La Frontière est un élément fondamental de la construction de l’identité américaine, aussi bien dans la réalité historique que par son poids mythologique. La liberté géographique et territoriale, les difficultés du combat contre la nature, le climat, la topographie, les populations indigènes plus ou moins hostiles, les grandes distances entre les pionniers, participent à faire de la Frontière une expérience initiatique, qui, à défaut d’être exclusivement américaine, comme on a voulu le dire, est profondément liée à l’histoire du continent. Les conditions de vie difficiles provoquent un resserrement des liens au sein des communautés, et procurent notamment aux femmes liberté d’action, poids décisionnel, en un mot l’égalité de fait avec les hommes. Au niveau religieux, l’éloignement de tout pasteur ou homme d’Église fait de chaque foyer une communauté religieuse relativement autonome, autour de la Bible familiale.
La représentation de la Frontière est également marquée par l’individualisme. L’autonomie impliquée par une vie « aventurière » explique l’attachement nostalgique à des symboles d’autosuffisance, tels les armes à feu. Les héros de la Frontière, popularisés tout d’abord par des spectacles comme le « Wild West Show », puis par l’industrie du cinéma, sont avant tout des héros solitaires de l’errance : le cow-boy, le charlatan, le trappeur.
La mythologie de la Frontière vient renforcer l’idée que le peuple américain est un peuple élu, qui s’établit en terre promise. Le premier Grand Réveil (1730-1760) a formulé cette idéologie dans un cadre optimiste, en particulier dans une dimension que P. Williams appelle « post-millénariste » :
‘[…] post-millennialism of this sort is optimistic about human possibilities and legitimates the historical realm as the arena in which the divine will is to be acted out and realized. America, in short, was the Chosen Land in which the culmination of God’s benevolent purposes for humanity would be fulfilled in all their grandeur. 67 ’La Frontière devient ainsi un élément fondateur du « caractère américain », avec de plus une dimension mystique, dans la mesure où la conquête du continent américain d’un océan à l’autre par le « peuple américain » relève également d’une « Destinée manifeste ».
Les Nouveaux Mouvements Religieux que nous étudions ici (années 1980-1990) peuvent être qualifiés de post-post-Frontière (la première période post-Frontière ayant trouvé un nouvel espace à conquérir avec la conquête spatiale), et ils reprennent presque mot pour mot une rhétorique des plus éculées.
Les discours « scientifiques » au sein du New Age soutiennent que la Frontière s’est déplacée du domaine physique au domaine psychique, ou spirituel. L’expansion géographique n’est plus possible, il s’agit maintenant de progresser dans la connaissance du psyché, de l’âme, des pouvoirs paranormaux et dans la gnose en général. C’est donc le choix du territoire qui est important et qui les caractérise. La dimension psycho-spirituelle, comme la nomme M. Ferguson, fournit un terrain d’aventure pour les pionniers de la conscience : « Pioneering becomes an increasingly psychospiritual venture since our physical frontiers are all but exhausted, short of space exploration. » 68 Ce transfert a d’ailleurs été amorcé sur un autre terrain dans les années 1960, où l’aventure psychédélique était vécue comme une exploration (quasi-) scientifique de territoires inconnus. Le glissement de la drogue à des techniques issues du Mouvement du Potentiel Humain (méditation, relaxation sophronique*, hypnose*, etc.…) est souvent encouragée comme une manière « saine » et « naturelle » d’accéder à des états de conscience altérés qu’il s’agit d’explorer.
Il n’y a que translation de la rhétorique. Les concepts ne sont pas différents. En cela, il y a un américanisme fort de ce New Age « scientifique », dans lequel on considère qu’il s’agit pour les Américains de renouer avec une tradition glorieuse qui les mobilise, et revitalise le mythe américain.
De telles positions relèvent autant de la religion civile que de la religion. Il existe un mythe complémentaire à celui de la Destinée manifeste : la religiosité du peuple américain. En effet, les États-Unis sont « reconnus (et se considèrent) comme l’une des nations les plus religieuses » 69 d’après R. Bellah et J. McLoughlin. Il s’agit historiquement d’une terre d’élection pour les libertés, dont les groupes religieux voient le potentiel de « liberté religieuse ». Ainsi se créé le mythe d’un « peuple élu » auquel le créateur offre une « terre promise », qui sera abondamment repris au sein du New Age. Par exemple, A. Tobey rapporte que le groupe 3HO*, au syncrétisme caractéristique de la nouvelle religiosité, commence ses rassemblements de la sorte :
‘ The group gets up, stretches in the sun, then stands for the raising of two flags: the American flag and the “flag of the Aquarian nation,” which has white and yellow diagonal halves, and in the center a large blue Sikh symbol representing “Adi Shakti” (primal energy, the source of all creation). As the flags go up the group sings “God Bless America,” and the leader then directs them to send their “energy out to the nation as a whole, so that once again it can become a nation as a whole, so that once again it can become a nation whose trust is in God.” 70 ’Le patriotisme est ainsi reformulé et réaffirmé au sein du New Age, après une lecture interprétative et symbolique de l’histoire des Etats-Unis. La religiosité américaine est idéalisée et associée aux orientations du New Age, ce qui permet de mettre en avant le sentiment national et patriotique au sein même du discours spirituel. Dans le même temps, en s’appropriant les mythes fondateurs du pays, le New Age s’américanise fortement.
M. Ferguson, The Aquarian Conspiracy, p. 124.
P. Williams, Popular Religion In America, p. 125.
M. Ferguson, The Aquarian Conspiracy, p. 159.
R. Bellah, W. McLoughlin, Religion in America, pp. xii-xiii « acknowledged to be (and usually thinks of itself as being) one of the most religious nations ».
A. Tobey, « The Summer Solstice of the Healthy-Happy-Holy Organization » in R. N. Bellah, C. Y. Glock, The New Religious Consciousness, pp. 12-13.