Le désenchantement du monde

D’autre part, si les défenseurs de la théorie de désenchantement du monde ont dû réviser leur argumentation, ils n’ont pas abandonné leur point de vue pour autant. La nouvelle interprétation de cette théorie explique que la société contemporaine est le théâtre d’un double mouvement : à la fois une sécularisation (les institutions religieuses sont en perte de vitesse, et les sphères de l’activité humaine ne sont plus expliquées dans un schéma de référence religieux, comme c’était le cas auparavant pour la science, l’éducation, etc.) ; et à la fois la religion a conservé son importance au niveau individuel, d’explication d’un monde que la science ne parvient jamais à totalement élucider.

Comme le fait remarquer D. Hervieu-Léger 15 , les sociologues des religions sont amenés à dissocier, d’une part le devenir des institutions religieuses, qui sont en perte de vitesse comme l’atteste la diminution du nombre des fidèles, et d’autre part la place de la croyance. Si la recherche du sens de la vie ne s’effectue plus dans le cadre d’institutions ni de grands modèles (qu’ils soient religieux, idéologiques ou même politiques), elle n’en est pas moins essentielle dans une société où l’expérience est éclatée, et toutes les sphères de l’activité et de la connaissance humaine sont affranchies du cadre religieux. M. Gauchet, théoricien par excellence du désenchantement du monde, souligne que la présence « physique » – si l’on peut dire – des Dieux, n’en exclut pas moins la véracité du phénomène de sécularisation :

‘ Que les choses soient donc bien claires : on n’annonce pas une fois de plus et pour rien la mort en quelque sorte physique des dieux et la disparition de leurs fidèles. On met en évidence le fait que la Cité vit d’ores et déjà sans eux, y compris ceux de ses membres qui continuent de croire en eux. Ils survivent ; c’est leur puissance qui meurt. Prospéreraient-ils insolemment que son vrai ressort n’en serait pas moins irrémédiablement aboli. Ce qui a disparu, englouti dans les rouages mêmes de la civilisation, c’est la fonction dont les nécessités ont défini depuis le départ le contenu des religions, déterminé leurs formes, précipité leurs évolutions. L’opération comporte un reste, peut-être inéliminable et nullement inintelligible, dans le registre personnel, relayé par l’héritage et le crédit d’une tradition féconde 16 .’

En ce sens, la société américaine exemplifie très bien ce double mouvement, comme le remarquent R. Bellah et W. McLoughlin 17  : les Etats-Unis ont la réputation d’être la nation la plus matérialiste du monde, mais dans le même temps les Américains se considèrent comme l’un des peuples les plus religieux. La vitalité croissante de la religion aux Etats-Unis, (vitalité dont témoigne l’effervescence des Nouveaux Mouvements Religieux, par exemple) va de pair avec une sécularisation croissante ; alors que l’activisme des associations religieuses leur donne un poids important dans la vie publique américaine, la religiosité semble inadéquate et les fonctions qui revenaient auparavant aux Eglises sont aujourd’hui assumées par le corps médical, psychiatrique et social. Cette double tendance est également caractéristique de certains mouvements contemporains, notamment le Mouvement du Potentiel Humain (MPH en français, HPM en anglais) :

‘ My argument here is that the phenomenal growth and success of the HPM has been in two opposite directions: spiritualisation and secularisation. On the one hand, the process of integration between psychology and spirituality that began in the 1970s has continued to inspire and provide tools for new developments in psychospirituality. On the other hand, the biggest growth area for psychospirituality has been in business, education, even politics and the armed forces. Although these are quite different strands, one of the most interesting developments is the ever-closer association between the traditionally opposed worlds of religion and business, with both areas taking on each other’s values and methods – though not always smoothly or successfully. 18

Au premier argument des sociologues du réenchantement du monde (le peu d’intérêt porté à la religion dans la période moderne), les sociologues du désenchantement du monde répondent que les marques d’irrespect ou de négligence de la religion indiquaient l’indiscipline, l’anti-cléricalisme, ou une critique des attitudes du clergé, mais n’empêchaient pas une croyance absolue dans la réalité divine :

‘ Because there were no seats in churches and most of the business was muttered in Latin by a priest facing away from the audience, people used to mill about and gossip with their neighbours. We might find that disrespectful and see it as evidence of a lack of personal piety but we would miss the more important point that people still felt obliged, by God as much as by social pressure, to be there even when there was so little for them to do. […] the fact that such large numbers of people in the Middle Age attended church services which made almost no concessions to their presence suggests that, despite their failure to comport themselves in the manner that we now expect of church‑goers, our medieval ancestors were religious people. 19

Le risque (et les limites) de ce genre d’analyse est justement que le contenu du fait religieux est de telle nature que toute appréciation, et a fortiori toute comparaison, est impossible.

Notes
15.

D. Hervieu-Léger, La Religion en miettes ou La Question des sectes, 2001, pp. 9-10.

16.

M. Gauchet, Le Désenchantement du monde, une histoire politique de la religion, 1985, pp. II-III.

17.

R. N. Bellah, W. G. McLoughlin, Religion in America, 1968, pp. xii-xiii.

18.

E. Puttick « Personal development: the spiritualisation and secularisation of the human potential movement » in M. Bowman, S. Sutcliffe, Beyond New Age: exploring alternative spirituality, 2000, p. 202.

19.

S. Bruce, Religion in the Modern World, pp. 53-54.