sont capables d’un niveau d’abstraction et d’élaboration tel qu’ils peuvent produire des orthographes cohérentes avec la valeur phonémique correspondante ou choisir parmi deux items lus celui qui la comporte, nous pourrons alors affirmer le rôle essentiel de la connaissance préscolaire du nom des lettres dans les associations oral-écrit. Plus généralement, nous pourrons avancer à travers ces effets précoces, que la connaissance du nom des lettres parce qu’elle favorise l’apprentissage de la valeur phonémique et le développement de la sensibilité phonémique, constituent le pivot central de l’acquisition du principe alphabétique. Pilier de la litéracie émergente, la connaissance du nom des lettres participerait ainsi fondamentalement au cheminement vers la litéracie.