Conclusion

Si le système orthographique de la langue française ne peut être appris uniquement à partir du principe alphabétique, il n’en reste pas moins que ce dernier constitue le fondement de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture. Cet apprentissage repose sur l’acquisition à la fois d’une prise en compte de la structure phonémique du langage, d’une représentation mentale des phonèmes, d’une connaissance des lettres de l’alphabet et de l’établissement de relations entre ces deux derniers composants. Au cours de ces vingt dernières années, de nombreuses recherches ont mis en évidence l’influence des compétences linguistiques précoces au premier rang desquelles figurent les habiletés métaphonémiques, sur l’apprentissage de la lecture. Il a été démontré, dans diverses langues alphabétiques, que le niveau d’habiletés phonologiques évalué à l’école maternelle constitue un bon prédicteur de la réussite ultérieure dans l’apprentissage de la lecture. Il a été également prouvé qu’un entraînement phonologique spécifique en favorise l’acquisition et contribue à réduire les difficultés d’apprentissage. Plus récemment, cet entraînement est apparu plus efficace, couplé avec un enseignement des lettres de l’alphabet et plus particulièrement du nom des lettres. Aujourd’hui, les recherches consacrées aux acquisitions préscolaires, s’orientent vers l’étude du rôle de cette connaissance sur le développement de la sensibilité phonémique et sur l’acquisition de la langue écrite. Certaines ont révélé que sa force prédictive est supérieure à celle de la connaissance de la valeur phonémique, de la conscience phonémique, ou encore de l’efficience intellectuelle et du niveau de vocabulaire. Parce qu’elle permet d’appréhender les phonèmes dans les mots oraux, la connaissance du nom des lettres constitue une ressource privilégiée pour apprendre la valeur phonémique et accéder au principe alphabétique.

Ce travail, inscrit dans le contexte théorique de la litéracie émergente, s’est donné pour objectif de décrire l’apprentissage de la lecture selon un continuum illustré par l’évolution des connaissances  alphabétiques et leur influence sur les acquisitions ultérieures en litéracie. L’étude longitudinale effectuée dans un contexte naturel a confirmé le statut essentiel de la connaissance du nom des lettres sur la réussite ultérieure en lecture et écriture. L’étude transversale, dans un cadre expérimental, a montré qu’un enseignement spécifique du nom de la lettre constituait une clé d’entrée dans la compréhension du code alphabétique, la connaissance de la valeur phonémique correspondante et l’apprentissage initial de l’orthographe et de la lecture. Auprès de ces jeunes enfants scolarisés en moyenne section, nous avons pu constaté une hétérogénéité sensible des acquisitions alphabétiques et autres connaissances sur l’écrit. Certains de ces enfants d’âge préscolaire ne semblent pas avoir construit de représentations sur les propriétés de l’écrit et ne distinguent pas les lettres d’une quelconque notation iconique. Alors que d’autres ont donné du sens à l’écrit, révélé des compétences avancées qui laissent supposer un apprentissage de l’écrit amorcé. La maîtrise du nom des lettres et de leur graphie a permis à ces enfants de traiter des relations oral-écrit et d’en dériver implicitement la valeur phonémique. Les enfants Connaisseurs ont par ailleurs mis en œuvre des modalités de traitement des informations graphophonologiques guidées par leur connaissance du nom des lettres à un âge où ils sont généralement décrits comme lecteurs logographes.

Auprès d’enfants plus âgés (étude longitudinale), nous avons pu mettre en évidence de fortes variations interindividuelles se manifestant dans l’acquisition des connaissances implicites des lettres. L’écart des performances relativement stable en ce domaine s’est maintenu au cours de l’année de grande section et plus encore, ainsi que nous l’avons constaté en début de cours préparatoire. A l’entrée en école élémentaire, près de 39 % des enfants dénomment moins de 10 lettres et 30 % entre 20 et 26 lettres. En d’autres termes, plus d’un tiers des enfants découvrira une grande partie des lettres et devra apprendre leur nom et leurs pendants phonémiques en même temps que débute l’apprentissage formel de la lecture. D’autres, en revanche, n’auront qu’à renforcer et à automatiser la dénomination des lettres, avantage leur conférant une plus grande disponibilité cognitive pour approcher l’apprentissage conventionnel des correspondances graphèmes-phonèmes.

La lecture est une activité complexe qui requiert un ensemble d’habiletés et sa réussite repose sur l’interaction des différents processus mis en jeu. Cependant, à l’appui des travaux de Scarborough (1998), nous pouvons penser qu’une connaissance lacunaire du nom des lettres met en péril son apprentissage : les enfants disposant d’une connaissance des lettres élevée ont statistiquement de bonnes chances d’apprendre à lire contrairement à ceux dont la connaissance des lettres trop peu développée constitue un obstacle à l’entrée dans l’écrit.

Au cours de la période préscolaire et dès la moyenne section, certains enfants ont montré des faiblesses dans l’acquisition de ce qui constitue les précurseurs de l’apprentissage de la lecture. L’écart sensible observé est à mettre en lien avec la nature et la richesse des expériences que l’enfant vit à la fois dans son environnement familial et comme nous avons pu le constater, en milieu scolaire, selon l’enseignement dispensé.

Les résultats issus de ce travail et des recherches consacrées à l’étude de l’influence des connaissances alphabétiques nous semblent fournir des implications intéressantes pour l’enseignement préscolaire et scolaire.

En maternelle, l’apprentissage des lettres pourrait être davantage au cœur des préoccupations de l’enseignement préscolaire. Apprendre le nom des lettres, leur graphie et exploiter ces connaissances au service de la compréhension du code alphabétique est un gage de réussite dans l’entrée dans l’écrit. Les nouveaux programmes ministériels 43 qui intègrent les exigences du socle commun de connaissances et de compétences définissent les compétences devant être acquises en fin d’école maternelle : connaître le nom des lettres et proposer une écriture alphabétique pour un mot simple en empruntant des fragments de mots au répertoire des mots affichés dans la classe.

De la sorte, l’association d’activités de lecture et d’écriture, en lien avec l’enseignement explicite du nom des lettres trouvant ainsi tout son sens, montrerait tout l’intérêt au futur lecteur, de connaître ces unités complexes que sont les lettres et en favoriserait l’apprentissage. A cet égard, les performances en reconnaissance de lettres et indirectement en dénomination semblent favorisées par un entraînement du tracé manuel de ces lettres. A l’heure où les techniques d’informatique et de communication (TIC) sont de plus en plus pratiquées à l’école, des recherches récentes (e.g. Longcamp, Zerbato-Poudou, & Velay, 2005) révèlent que le geste qui accompagne le tracé de la lettre plus que la sélection d’une touche de clavier, facilite la mémorisation de la forme graphique de la lettre. De manière plus générale, la connaissance sensori-motrice des propriétés fonctionnelles d’objets manipulables fait partie intégrante de leur représentation dont le recours permet de les reconnaître ou de les nommer (Martin, Ungerleider, & Haxby, 2000). Proches de ses observations, les travaux de Bara, Gentaz, Colé et Sprenger-Charolles (2004) ont mis en évidence que l’exploration visuo-haptique et haptique des lettres favorise les connections entre la représentation orthographique des lettres et la représentation phonologique des "sons" correspondants, améliorant ainsi les habiletés de décodage des jeunes enfants.

A partir des données alphabétiques enregistrées en début de cours préparatoire, nous avons identifié les lettres dont le nom et la valeur phonémique étaient le plus précocément ou facilement acquis. Certaines correspondances graphèmes-phonèmes sont apparues également plus accessibles que d’autres suggérant une possible exploitation de nos observations. Selon le principe pédagogique général qui consiste à apprendre du plus simple au plus complexe, la programmation de l’enseignement des différents phonèmes basée sur de telles considérations, pourrait gagner en efficacité. La plupart des manuels scolaires fondent leur progression des phonèmes consonantiques sur leur fréquence.

Des lettres comme r dont la fréquence graphonémique est particulièrement élevée sont introduites précocément alors que l’acquisition de sa correspondance grapho-phonémiques ne s’avère pas des plus aisées. A contrario, la lettre z révèle une correspondance lettre-son plus facile malgré une fréquence graphonémique des plus faible. Il serait peut-être utile d’approfondir l’étude sur ces correspondances qui, nous l’avons observé, requiert l’examen de l’influence d’une pluralité de facteurs, afin d’établir une programmation dans les apprentissages qui permettent à tous les élèves, selon le principe évoqué, de progresser dans l’acquisition de la langue écrite.

Nous avons relevé une influence sensible de l’intérêt pour la lecture sur l’acquisition des connaissances alphabétiques. Les propositions théoriques concernant cette dimension conative mettent en évidence le poids de la qualité des interactions autour de l’écrit dans l’environnement familial. Nous avons constaté une hétérogénéité des connaissances précoces notamment en moyenne section qui suggère une contribution de l’éducation familiale. La force prédictive de la connaissance du nom des lettres sur les performances ultérieures en lecture et écriture décrite dans le suivi longitudinal laisse supposer une continuité de l’influence du contexte familial dans l’apprentissage de la langue écrite. En d’autres termes, le niveau de connaissance du nom des lettres pourrait être considéré comme un indicateur valide du degré d’expériences et d’interactions avec l’écrit familial dont on sait que la faiblesse affecte la réussite de l’apprentissage ainsi qu’un signal alertant sur la nécessité de mettre en œuvre des modalités de prévention et d’aide compensatrice. Outre l’identification des enfants en fragilité due pour partie, aux stimulations familiales insuffisantes, l’évaluation de la connaissance du nom des lettres pourrait contribuer à la détection précoce des enfants à risque de troubles spécifiques du langage.

Notes
43.

Programmes parus au bulletin officiel n°5 du 12 avril 2007.