Les théories classiques de la religion

A. de Tocqueville dans De la Démocratie en Amérique (1835), a été l’un des premiers auteurs à tenter d’analyser la relation entre religion et pouvoir. Il considère la religion comme une alliée plus indispensable pour un pouvoir démocratique que pour un pouvoir tyrannique, de par son rôle de lien social, et en ce qu’elle garantit une perspective morale :

‘ La liberté voit dans la religion la compagne de ses luttes et de ses triomphes, le berceau de son enfance, la source divine de ses droits. Elle considère la religion comme la sauvegarde des mœurs ; les mœurs comme la garantie des lois et le gage de sa propre durée 7 .’

Par la suite, K. Marx propose une analyse de la religion dans une perspective sociale, qui va marquer le champ des théoriciens de la religion. Aujourd’hui encore, on peut considérer que sa théorie constitue un pôle d’interprétation du lien entre le religieux et le politique. Dans la théorie marxiste classique, la religion est considérée comme une justification et un renfort du pouvoir en place et du statu quo, en même temps que les compensations qu’elle propose dans l’au-delà permettent aux oppressés de survivre, mais ne les incite pas à modifier l’ordre des choses dans l’ici-bas.

‘La religion est la théorie générale de ce monde, son compendium encyclopédique, sa logique sous une forme populaire, son point d’honneur spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, son complément solennel, sa raison générale de consolation et de justification. C’est la réalisation fantastique de l’essencehumaine, parce que l’essence humaine n’a pas de réalité véritable. La lutte contre la religion est donc par ricochet la lutte contre ce monde, dont la religion est l’arôme spirituel. 8

La vision de K. Marx influence les sociologues de la deuxième moitié du XIXème siècle, qu’ils partagent ou non sa position quant aux implications de sa théorie. Même les sociologues défenseurs de la religion comme élément positif, garant d’un ordre social juste, restent néanmoins dans ce cadre explicatif qui associe la religion à l’ordre social établi.

M. Weber, quant à lui, développe la pensée de Marx et, dans cette lignée, explique la relation privilégiée qui unit le Protestantisme, et en particulier le calvinisme, au capitalisme. Sa réflexion s’applique essentiellement aux classes privilégiées de la société, il démontre comment, alors que le catholicisme ne se prête pas vraiment à un enrichissement « à la sueur de son front », le calvinisme non seulement autorise et justifie, mais en plus encourage le travail au sein d’un métier, l’accumulation de richesses, et leur réinvestissement pour qu’elles produisent plus encore de capital. Par ailleurs, il a également été l’un des premiers à intégrer son analyse dans une perception historique de « désenchantement du monde », considérant que le calvinisme, lorsqu’il renonce aux sacrements, renonce aux moyens magiques de toucher Dieu :

‘Cette abolition absolue du salut par l’Eglise et les sacrements (que le luthéranisme n’avait pas développée jusqu’en ses ultimes conséquences) constituait la différence radicale, décisive, avec le catholicisme.’ ‘ Ainsi, dans l’histoire des religions, trouvait son point final ce vaste processus de « désenchantement » du monde […] qui avait débuté avec les prophéties du judaïsme ancien et qui, de concert avec la pensée scientifique grecque, rejetait les moyens magiques d’atteindre au salut comme autant de superstitions et de sacrilèges 9 .’

E. Troeltsch reprend l’analyse de Weber. Il s’intéresse aux formes que prend la religion, notamment il distingue trois organisations : l’Église, la Secte, et le mysticisme. Son analyse du mysticisme servira par la suite de base à tous les théoriciens de la « religion invisible », du « milieu cultique » ou de la « nébuleuse mystique-ésotérique ».

L’ouvrage principal de E. Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, marque un tournant dans l’histoire des religions : Durkheim pose avec pertinence la question de la genèse de la religion, et tente de trouver une réponse en observant les peuples « primitifs » de l’Australie et leur religion « primitive » qui est alors vue comme une religion « originelle ». Si à l’heure actuelle, les fondements de son enquête sont très largement remis en question – l’idée d’une échelle de développement ne faisant plus du tout l’unanimité parmi les chercheurs en sciences humaines et sociales – certains résultats sont toujours pertinents. Pour lui, la religion est une manifestation essentiellement sociale :

‘[C]ette réalité, que les mythologies se sont représentées sous tant de formes différentes, mais qui est la cause objective, universelle et éternelle de ces sensations sui generis dont est faite l’expérience religieuse, c’est la société 10 .’

Le Dieu (ou le divin) que vénère chaque religion est en réalité une image du social, qui dans son mystère, inspire admiration et dévotion. Les implications de cette interprétation sont de deux ordres :

1) La religion prend des formes différentes en fonction de la société au sein de laquelle elle évolue ; plus la société est individualiste, plus la religion prend des formes morcelées, voire individualisées. Une société post-moderne, démocratique, individualiste et consumériste comme la société américaine développerait donc logiquement une religion qui répondrait aux mêmes qualificatifs ; certains ont vu dans le New Age la religion typique d’une telle société. Durkheim annonce d’ailleurs que la religion qui est amenée à se développer est une « religion de l’humanité » :

‘L’important serait donc de nous dire ce que doit être la religion aujourd’hui.
Or tout concourt précisément à faire croire que la seule possible est cette religion de l’humanité dont la morale individualiste est l’expression rationnelle. […] A mesure que les sociétés deviennent plus volumineuses, se répandent sur de plus vastes territoires, les traditions et les pratiques, pour pouvoir se plier à la diversité des situations et à la mobilité des circonstances, sont obligées de se tenir dans un état de plasticité et d’inconsistance qui n’offre plus assez de résistance aux variations individuelles. […] En même temps, par suite d’une division du travail plus développée, chaque esprit se trouve tourné vers un point différent du monde et, par conséquent, le contenu des consciences diffère d’un sujet à l’autre. On s’achemine ainsi peu à peu vers un état, qui est presque atteint dès maintenant, et où les membres d’un même groupe social n’auront plus rien de commun entre eux que leur qualité d’homme, que les attributs constitutifs de la personne en général. Cette idée de la personne humaine, nuancée différemment suivant la diversité des tempéraments nationaux, est donc la seule qui se maintienne, immuable et impersonnelle, par-dessus le flot changeant des opinions particulières; et les sentiments qu’elle éveille sont les seuls qui s’éveillent à peu près dans tous les cœurs. [I]l ne reste plus rien que les hommes puissent aimer et honorer en commun, si ce n’est l’homme lui-même. Voilà comment l’homme est devenu un dieu pour l’homme 11 .’

2) La religion est de moins en moins puissante au fur et à mesure que l’on prend conscience de son fondement social, et que l’on arrive à expliquer les phénomènes sociaux de manière scientifique. La vision durkheimienne confirme donc également la thèse de « désenchantement du monde ».

Cette théorie a dominé la pensée des chercheurs en sciences humaines tant que son cadre de référence, soit une certaine vision – « moderne » – de la société, restait peu changé. Ce n’est qu’après les années 1960 que de nouveaux systèmes d’interprétation viennent ébranler ces bases théoriques.

‘ Mid-twentieth-century theorists attributed to religion the capacity to supply meaning and identity at the level of individuals and groups at a time when the basic orderliness of industrial society seemed to be assured. But the unrest which is characteristic of the world system of states under the domination of advanced industrial societies is beginning to alert social theorists to religion’s capacity to threaten or challenge prevailing order. 12

En 1963, T. Luckmann publie Das Problem der Religion in der Modernen Gesellschaft, qui sera traduit par The Invisible Religion en 1967. C’est le premier ouvrage qui étudie et analyse la religion des « sans-église », des croyants hors de toute structure institutionnelle. Dans la même lignée, C. Campbell publie en 1978 The Secret Religion of the Educated Classes, dans lequel il applique l’analyse troeltschienne au « milieu cultique » qui a émergé dans les années 1960.

Les années suivantes voient l’explosion du nombre d’ouvrages sur le sujet. Parmi cette pléthore d’opinions contradictoires et de grilles d’interprétations, on peut distinguer trois interprétations du mouvement New Age contemporain : l’interprétation psychologique, qui s’attache à comprendre les mécanismes individuels de conversion, de socialisation au sein d’un mouvement, et de déconversion ; l’interprétation sociologique et/ou sociétale qui voit l’émergence des Nouveaux Mouvements Religieux comme une réaction à la modernité ; et enfin une interprétation anthropo-historique qui confronte le foisonnement religieux contemporain aux théories historiques de la religion, à savoir, sécularisation, désenchantement du monde, et par conséquent réenchantement du monde.

Notes
7.

A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, [1835-1840], pp. 42-43.

8.

K. Marx, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, [1843].

9.

M. Weber, L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, [1905] 1995, p. 117.

10.

E. Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, [1912], p. 696.

11.

E. Durkheim, L’individualisme et les intellectuels, [1899], pp. 20-22.

12.

J. Beckford, Religion and Advanced Industrial Society, 1989, p. 12.