Discussion générale

L’objectif de notre première étude, longitudinale, consistait tout d’abord à faire un état de la base de connaissances tant visuelles que phonologiques sur les lettres de jeunes enfants avant l’enseignement formel de l’écrit et d’en suivre leur développement de la grande section au cours préparatoire. L’étude d’un certain nombre de facteurs intrinsèques aux lettres nous a permis de mieux cerner l’évolution de ces connaissances alphabétiques. L’introduction d’autres variables tels la richesse des expériences précoces avec l’écrit ou encore l’intérêt porté par l’enfant aux activités autour du livre a participé également à une meilleure compréhension de cette évolution. L’intervention de ces deux dernières dimensions, contextuelle et conative, sur le développement d’autres habiletés et compétences impliquées dans la litéracie et sur les performances dans des épreuves de lecture et d’écriture a par ailleurs été recherchée. Globalement, les résulats ont révélé une tendance : sans toujours se révéler significative, l’influence des deux variables s’est avérée néanmoins présente dans la plupart des épreuves.

Il s’agissait ensuite d’examiner les liens réciproques entretenus par les connaissances alphabétiques au cours de leur développement. Nous nous sommes plus particulièrement intéressée aux relations entre connaissance du nom et connaissance de la valeur phonémique des lettres, toutes deux engagées dans les correspondances graphèmes-phonèmes : la connaissance du nom des lettres est apparue comme précurseur de la connaissance de leur valeur phonémique. Nous avons examiné le statut de ces connaissances conféré par leur force prédictrice dans l’acquisition de la litéracie telle qu’elle est décrite notamment dans la recherche anglophone. Des analyses de régression ont mis en évidence le rôle critique de la connaissance préscolaire du nom des lettres sur la réussite ultérieure en production écrite et en identification de mots.

Le second volet de la partie expérimentale, étude transversale, était consacré à l’influence de la connaissance préscolaire du nom des lettres dans les associations oral-écrit et plus précisément au rôle actif de cette connaissance dans l’apprentissage initial de l’orthographe et de l’identification de pseudo-mots. Les données recueillies associées à certaines observations issues de l’étude longitudinale démontrent le rôle actif de la connaissance du nom de la lettre dans l’acquisition de la litéracie.

Le suivi des enfants de la grande section au cours préparatoire a montré outre une progression des connaissances alphabétiques précoces, un décalage entre le niveau de la connaissance du nom des lettres et celui de la connaissance de leur valeur phonémique ainsi qu’une influence variable des facteurs introduits sur leur développement. Les données ont également mis en relief la présence de liens au cours du développement respectif de la récitation alphabétique et des connaissances relatives au nom et à la valeur phonémique des lettres. Ainsi, l’étude des corrélations entre les différentes connaissances alphabétiques a révélé des liaisons significatives entre maîtrise de la comptine alphabétique et connaissance du nom des lettres lesquelles suggèrent que la récitation de l’alphabet ne semble pas se réduire à une séquence de mots acquise par routine dans le cadre d’activité langagière particulière. Les enfants qui en connaissent tout ou partie manifestent également des connaissances sur les lettres rappelées dans un autre contexte. Ils se montrent capables de réinvestir une connaissance dans une tâche dont la réalisation nécessite de la mobiliser sans le respect de l’ordre de l’alphabet.

Le décalage relevé entre les performances enregistrées dans les tâches relatives à la connaissance de la valeur phonémique des lettres et à la connaissance du nom des lettres, en faveur de cette dernière, confirme les résultats obtenus dans les recherches anglophones (e.g. Evans, Bell, Shaw, Moretti & Page, 2006). La connaissance du nom des lettres se développe antérieurement à celle de la valeur phonémique des lettres et le décalage entre les deux types de connaissances s’avère consistant en maternelle (McBride-Chang, 1999) comme en CP (Treiman & Broderick, 1998).  L’influence de deux facteurs -cognitif et sociétal- décrits par Levin, Shatil-Carmon, & Asif-Rave (2006) pour expliciter ce phénomène, observée par ailleurs dans d’autres langues (e.g. portugaise, hébraïque) sont ici à invoquer et confortent nos propres explications avancées précédemment : association plus aisée à réaliser pour l’enfant, d’une graphie à une unité orale syllabique plutôt qu’à un seul phonème ou encore fréquence plus élevée dans l’entourage, de l’utilisation du nom de la lettre que le recours à sa valeur phonémique pour la désigner.

Nous avons évoqué également la nature de la tâche intervenant sans aucun doute sur la faiblesse constatée des scores relatifs à la connaissance de la valeur phonémique des lettres. Celle - ci a été mesurée à l’aide d’une tâche d’identité de phonème initial, exercice d’autant plus difficile qu’elle suppose pour réussir, un niveau de conscience phonémique se développant généralement sous l’influence de l’enseignement formel de la lecture.

Nous constatons néanmoins, avant l’entrée dans l’apprentissage de la lecture, des habiletés phonologiques de haut niveau et des connaissances sur la valeur phonémique des lettres que nous pensons acquises implicitement. La catégorisation par lettre, des réponses enregistrées dans les tâches portant sur le nom et la valeur phonémique en début de CP (cf.  tableau 1.12, p.143) suggère que globalement la valeur phonémique d’une lettre est d’autant plus connue que la connaissance du nom correspondant est acquise. Ce constat conforme aux conclusions de Roberts (2003), et plus récemment de celles d’Evans et al., (2006) ou encore de Foulin et Pacton (2006) va dans le sens des résultats observés dans l’étude transversale de nos travaux. Les performances recueillies dans les épreuves d’identification et de production de pseudo-mots témoignent de la capacité d’enfants d’âge préscolaire à extraire le phonème d’un item prononcé, sur la base de leur connaissance du nom de la lettre le symbolisant. Avant l’apprentissage systématique du nom d’un échantillon de consonnes, ces jeunes enfants de moyenne section avaient échoué dans l’identification du phonème correspondant.

Afin d’approfondir les relations entretenues par les deux types de connaissances, nous avons cherché à examiner, dans une perspective développementale, l’influence réciproque et respective de chacune d’entre elles. Les séries d’analyses de régression nous ont permis de préciser en terme de prédictions, la force des liens entre ces connaissances mesurées aux trois temps de notre étude. Les résultats obtenus ont mis en évidence l’influence significative de la connaissance du nom des lettres sur les trajectoires développementales des deux types de connaissances.

La connaissance précoce du nom des lettres s’avère prédire les connaissances subséquentes du nom et de la valeur phonémique. La connaissance de la valeur phonémique des lettres, quant à elle, n’apparaît pas comme prédicteur de la connaissance du nom des lettres et n’a de poids que sur son propre développement, effet cependant limité entre les deux dernières sessions. Le fait que la connaissance du nom et celle de la valeur phonémique des lettres à un degré moindre, prédisent toutes deux la connaissance ultérieure de la valeur phonémique nous semble constituer ici encore un argument en faveur du rôle de soutien joué par la connaissance du nom des lettres dans l’acquisition de leur valeur phonémique. Ces conclusions sont à rapprocher des observations de McBride-Chang (1999) issues d’une étude longitudinale dans laquelle à quatre reprises, le nom des lettres s’avère contribuer à l’apprentissage de leur valeur phonémique sans que la réciproque ne se vérifie. Ce phénomène pourrait cependant ne concerner que certaines langues alphabétiques. Par exemple, les caractéristiques linguistiques de l’alphabet et de l’orthographe hébraïques (e.g. complexité et taille du nom des lettres de structure CVC ou CVCVC) limitent la généralisation de ce phénomène : l’apprentissage de la valeur phonémique favorise l’apprentissage du nom correspondant et non l’inverse (Levin et al., 2006).

Les analyses destinées à examiner l’influence des facteurs visuels et psycholinguistiques introduits sur le développement des connaissances du nom et de la valeur phonémique des lettres, ont dégagé des effets principaux significatifs de chacun d’entre eux. Tout d’abord, les résultats obtenus ont montré un avantage récurrent au profit du répertoire capitales d’imprimerie dans les deux tâches. En maternelle 42 , la pratique soutenue de ces lettres au tracé élémentaire, leur discrimination plus aisée et leur présence prédominante dans l’environnement de l’écrit semble contribuer à cette supériorité.

La similarité des lettres dans les deux répertoires, influente au cours des trois sessions, s’est avérée plus discriminante en début de CP. Sous l’effet de l’expérience renforcée avec l’écrit et donc de l’écriture scripte, nous pouvons penser que l’attention de l’enfant, alertée par des graphies proches ou identiques à celles des lettres qu’il a déjà rencontrées dans le répertoire capitales d’imprimerie, en favorise la mémorisation. L’impact de cette similarité des graphies pourrait se rapprocher de celui des régularités que présente notre langue dont on sait qu’elles constituent le moteur de l’apprentissage implicite. L’affichage d’alphabets en classe, généralisé en CP, présentant les lettres dans leurs différents répertoires contribue sans doute par imprégnation à accentuer ce phénomène. Les lettres de fréquence graphonémique élevée ont recueilli également les meilleures performances. Sous l’influence des rencontres répétées avec ce type de lettres, les enfants semblent développer une sensibilité se traduisant par des connaissances plus marquées tant du nom que de la valeur phonémique des lettres fréquentes. En début de GS, cependant, les lettres quelle que soit leur fréquence, ne se distinguaient pas dans la tâche relative à leur valeur phonémique. La connaissance de la valeur phonémique d’une lettre semble favorisée par la conjonction de plusieurs variables -proximité graphique et fréquence graphonémique élevée- dont l’effet s’accroît au contact de l’écrit.

Si nous avons pu établir un effet de facilitation dans l’apprentissage de la valeur phonémique des lettres lié à la présence du phonème dans le nom de la lettre, nous n’avons pas observé d’effet de sa position dans le nom de la lettre conforme à nos hypothèses et aux conclusions des travaux anglophones (Treiman, Tincoff et al., 1998 ; McBride-Chang 1999 ; Evans et al., 2006 ; Treiman & Kessler, 2003) et d’une étude en langue française (Ecalle, 2004). Le nom de la majorité des lettres constitue à la fois une ressource et un réel atout stratégique et conceptuel (Foulin, 2007) qui permet à l’enfant d’établir une certaine cohérence dans la mémorisation d’un code arbitraire (e.g. extraire /p/ de /pe/). Share (2004) a bien démontré qu’apprendre le nom d’une lettre associée à sa graphie plutôt qu’apprendre un label arbitraire associé à une forme de lettre facilite l’apprentissage des correspondances lettres-sons. Le nom des lettres offre ainsi l’opportunité de découvrir implicitement les correspondances graphèmes-phonèmes (e.g. Windfuhr & Snowling, 2001). Mais le nom des consonnes respectant le principe acrophonique, de structure phonologique consonne-voyelle CV (e.g. /b/ en attaque de la syllabe /be/) n’a pas semblé favoriser l’accès à la valeur phonémique correspondante. Nous avons observé, au contraire, un avantage en faveur des consonnes de structure voyelle-consonne VC (eg. /m/ en coda de la syllabe/εm/). De même, l’effet de facilitation lié au type de nom CV ne s’est pas révélé dans le cadre de l’étude transversale auprès des enfants de moyenne section lesquels n’ont pas manifesté plus d’aisance à traiter les consonnes de type CV que les consonnes de type VC. L’accessibilité du phonème conférée par sa position initiale dans le nom de la lettre telle qu’elle est décrite en langue anglaise, ne s’est ni produit ni traduit par des performances supérieures dans l’écriture et l’identification d’items comportant une consonne de type CV.

Ces observations renforcées par les conclusions de travaux récents en français (Ecalle, Magnan, & Biot-Chevrier, in press ; Foulin & Pacton, 2006) comme en hébreu (Share, 2004) et les données recueillies dans l’étude longitudinale présentée dans cette thèse, pourraient remettre en cause l’explication psycholinguistique avancée par les auteurs anglophones sur l’effet facilitateur de la structure CV du nom de la lettre.

De plus, le fait qu’auprès de jeunes français, les travaux d’Ecalle (2004) reproduisent l’effet décrit dans les études menées en anglais, il semble difficile d’évoquer une différence de langue susceptible d’expliquer ce phénomène. L’influence de facteurs non linguistiques et psycholinguistiques est sans doute à rechercher afin de mieux appréhender cet effet discordant confirmé par notre travail.

Par ailleurs, un second élément de divergence réside dans la démonstration développée par Treiman, Tincoff et al., (1998). Ces derniers observent une influence significative des caractéristiques phonologiques du nom de la lettre uniquement dans les épreuves d’identification du phonème des lettres, (les épreuves de dénomination de lettres recueillant des performances similaires pour les lettres de type CV et VC), ce qui, selon les auteurs, constitue un argument supplémentaire en faveur de l’impact de la connaissance du nom de la lettre sur l’acquisition de la valeur phonémique correspondante. Nos résultats ne vont pas dans ce sens et notre hypothèse sur le statut de la connaissance du nom de la lettre dans l’acquisition des correspondances graphèmes-phonèmes ne peut s’appuyer sur une telle logique : l’effet de la structure phonologique en faveur des consonnes de type VC s’est répété au cours des trois sessions dans la tâche relative au nom de la lettre, et s’est limité au début de CP, dans la tâche portant sur la valeur phonémique de la lettre.

L’introduction des facteurs et le nécessaire contrôle de certaines variables a inévitablement écarté certaines lettres de l’étude, aussi avons-nous procédé à une analyse descriptive de l’ensemble des lettres de l’alphabet. Le tableau (1.11, p. 142) réalisé à partir des résultats par items recueillis au cours des trois sessions et rangés en fonction des performances réalisées, a permis d’identifier globalement les lettres des plus ou moins connues. D’une session à l’autre, l’ordre établi selon le taux de réussite ne varie que très peu suggérant ainsi que, globalement, les connaissances précoces pourraient déterminer les connaissances ultérieures. Le recensement des associations entre nom et valeur phonémique de la lettre à partir des scores recueillis en début de CP a permis de préciser les relations graphèmes-phonèmes les mieux établies.

Il semblerait que ce soit la combinaison de plusieurs facteurs et les caractéristiques intrinsèques de certaines lettres qui interviennent dans la connaissance de leur nom et de leur valeur phonémique ainsi que dans l’apprentissage des correspondances graphèmes-phonèmes. Nous avons recensé les lettres pour lesquelles ces correspondances paraissent les plus faciles à établir et a contrario celles qui suscitent des difficultés dans leur acquisition. La transparence des relations entre nom et valeur phonémique des voyelles simples leur confère le statut privilégié classiquement observé. La graphie de s ou encore zfréquemment rencontrée dans les livres pour enfants notamment pour symboliser des bruits familiers, la facilitation de leur tracé et leur similarité dans les deux formats peuvent être évoquées comme explication à la supériorité notée de ces consonnes. En revanche, une relation plus opaque entre nom et valeur phonémique des lettres, une symétrie de leur tracé se prêtant à des confusions visuelles ou encore une proximité phonologique semblent complexifier l’apprentissage des correspondances graphèmes-phonémes comme en témoigne la faiblesse des scores enregistrés pour certaines lettres.

L’introduction d’une variable conative dans le système de classification proposé par Whitehurst et Lonigan (1998), lequel décrit les composants de la litéracie émergente ainsi que l’interaction mise en évidence entre facteurs motivationnels et cognitifs avant l’enseignement formel de la lecture (e.g. Salonen, Lepola, & Niemi, 1998) nous laissaient supposer une contribution de l’intérêt précoce pour la lecture dans le développement des connaissances alphabétiques et autres connaissances et habiletés impliquées dans l’apprentissage de la langue écrite. Nos résultats ont indiqué globalement, une influence significative de la dimension conative sur le développement des connaissances du nom et de la valeur phonémique des lettres. A cet égard, nous pouvons penser que l’intérêt tel que nous l’avons mesuré, suscite le désir de découvrir le fonctionnement de la langue écrite et oriente l’attention de l’enfant sur les éléments constitutifs du principe alphabétique. Nous pensions retrouver l’effet de cette composante volutionnelle, susceptible d’influencer les processus cognitifs et les comportements de lecture, dans les autres épreuves proposées et notamment en lecture. Les enfants les plus intéressés par les activités autour du livre n’ont ni montré de compétences phonologiques ou orthographiques (production de mots) particulières ni de sensibilité plus aiguë aux régularités orthographiques que leurs pairs. Ces observations sont cependant cohérentes avec la littérature sur ce thème qui décrit une contribution variable au développement de ces habiletés. Certaines de ces études longitudinales qui ont exploré l’influence causale des tendances motivationnelles précoces relèvent, par exemple, un effet sur le degré de connaissances des lettres de l’alphabet mais n’observent pas de relation avec le niveau de conscience phonologique (Fritjers, Barron, & et al., 2000) tandis que d’autres ne mentionnent qu’une participation faible dans le développement de ces deux domaines de compétence (Whitehurst, 1996). Concernant les performances ultérieures en lecture, les auteurs s’accordent en revanche, sur l’impact de cette dimension conative (Baker, Dreher, & Guthrie, 2000 ; Hagtvet, 2000). Si dans notre étude, les performances en identification de mots se sont révélées supérieures auprès des enfants les plus intéressés pour les activités autour du livre, elles n’ont jamais atteint le seuil de significativité. Les résultats issus des analyses de régression (chapitre 4) n’ont pas montré de contribution de cette dimension conative à l’explication de la variance des scores en lecture et écriture. L’intérêt pour les activités autour du livre mesuré précocement (avril-mai GS) s’est-il maintenu au cours de l’enseignement formel de la lecture ? Cette évaluation n’était-elle pas prématurée ? Nous avons considéré cette dimension comme un prérequis, une condition préalable à l’acte d’apprendre. L’envisager aussi comme une variable interagissant avec l’activité d’apprentissage en elle-même et prendre en compte l’existence d’une causalité réciproque entre cognition et conation comme le suggèrent Lepola, Salonen et Vauras (2000) aurait nécessité une seconde mesure en CP. L’apprentissage de lecture suppose la réalisation d’activités cognitives complexes et requière le développement de capacités (attention, mémoire,….) de savoirs (connaissances alphabétiques, orthographiques, lexicales,…) et de savoir-faire (décoder, traiter l’organisation d’une phrase pour accéder au sens,….) articulés entre-eux. La maîtrise insuffisante d’un ou de plusieurs savoirs, de leur articulation ou encore la difficulté à réinvestir dans une tâche nouvelle des savoirs pourtant assimilés sont une voie d’accès possible à l’échec, susceptible d’engendrer un déficit de tension motivationnelle tel que le décrivent Järvëla, Salonen et Lepola (2002) et d’orienter négativement les conduites.

Enfin, l’examen de la contribution de l’exposition à l’écrit a parachevé l’étude des facteurs susceptibles d’affecter l’évolution des connaissances alphabétiques. La mesure de la connaissance des écrits environnementaux a permis d’observer une participation limitée de la variable contextuelle au développement de ces connaissances. Les enfants les plus exposés connaissent moins bien le nom des lettres que leurs pairs et les performances relatives à la valeur phonémique des lettres et à la comptine alphabétique, bien que supérieures, ne se distinguent pas significativement. L’exposition répétée aux écrits environnementaux est décrite comme favorisant l’acquisition de connaissances implicites sur les caractéristiques structurales de l’écrit et plus généralement celle d’une base de connaissances impliquées dans les processus d’identification de mots (Gombert, 2003 ; Ecalle & Mercier-Béraud, 2002). Les enfants les plus exposés ont bien témoigné d’une sensibilité élaborée implicitement aux régularités orthographiques composant les mots de la langue écrite (e.g. fréquence de suites de lettres, Pacton et al., 2001)plus fine et d’un niveau de vocabulaire plus élevé sans que la différence de scores entre les deux groupes ne s’avère significative. Il en est de même pour les compétences phonologiques et les épreuves d’écriture et de lecture avec un désavantage en identification de mots, épreuve proposée en CE2. Ces enfants, en revanche, ont obtenu des performances significativement plus élevées en lecture orale et identification de mots fréquents en CP. Cet effet marginal observé en CP n’est-il pas la manifestation d’une influence de l’exposition à l’écrit familial, effet qui se dissipe sous l’effet de l’enseignement et donc d’une exposition commune à l’écrit scolaire de plus en plus soutenue ? Au CE2, c’est cette exposition scolaire qui prend le relais, effaçant ou dépassant l’effet discriminant observé au CP. Si le degré d’exposition à l’écrit familial ne joue pas le rôle attendu sur les compétences en lecture, il semblerait qu’il contribue au développement, à la précision et au stockage des représentations orthographiques des mots les plus fréquents, en début de scolarité et donc auprès des enfants les plus jeunes.

L’étude des facteurs expérientiel que constitue l’exposition à l’écrit et conatif illustré par l’intérêt pour la lecture, n’a pas abouti à la validation de l’ensemble de nos hypothèses. Nous avons néanmoins dégagé une tendance de ces variables qui, bien que le plus souvent non significative, souligne néanmoins une influence relative sur le développement de la majorité des connaissances implicites et explicites et des compétences en lecture et écriture observées dans le cadre de ce travail. Nous avons par ailleurs examiné les liaisons entretenues par ces deux dimensions ; les coefficients de corrélation obtenus indiquent que la connaissance des écrits environnementaux et l’intérêt porté aux activités de litéracie semblent constituer deux sources indépendantes d’expérience de litéracie conformément aux conclusions des travaux de Fritjers et al., (2000). La prépondérance du contexte socio-émotionnel dans lequel se déroule les interactions autour du livre sur un environnement pourtant enrichi de matériel écrit (Fritjers et al., 2000 ; Scher & Baker, 1996 ; Sonnenschein & Munsterman, 2002), dans l’influence sur le développement de l’intérêt pour la lecture est ici à évoquer : les tendances motivationnelles pour la lecture ne semblent pas directement liées à la fréquence de lecture ou à une forte exposition à l’écrit mais selon ces auteurs, plutôt déterminées par la qualité affective des expériences de litéracie.

Nous avons complété l’étude des connaissances alphabétiques et de leur évolution par la recherche de leur poids sur les performances ultérieures, en orthographe lexicale, lecture à voix haute et lecture silencieuse de mots, évaluées en fin de CP. L’épreuve d’identification de mots proposée en début de CE2, a permis de préciser et de cerner davantage la part respective de la contribution des variables indépendantes, connaissance du nom des lettres et connaissance de leur valeur phonémique, ainsi que celle des habiletés phonologiques. Après introduction des trois variables dont le poids sur les performances en identification de mots est classiquement reconnu (âge, intelligence non verbale, vocabulaire) et l’entrée du niveau d’habiletés phonologiques à choix forcé dans la série d’analyses pas à pas, la connaissance précoce du nom de la lettre s’est avérée constituer un bon prédicteur de la réussite en lecture et en écriture de mots isolés. Dans chacune des analyses de régression successives, la connaissance du nom des lettres a émergé significativement, expliquant une part de la variance supplémentaire des performances enregistrées dans toutes les épreuves. S’agissant des scores composites enregistrés dans la tâche d’orthographe lexicale, seule la part des performances phonologiques s’est cependant révélée significative. Aucune de ces analyses n’a en revanche mis en évidence une participation, en terme de prédiction, de la connaissance de la valeur phonémique des lettres dans l’explication de l’ensemble des performances recueillies en CP comme en CE2. A cet égard, la contribution de la connaissance du nom des lettres préscolaire dans les scores observés à ce moment de la scolarité a souligné en revanche, le rôle actif de la capacité à dénommer les lettres dès le plus jeune âge (début GS) sur le niveau de compétences en identification de mots mesuré trois années plus tard.

Cette connaissance que l’on peut penser acquise hors enseignement scolaire (la forte variation interindividuelle peut le suggérer) semble constituer un précurseur non seulement de la valeur phonémique des lettres comme nous avons pu le démontrer dans le chapitre 1 (étude des liens prédictifs entre les connaissances alphabétiques) mais également de l’apprentissage subséquent de la lecture et de l’écriture.

Le statut particulier de la connaissance du nom des lettres s’est trouvé conforté par les résultats obtenus dans le cadre de l’étude transversale menée auprès d’une population d’enfants scolarisés en moyenne section (4, 8 ans). Deux groupes d’enfants (Connaisseurs et non Connaisseurs) ont été confrontés à deux épreuves consistant à produire l’écriture et à identifier des pseudo-mots bisyllabiques. Les résultats ont montré que la connaissance du nom de la lettre constitue une ressource permettant à la fois d’établir des relations oral-écrit cohérentes et de dériver implicitement la valeur phonémique correspondante.

La comparaison des scores enregistrés dans les deux groupes a mis en évidence l’avantage manifeste conféré par la connaissance du nom de la lettre dans le traitement de l’écrit. Les enfants non Connaisseurs ont échoué à l’épreuve de lecture et recueilli des performances en écriture des plus modestes. Les quelques productions correctes de la lettre attendue correspondent à la lettre initiale de leur prénom ou à celle de leur patronyme (cf. protocole renseigné, en annexe 16). A cet égard, nous avons pu observer que la plupart des enfants Connaisseurs recourent à ces lettres familières. Valentin (cf. protocole renseigné en annexe 15), trace la lettre-cible, poursuit l’écriture de l’item énoncé en complétant par des lettres du prénom. Au delà de la prégnance du prénom, nous pouvons constater l’élaboration de connaissances et d’hypothèses sur les conventions de l’écrit. L’enfant perçoit que l’item énoncé correspond à une séquence sonore qu’une lettre unique ne peut suffire à transcrire et fait alors appel aux lettres qui lui sont les plus familières.

Les enfants pré-lecteurs qui ont appris explicitement le nom et la graphie des quatre lettres-cibles se sont montrés capables d’exploiter les indices phonologiques que constitue le nom des lettres pour orthographier et pour reconnaître des pseudo-mots écrits. Ils ont pu ainsi tracer la lettre P pour écrire le mot prononcé péva et distinguer pévo de favo, items tous deux présentés sur un support écrit. Ils se sont montrés plus performants pour écrire les consonnes de type VC (e.g. l) que les consonnes de type CV (e.g. p), incidence d’une stratégie lettre-nom classiquement observée, influencée par la cohésivité forte des séquences voyelle-liquide (Treiman, 1994). Les performances en identification de pseudo-mots n’ont pas donné lieu à des différences significatives d’une part, entre le type d’unités incluse dans le pseudo-mot (nom vs phonème) et d’autre part entre le type de consonnes (CV vs VC). On observera néanmoins une supériorité des scores dans le traitement des items incluant le nom de la lettre. Le nom de la lettre est une syllabe et la réalisation de la tâche d’identification de pseudo-mots semble pouvoir se référer à la description des procédures mises en oeuvre par le lecteur débutant proposée par Bastien-Toniazzo, Magnan et Bouchafa (1999) : le jeune enfant cherche à extraire de la chaîne graphique du mot des configurations graphiques correspondant aux syllabes orales, en l’occurrence le nom de la lettre, parce qu’il peut les percevoir et les émettre.

Plus encore, certains de ces enfants ont pu établir et explorer une relation lettre-phonème sur la base de leur connaissance du nom des lettres. Pour réaliser les deux épreuves auxquelles ils ont été confrontés, les enfants devaient établir un lien entre connaissance du nom de la lettre et apprentissage implicite de la valeur phonémique correspondante. Les enfants Connaisseurs ont pu ainsi tracer la lettre P pour écrire pida et distinguer pifa de tifa dans l’épreuve de lecture.

La production de la lettre attendue rappelle les stratégies d’apprentissage d’écritures phonétiques basées sur la valeur phonémique des lettres observées auprès d’enfants plus âgés (5, 4 ans) en langue portugaise (Cardoso-Martins, Resende, & Rodrigues, 2002), et chez des enfants anglophones âgés de 4, 5 ans (Roberts, 2003), stratégies que n’ont pu relever pourtant Treiman et Rodriguez (1999), Treiman, Sotak et Bowman (2001) auprès de jeunes pré-lecteurs âgés respectivement de 4, 6 et de 4, 3 ans. Au-delà de l’impact probable de la nature de la tâche proposée et des contraintes imposées, la divergence des résultats relève sans doute d’une part, d’une connaissance du nom plus ou moins assise et d’autre part, du niveau de sensibilité phonologique.

Pour réussir à écrire et lire les items comportant le nom de la lettre, les enfants Connaisseurs devaient disposer d’une sensibilité phonologique leur permettant de tirer profit des séquences nom de la lettre incluse dans le mot parlé et de l’information graphophonologique proposée par la consonne-cible du pseudo-mot écrit. Pour traiter les items comportant le phonème correspondant à la lettre apprise, outre la mobilisation de la connaissance du nom de la consonne-cible, ces enfants devaient percevoir la similarité phonémique entre le nom des consonnes présentes dans les pseudo-mots écrits et la valeur phonémique des lettres incluses dans les pseudo-mots oraux. Dans la tâche d’écriture, ils devaient faire appel à une connaissance précise du phonème. Préalablement à l’expérimentation, la connaissance de la valeur phonémique des quatre consonnes-cibles a été mesurée au moyen de la même tâche d’identité de phonème initial utilisée dans l’étude longitudinale et n’a révélé aucune compétence en ce domaine.

Après apprentissage du nom et de la graphie des lettres, les scores obtenus par les enfants dans les deux tâches de lecture et d’écriture impliquant un traitement au niveau du phonème suggèrent en revanche un recours à des processus des plus complexes. Ces jeunes enfants sont parvenus à repérer et à exploiter des informations phonologiques de nature phonémique pour produire l’unité attendue et identifier des items la comportant. Les procédures ainsi mises en œuvre semblent confirmer que la conscience phonémique peut se manifester précocement (Burgess & Lonigan, 1998 ; Foulin & Pacton, 2006) et que la réussite dans des épreuves la mesurant est déterminée par le niveau de connaissance du nom des lettres (Burgess, 2002).

Nous avons également étudié le niveau de compétences phonologiques dans les deux groupes d’enfants à partir de trois tâches (catégorisation de mots partageant une syllabe commune, extraction de syllabes, extraction de phonèmes). Les enfants ont été confrontés à cette épreuve phonologique après apprentissage du nom des lettres et réalisation des tâches de lecture et d’écriture. Bien que les performances soient supérieures dans le groupe d’enfants Connaisseurs, les tâches de traitement épiphonologique relatif à la syllabe et de traitement métaphonologique portant sur le phonème n’ont pas discriminé significativement les deux groupes ; la tâche phonémique, construite à partir de lettres autres que les consonnes-cibles ne favorisant aucun des groupes. En revanche, les enfants Connaisseurs se sont distingués de leurs pairs non Connaisseurs par le recours à un traitement réfléchi et intentionnel de la syllabe. Les coefficients de corrélation ont indiqué que le niveau de sensibilité phonologique est lié aux performances en identification et en production d’une part, uniquement pour le groupe d’enfants Connaisseurs et d’autre part, seulement dans le traitement des items comportant le phonème de la lettre.

Par ailleurs, le degré de difficulté de la tâche a semblé solliciter des processus au statut cognitif différent selon leur accessibilité ou non à la conscience. Contrairement à la tâche d’identification de pseudo-mots, la production écrite des pseudo-mots a nécessité la connaissance du phonème et sa mobilisation, sollicitant ainsi l’intervention de traitements de type métaphonologique, cognitivement plus complexes.

Il est admis que l’apparition des capacités métaphonologiques est stimulée par l’enseignement formel de la langue écrite ou par un entraînement spécifique. Il se pourrait que l’apprentissage explicite du nom des lettres constitue en lui-même un entraînement qui pourrait favoriser le développement de capacités de traitement métaphonologique de la syllabe en général et plus spécifiquement du phonème lorsque celui-ci correspond à une lettre connue.

Le traitement métaphonologique accessible pour une partie des jeunes enfants, signalant des capacités de traitement d’indices au niveau du phonème, semble confirmer l’émergence possible d’une sensibilité phonémique à un âge précoce. Les enfants se sont révélés capables d’apprendre implicitement les correspondances lettres-phonèmes sur la base de leur connaissance du nom des lettres.

Les observations issues de cette étude transversale confirment le rôle primordial de la connaissance du nom des lettres dans l’accès au principe alphabétique, l’apprentissage de la valeur phonémique des lettres et le développement de la sensibilité phonémique. Associés aux conclusions de l’étude longitudinale, lesquelles décrivent son poids dans l’acquisition de l’écrit, ces résultats permettent d’avancer que la connaissance précoce du nom des lettres constitue bien le pilier de la litéracie émergente et le fondement des apprentissages ultérieurs.

Nos travaux présentent certaines limites susceptibles d’être dépassées notamment par l’amélioration des techniques d’évaluation et une modification du calendrier des mesures proposées :

la mesure de la connaissance de la valeur phonémique ne nous semble pas satisfaisante. Rien ne peut indiquer que l’enfant a réussi la tâche sur la base de cette connaissance et non sur une représentation orthographique du mot prononcé. Nous avions toutefois contrôlé, auprès des enseignants, l’absence dans les classes, des mots utilisés dans cette tâche. Un matériel construit à partir de pseudo-mots aurait été sans doute plus opportun.

Les résultats ont révélé une forte hétérogénéité persistante dans les acquisitions des lettres de l’alphabet à l’entrée de l’école élémentaire. Une étude longitudinale plus étendue permettrait de mieux observer leur évolution en lien avec l’apprentissage de la lecture.

Le niveau d’habiletés phonologiques évalué en milieu de CP a limité l’étude de son poids dans l’acquisition de la langue écrite. Une mesure effectuée en début de GS et répétée simultanément avec les tâches relatives aux connaissances alphabétiques aurait permis d’apprécier en terme de prédiction, leur influence respective sur leur développement mutuel et sur la réussite ultérieure en lecture et en écriture. Cette remarque vaut pour l’étude transversale laquelle aurait bénéficié d’une évaluation de la sensibilité phonologique précédant l’enseignement explicite du nom des lettres.

Pour approcher au plus près les connaissances implicites du nom des lettres acquises par les jeunes enfants de moyenne section, nous avons constitué le groupe Connaisseurs à partir des enfants témoignant de connaissances en ce domaine. Il aurait été plus judicieux de constituer deux groupes à partir d’enfants ne pouvant nommer aucune des lettres puis de procéder à l’entrainement pour l’un d’entre eux.

Le critère retenu pour constituer les groupes d’intérêt pour la lecture n’a pas permis une répartition équilibrée des sujets sélectionnés (13 et 26) ce qui peut altérer la validité des résultats obtenus. Par ailleurs, la sélection des enfants s’est appuyée sur un indice différentiel calculé entre les degrés de satisfaction relatifs à des activités de litéracie et à des activités motrices. Certains sujets manifestant un attrait d’intensité égale pour chacun des domaines d’activités ont donc été écartés.

Enfin, l’étude des connaissances alphabétiques et de leur poids sur l’acquisition de la litéracie gagnerait à intégrer d’autres habiletés comme la rapidité à énoncer rapidement et automatiquement des lettres, mais aussi des mots, des couleurs (RAN, Rapid Automatized Naming). Il semblerait que la vitesse de dénomination reflète le niveau d’automatisation de l’identification des lettres qui détermine à son tour l’automatisation de l’identification de mots (Swanson, Trainin, Necoechea, Hammill, 2003 ; Wolf & Bowers, 1999). Parilla, Kirby et McQuarrie (2004) ont montré que la rapidité de dénomination des couleurs contribue pour une grande part à l’explication de la variance des scores en identification de mots. Sur la connaissance des lettres, Evans et al., (2006) relève une contribution similaire. La recherche d’une influence éventuelle de ce facteur ouvrirait des pistes de réflexion dans le domaine de la réussite ou de l’échec de l’apprentissage de l’écrit de même que celle de la mémoire phonologique, tous deux composants de la litéracie émergente décrits par Whitehurst et Lonigan (1998).

Notes
42.

Les programmes ministériels (2002) précisent que l’apprentissage du tracé des minuscules ne s’impose pas, l’écriture dite scripte devant être réservée à la lecture.