Discussion

L’un de nos objectifs consistait à observer l’influence de la connaissance du nom des lettres sur la production et l’identification de pseudo-mots. Afin d’examiner la nature de l’information phonologique que permet de traiter cette connaissance, les sujets répartis en deux groupes (Connaisseurs vs non Connaisseurs du nom de la lettre) ont été confrontés à deux tâches d’écriture et de lecture d’items comportant le nom ou le phonème de lettres-cibles.

Les jeunes enfants de cette étude qui ont appris le nom des lettres réussissent davantage dans les tâches d’écriture et de lecture de pseudo-mots que leurs pairs qui ne disposent pas d’une telle connaissance. Les enfants du groupe non Connaisseurs n’atteignent pas un niveau de réussite significatif en lecture et obtiennent des résultats particulièrement faibles en écriture dans chacune des conditions.

Ces résultats nous permettent d’avancer que la connaissance du nom des lettres participe au développement initial de l’orthographe et de l’identification de mots écrits. D’une part, les enfants Connaisseurs montrent leur compréhension que les connections entre l’oral et l’écrit s’effectuent sur la base des lettres (les enfants ne manifestent aucune hésitation à tracer la graphie des lettres alors qu’ils n’ont auparavant ni appris à écrire sous dictée ni reçu d’autre consigne que celle d’écrire le nom du personnage). D’autre part, le répertoire de lettres connues qu’ils ont pu constituer leur permet d’y sélectionner la lettre correspondant le mieux à la séquence orale qu’ils perçoivent et identifient dans le mot prononcé. Cette facilitation liée à la connaissance du nom des lettres s’exprime plus particulièrement dans la tâche de lecture comme nous le constatons auprès du groupe d’enfants Connaisseurs après comparaison des scores enregistrés dans les deux tâches.

Conformément à nos attentes, le bénéfice de la connaissance du nom des lettres se traduit par un taux de réussite supérieur dans le traitement des items comportant le nom de la lettre. Grâce à leurs habiletés phonologiques, les enfants Connaisseurs exploitent l’information que constitue le nom de la lettre présent dans la prononciation des items, indice phonologique plus accessible que ne l’est le phonème.

Si l’effet de facilitation distingue les deux types d’unités dans la tâche d’écriture, les scores obtenus dans la tâche de lecture ne diffèrent pas significativement selon que l’item comporte le nom ou le phonème de la lettre-cible. L’interprétation de ces résultats s’inscrit sans doute dans un contexte explicatif plus large selon lequel les deux types de traitement, lire et écrire, bien qu’en relation étroite, reposent sur des procédures différentes. Orthographier un mot nécessite la reproduction d’une séquence rappelée impliquant une identification précise de chacune des lettres successives, exercice vraisemblablement et cognitivement plus coûteux que sa reconnaissance (Gombert, Bryant, & Warrick, 1997). Par ailleurs, Worden & Boettcher (1990) ont montré qu’il est plus facile pour de jeunes enfants d’identifier le nom d’une lettre que d’en produire la graphie.

Les performances relevées dans le traitement des items incluant le phonème en lecture et à un degré moindre en écriture, suggèrent que la connaissance du nom des lettres d’une part, favorise l’accès à la connaissance implicite de la valeur phonémique qu’il comporte et d’autre part, permet d’exploiter le "son" des lettres dans les mots prononcés.

Avant l’expérimentation, les enfants ne connaissaient pas explicitement la valeur phonémique des lettres retenues. Après l’apprentissage du nom des lettres, ils se révèlent  capables d’isoler le phonème initial d’une forme orale correspondant au nom de la lettre apprise et d’en produire ou d’en identifier la graphie. Ce n’est donc pas sur la base d’une connaissance antérieure de la valeur phonémique que les enfants ont ainsi procédé pour réussir l’épreuve. Une telle manipulation d’unités aussi abstraites suggère la nécessaire mise en œuvre de capacités de segmentation phonémique de la parole. Ce sont ces mêmes capacités qui ont été sollicitées avant l’expérimentation pour évaluer la connaissance de la valeur phonémique des lettres-cibles 41 . Or, aucun des enfants n’a pu produire une réponse correcte. L’hypothèse qui peut être avancée est que la connaissance du nom de la lettre a favorisé l’émergence d’une sensibilité phonémique et que toutes deux combinées, ces habiletés ont permis à certains enfants de relier lettres et phonèmes présents dans les pseudo-mots. Le rapprochement et la comparaison des performances obtenues aux items comportant le phonème en lecture (67 % de réponses correctes) et en écriture (16 %) et des résultats enregistrés aux épreuves phonologiques, tâche extraction de phonèmes (5.3 %) pourrait constituer un argument en faveur de la plausibilité de cette hypothèse. En effet, la tâche phonologique sollicite un traitement au niveau des phonèmes de lettres autres que les lettres-cibles (cf. annexe 22). Le nom des lettres correspondant n’a donc pas été appris explicitement et cette non-connaissance semble priver l’enfant d’une ressource dont il aurait pu tirer parti pour réussir à extraire le phonème commun comme en témoigne la faiblesse des scores à cette tâche.

La nature des tâches proposées a sans doute participé à cette émergence d’une sensibilité phonémique en orientant l’attention de l’enfant sur le lien entre lettre, nom de la lettre et mot prononcé. Il se pourrait ainsi que cette sensibilité puisse découler d’une interrelation entre connaissance du nom des lettres, activités de lecture et d’écriture précoces et habiletés phonologiques dont disposaient initialement les enfants ; ces dernières favorisant la manipulation du nom des lettres.

Par ailleurs, les performances obtenues en écriture, par les enfants non Connaisseurs qui ont pu produire la graphie correcte de la lettre-cible ne diffèrent pas significativement selon le type d’unités et le type de lettres présentes dans l’item. L’observation précise de la production graphique de la lettre-cible pour les items comportant le phonème semble indiquer un effet de familiarité des lettres du prénom. Les tracés de lettre relevés auprès des cinq enfants ayant réussi à cette tâche, correspondent à l’initiale de leur prénom ou à celle de leur patronyme (cf. annexe 20, protocole renseigné par Thomas). A cet égard, nous notons dans les productions écrites des enfants Connaisseurs, une surreprésentation des lettres du prénom. Ainsi, Valentin(cf. annexe 19) trace le plus souvent l’unité attendue et poursuit l’écriture de l’item prononcé qu’il perçoit incomplet, avec des lettres qui lui sont familières.

Nous avons examiné l’influence des propriétés phonologiques du nom des lettres sur les capacités à associer la prononciation et l’orthographe des pseudo-mots. Les enfants Connaisseurs obtiennent de meilleures performances lorsqu’il s’agit de produire la graphie d’une lettre dont le nom inclus dans le mot prononcé, est de structure VC. Ces résultats conformes à nos attentes sont cohérents avec les travaux de Treiman (1994) sur les stratégies lettre-nom. L’auteure relève une référence au nom des lettres plus fréquente pour orthographier des séquences de lettres dont le nom est de type VC (notamment pour les structures voyelle-liquide cohésives comme l) que pour les lettres de type CV.

En revanche, l’effet de position du phonème dans le nom de la lettre, tel qu’il est décrit dans l’apprentissage de la valeur phonémique des lettres (Ecalle, 2004 ; McBride-Chang, 1999 ; Treiman, Tincoff, Rodriguez, Mouzaki, & Francis, 1998 ; Treiman & Kessler, 2003) ne se reproduit pas dans l’écriture d’items comportant le phonème. L’accessibilité au phonème conférée par sa position en attaque de la syllabe que constitue le nom de la lettre ainsi que la plus grande fréquence des lettres de type CV ne donnent pas lieu à des scores supérieurs dans l’écriture d’items comportant ce type de consonnes.

Des résultats analogues s’observent dans la tâche d’identification de pseudo-mots ; résultats également discordants avec l’effet linguistique attendu. Les enfants ne manifestent pas de sensibilité particulière au phonème initial dans le traitement des items comportant la valeur phonémique des lettres-cibles ; les phonèmes des consonnes de type CV et de type VC semblent aussi faciles à identifier. Comme nous l’avions supposé, la position du phonème dans le nom de la lettre n’a aucune incidence sur l’identification des pseudo-mots comportant le nom de la lettre.

Plus globalement, l’analyse conduite sur les scores en lecture n’a révélé d’effet ni du type d’item, ni de la structure du nom de la lettre. Cependant, la configuration des performances varie d’une condition à l’autre comme le suggère la présence d’une interaction entre les deux facteurs : lorsque la lettre est de type CV, il est plus facile d’identifier un mot lorsqu’il comporte le nom de la lettre plutôt que le phonème correspondant.

Après examen du niveau d’habiletés phonologiques des deux groupes d’enfants, l’hypothèse avancée se trouve corroborée par le recueil de performances globalement supérieures auprès des enfants qui ont appris le nom des lettres. L’avantage se révèle particulièrement marqué dans la tâche sollicitant un traitement métaphonologique de la syllabe où l’écart entre les scores obtenus par les deux groupes est significatif.

L’épreuve de catégorisation phonologique impliquant un traitement épiphonologique où sont enregistrés les scores les plus élevés ne différencie pas les deux groupes ; les enfants qui connaissent le nom de la lettre ne sont pas plus performants dans ce type de traitement que les enfants non Connaisseurs. De même, la tâche de traitement métaphologique au niveau du phonème ne discrimine pas les deux groupes ; les enfants du groupe Connaisseurs ne pouvant s’appuyer sur leur connaissance du nom des lettres (les phonèmes correspondent à des lettres dont le nom n’a pas fait l’objet d’un apprentissage explicite) n’obtiennent pas de scores significativement plus élevés que leurs pairs du groupe non Connaisseurs.

Nous avons examiné l’intervention des habiletés phonologiques sur les compétences de production et d’identification de pseudo-mots. Les liaisons significatives entre les scores respectifs ne s’observent qu’auprès des enfants Connaisseurs.

Les coefficients de corrélation indiquent que le niveau de sensibilité phonologique joue un rôle important dans le traitement des items comportant le phonème des lettres-cibles et uniquement dans le traitement de ce type d’items. En effet, aucune corrélation significative ne lie le niveau d’habiletés phonologiques et les scores en lecture et écriture des pseudo-mots comportant le nom des lettres-cibles. Dans la tâche d’écriture, les coefficients les plus élevés sont notés entre les habiletés de traitement métaphonologique (portant sur la syllabe et le phonème) et les items incluant le phonème des lettres de type VC (r = .54 et r = .48). Dans l’épreuve de lecture, ce sont les habiletés épiphonologiques (portant sur la syllabe) et les items comportant le phonème du même type de lettres qui entretiennent la plus forte relation (r = .49).

Notes
41.

Pour rappel, la connaissance de la valeur phonémique est évaluée dans une tâche dans laquelle l’enfant doit montrer parmi les 10 lettres de l’alphabet, celle qui correspond au bruit, au son que l’on entend au début d’un mot.