La modernité et la théorie du changement social rapide (« Rapid Social Change »)

L’idée d’une crise culturelle est très répandue auprès du grand public, et un certain nombre de New Agers eux-mêmes la reprennent, comme le note C. Raschke :

‘[…] the New Age movement represented in itself an important response to the perceived failure of mainstream values and institutions by many people who were seeking answers to the issues affecting both personal life and the fate of the planet. 23

La popularité de cette hypothèse résulte en partie du message même que propage la nouvelle spiritualité, qui déclare vouloir rompre avec l’utilitarisme, le rationalisme et le matérialisme de la société américaine contemporaine, pour retourner vers des valeurs « traditionnelles » comme la communauté ou le respect d’autrui. D. Spangler le souligne :

‘[…] the New Age is first a prophetic idea, and as such it presented a critique of modern industrial civilization as being too materialistic, too destructive of the earth, and too callous toward the need of human community and social justice to survive. 24

Une telle conception de la société a profité aussi du soutien de la contreculture telle qu’elle s’est développée dans les années 1960, comme critique d’une certaine modernité, s’insurgeant contre la perte de la spiritualité. Cependant, pour des tenants de la « modernité » qui ne peuvent contester la valeur de la démarche rationnelle en bien des domaines, le monisme du New Age leur permet de dépasser les contradictions d’une position pourtant ambiguë.

La théorie selon laquelle l’émergence contemporaine de mouvements religieux est la conséquence directe d’un monde moderne de plus en plus inhumain, rencontre un grand succès parmi les membres des nouvelles spiritualités, et parmi les observateurs extérieurs. Celle-ci se fonde sur le fait que la « société industrielle avancée », comme la nomme J. Beckford, est source d’aliénation de par l’accent qu’elle met sur le rationnel et l’efficace, qui devient déshumanisant. La division du travail est un exemple classique de cette rationalisation inhumaine, et ce depuis les années 1910-1920. J. Beckford propose une définition de son concept de « société industrielle avancée » :

‘ ‘Advanced industrial society’ refers to the kind of social formation that was believed to be emerging in various parts of the already heavily industrialized world in the 1960s. It is characterized primarily by the growth of world markets in goods and services, the ascendancy of service industries over manufacturing and agriculture, the growth in the numbers and power of multinational corporations, the separation of corporate management from share ownership, the leveling out of social class differentials and the crucial significance of theoretical knowledge and information technology. 25

La vie spirituelle cède ainsi du terrain face à la marche inexorable du progrès technologique et scientifique. Cependant, l’excès et la rapidité de cette déshumanisation génère une réaction qui se manifeste, entre autres, par l’émergence du New Age et des Nouveaux Mouvements Religieux. Selon des auteurs comme T. Roszak 26 , la technologie joue un rôle central dans l’apparition de la contreculture. Les avancées technologiques, scientifiques, et l’urbanisation auraient désincarné les relations interpersonnelles et créé une raréfaction à la fois de la convivialité et de l’intimité. C’est en réaction à ce processus de rationalisation, à l’emprise croissante de la science et de la technologie sur la vie, qu’aurait eu lieu l’explosion de Nouveaux Mouvements Religieux mettant l’accent sur l’intuition et l’expérience comme modes d’apprentissage, sur la communication interpersonnelle directe, sur l’échange, et sur une vie quotidienne communautaire.

Les évolutions de la science ont également des implications religieuses immédiates, et ce dans deux directions diamétralement opposées. Tout d’abord, les Nouveaux Mouvements Religieux s’approprient les fruits des dernières recherches et les intègrent dans leurs outils, ainsi que dans leur schéma de compréhension du monde. Dans les années 1960, la distinction entre la parapsychologie et le domaine de l’occultisme devient de plus en plus floue. Le mouvement New Age constitue un véritable point de rencontre entre science et occultisme, la spiritualité mêlant les deux grilles d’interprétation dans un même discours.

Ensuite, la science, et notamment le raisonnement scientifique, modifient la place qu’occupe la religion dans la compréhension du monde. Pour certains sociologues, le rationalisme scientifique exclut presque totalement la possibilité d’une vision religieuse du monde :

‘[…] the effect of science and technology on the plausibility of religious belief is often misunderstood. The clash of ideas between science and religion is far less significant than the more subtle impact of naturalistic ways of thinking about the world. Science and technology have not made us atheists. Rather, the fundamental assumptions underlying them which we can summarily describe as 'rationality' – the material world as an amoral series of invariant relationships of cause and effect, […] the reproducibility of actions, the expectation of constant change in our exploitation of the material world, the insistence on innovation – make it unlikely that we will then entertain the notion of the divine. 27

Le deuxième effet de la modernité est de faire disparaître la communauté au profit d’ensembles plus rationnels, encore une fois, mais aussi plus vastes et plus abstraits : la fragmentation de la communauté et de la vie sociale est accompagné d’une organisation de la vie, non plus au niveau local et communautaire, mais au niveau social et bien souvent national. Le développement de l’urbanisation, des médias de masse, de la bureaucratie, de l’industrie et du commerce à grande échelle sont autant d’éléments qui participent de cette dynamique de dissolution de la communauté. Pour certains sociologues, la disparition de la communauté précarise encore la religion, en particulier dans son aspect unificateur et son rôle de « cadre de référence », d’explication du monde, et de paradigme national.

‘The decline of the community and the previously mentioned process of social differentiation means that people are no longer raised in one shared set of values and can no longer be controlled by the 'conscience' placed in them by the community and reinforced by informal social controls. The societal system relies less on the inculcation of a moral order and more on the use of efficient technical means of eliciting and monitoring appropriate behaviour. […]’ ‘ To summarize so far, differentiation and societalization reduce the plausibility of the idea of a single overarching moral and reli­gious system to which we all belong. The single 'sacred canopy', to use Berger's phrase, is displaced by competing conceptions of the supernatural which have little to do with how we perform our social roles in what is now a largely anonymous and impersonal public domain and more to do with how we live our domestic lives. 28

Cependant, la religion, loin d’être amenée à disparaître, va prendre de nouvelles fonctions. L’effacement progressif de la communauté spontanée fait place à une société volontariste. L’utilitarisme voit sa domination étendue même au psycho-spirituel : de plus en plus, une bonne « hygiène spirituelle » nécessite de faire partie d’une communauté, d’avoir une activité religieuse, tout comme des relations amoureuses ou une pratique sportive.

Toutefois, ces communautés « artificielles » volontaristes ne peuvent fonctionner sur les mêmes bases que les communautés « naturelles » spontanées. Pour B. Wilson par exemple, une telle communauté ne peut exprimer de religiosité authentique :

‘ Only when the church group is itself a community, or when it is drawn from a stable social community, can we expect religious activity to acquire significance for communal well-being. When a church is voluntaryistic, composed entirely of self-selected, impersonally-related, and segmentally-associated individuals, it is more likely to manifest the search for purely personal gratifications. It becomes, then, an aggregation of those who need one another as a context for personal gratifications, whether their demands are social approval, the acquisition of status, or the exercise of power. 29

Par ailleurs, la mémoire collective aussi se teinte de volontarisme. Comme le remarque D. Hervieu-Léger, le « devoir de mémoire » contemporain est une construction artificielle qui s’efforce de remplacer ce qui était auparavant spontané :

‘ The dynamic of rapid social and cultural change which makes all individual and collective experiences instantaneous generates, as a paradoxical effect, a proliferation of the calls of memory. If traditional societies can be called ‘societies of memory’ (as the French historian Pierre Nora says), it is precisely because they had absolutely no need to call for memory: memory was massively at work in all dimensions of individual and collective life. 30

Le corollaire fréquent mais pas systématique de cette interprétation du « changement social rapide », est la conception que les Nouveaux Mouvements Religieux sont intimement liés à des périodes de trouble social et de révolution culturelle, comme notamment les années 1960. Cependant, une telle théorie est démentie par les chiffres : l’apparition de Nouveaux Mouvements Religieux semble être un mouvement à la fois plus profond et plus durable que la crise culturelle, comme le montre le tableau suivant :

Tableau 1 : Nombre de Nouveaux Mouvements Religieux
Tableau 1 : Nombre de Nouveaux Mouvements Religieux

Source : J. G. Melton, “Another Look at New Religions,” May 1993, ANNALS, AAPSS, p. 109

Notes
23.

C. Raschke, “The New Age: The Movement Toward Self-Discovery,” (pp. 106-120) in D. Ferguson (ed.), New Age Spirituality: An Assessment, 1993, p. 123.

24.

D. Spangler, “The New Age: The Movement Toward the Divine,” (pp. 79-105) in D. Ferguson (ed.), New Age Spirituality, p. 85.

25.

J. Beckford, Religion and Advanced Industrial Society, p. 2.

26.

T. Roszak, The Making of a Counter Culture, 1969.

27.

S. Bruce, Religion in the Modern World, p. 51.

28.

S. Bruce, Religion in the Modern World, pp. 44-46.

29.

B. Wilson « Religion and the churches in contemporary American » in R. N. Bellah, W. G. McLoughlin, Religion in America, pp. 82-83.

30.

D. Hervieu-Léger, « Secularization, Tradition and New Forms of Religiosity: Some Theoretical Proposals » in E. Barker, M. Warburg, New Religions and New Religiosity, 1998, p. 39.