3. Raison et sentiments : une tension récurrente

Au sein du New Age, nous assistons d’une part à une extension de la rationalité à des domaines qui en étaient jusque là exempts (cf. infra, VIII. B. 2. Une rationalisation qui s’applique au matérialisme comme au magique), et d’autre part au retour en force de l’émotionnel. Les discours New Age exhortent à retrouver une religion du cœur plutôt que de l’intellect, au relâchement des interdits sociaux internalisés, à une catharsis parfois physique grâce à des rituels et des états de conscience altérés (cf. infra, V. C. 1.). Dans l’histoire des Etats-Unis, cette tension entre le cœur et l’intellect se manifeste dès les premiers colons.

La colonisation se fait dans un climat très rationnel, le Calvinisme étant une religion de la raison, de l’intellect et de l’austérité. Troeltsch note à cet égard :

‘Le calvinisme a, en particulier, développé, comme les sectes et le piétisme, une extraordinaire rigueur aussi bien dans la continuité systématique et sans faille du travail et de l’obéissance professionnelle que dans le fait d’écarter les professions impies et sans amour. On a donc, non sans raison, qualifié ces groupes de « protestantisme ascétique » 80 .’

L’austérité se ressent dans tous les aspects de la vie quotidienne. C’est cette rigueur et ce rationalisme, qui, appliqués en toutes choses, permettent la création d’institutions, notamment dans le domaine scolaire, hautement performantes. Cette austérité, ajoutée à la rationalisation d’une croyance qui affirme que la plupart des hommes sont irrémédiablement damnés, conduit les habitants de Nouvelle-Angleterre à douter profondément de leur salut et de leur au-delà. « Calvinistically oriented Americans (probably three-fourths of the colonists) fully believed that they deserved to be “cast into hell” for their refusal to obey God’s command. » 81 , affirme McLoughlin.

Cependant, certains éléments, à l’inverse, sont d’ores et déjà le signe d’une importance accordée à l’émotion, qui va être amenée à se développer dès que l’occasion s’en présente. C’est le cas, comme l’affirme W. McLoughlin, de l’institution du mariage, qui est considéré comme un contrat civil, fondé sur l’amour et non pas l’intérêt. La tension entre intellect et émotion se manifeste donc en chaque Puritain, même si le premier fait loi dans la plupart des cas. R. Middlekauff retire de l’étude de deux hommes, C. Mather et S. Sewall, les conclusions suivantes :

‘Both types of Puritans felt what their ideas instructed them to feel. In both the intellect’s application of a highly articulated moral code displaced certain kinds of emotion. At times raw, spontaneous feeling burst through […]. But most of the time such spontaneity was absent: the model of what a Christian should be and how he should think and feel was too clear to escape. 82

Dans ce contexte, le Premier Grand Réveil (1730-1760) se manifeste par une vague impressionnante de conversions (révélation de la grâce divine, apportée de manière intuitive, directe et cathartique le plus souvent), qui touche communauté après communauté, et revêt une charge émotionnelle aussi extrême que l’est l’austérité Puritaine :

‘ Flamboyant and highly emotional preaching made its first widespread appearance in the Puritan churches (though by no means in all), and under its impact there was a great increase in the number and intensity of bodily effects of conversion – fainting, weeping, shrieking, etc. But we capture the meaning of the revival only if we remember that many congregations in New England were stirred from a staid and routine formalism in which experiential faith had been a reality to only a scattered few. The ideal of a regenerate membership was renewed, while Stoddardeanism and the Half-Way Covenant were called into question. Preaching, praying, devotional reading, and individual “exhorting” took on new life. 83

La tension entre l’émotion libérée par le Premier Grand Réveil et le rationalisme des institutions et des valeurs calvinistes, déjà présente en germe chez les premiers colons, se retrouve par la suite dans de nombreuses manifestations de la religiosité américaine, pour ne plus disparaître.

Notes
80.

E. Troeltsch, Protestantisme et modernité, p. 157.

81.

Ibid., p. 45

82.

R. M. Middlekauf, « Piety and Intellect in Puritanism » in J. Mulder and J. F. Wilson, Religion in American History, 1978, p. 83.

83.

S. Ahlstrom, A Religious History of the American People, pp. 286-287.