4. Les Grands Réveils : une histoire cyclique ?

Les périodes de « Réveil Religieux » obéissent, selon des historiens comme W. McLoughlin, à une séquence logique que l’on peut décrire ainsi :

  1. (1) tension entre le statu quo théorique et les préoccupations pratiques, qui génère une distorsion culturelle ;
  2. (2) une solution religieuse est proposée, en transformant les valeurs culturelles soit par une réorganisation interne, soit par l’incorporation de concepts venus d’autres cultures ;
  3. (3) un foisonnement religieux qui décline de toutes les façons possibles la solution proposée ;
  4. (4) une réaction aux excentricités de la période précédente ;
  5. (5) une intégration du nouveau statu quo à la culture majoritaire.

W. McLoughlin, le principal défenseur de cette vision cyclique de l’histoire américaine, considère qu’il y a eu, dans l’histoire des États-Unis, quatre Grands Réveils : le Premier (1730-1760) et le Second (1800-1830) sont généralement reconnus des historiens, le Troisième se situerait de 1890 à 1920 (et le « Gospel Social », ou Progressisme, serait l’une de ses expressions) et le Quatrième de 1960 à 1990.

S’il peut sembler parfois un peu exagéré de découper l’histoire de manière aussi systématique, et que sa description du Troisième Grand Réveil s’avère moins convaincante que les autres (la montée du « Social Gospel » ne s’accompagne pas de la même effervescence que le Premier ou le Second Grand Réveil, ni que la contreculture des années 1960 et 1970), l’analyse n’en est pas moins pertinente. D’autres historiens, sans pour autant accepter les cadres que propose McLoughlin, n’hésitent pourtant pas à mettre en lumière les équivalences entre certaines périodes. C’est le cas de P. Jenkins 84 , qui démontre le parallèle entre les manifestations qualifiées de « sectaires » des années 1910 à 1940 et celles des années 1960 à 1990. Il observe un même cycle, qui se compose dans un premier temps de l’émergence de groupes de spiritualité alternative, suivit d’une vague d’excès (de scandales) qui sensibilise l’opinion publique, une phase de spéculation médiatique sensationnaliste, et enfin une deuxième vague de scandales liés aux « sectes ».

La théorie de l’histoire cyclique est fondée en partie sur une interprétation psycho-sociologique de la religion. En effet, selon W. McLoughlin, chaque période de l’histoire religieuse fonctionne selon un paradigme différent, une conception du monde spécifique, de l’homme et du divin. Or, l’évolution technologique et sociale amène une transformation de la société, jusqu’au moment où la tension entre discours religieux et réalité est insoutenable.

Par exemple, à la veille du Premier Grand Réveil, se développe un sentiment de détresse totale par rapport à une damnation que l’on estime inévitable. A la veille du Grand Réveil des années 1960, le malaise s’exprime dans l’incapacité des jeunes à se plier au exigences du monde adulte, autant sur le plan politique qu’économique.

Dans ces périodes, l’éducation reflète les valeurs de l’ancien système et ne correspondent plus au monde réel. La distorsion culturelle se joue sur les générations émergentes, elle est d’autant plus importante, que ces périodes coïncident avec des explosions démographiques, comme le remarque Jenkins :

‘ Demographic changes play a role here and help explain the long cycles of concern that we noted above (Table 1.1). Each period of cult proliferation (what I call the phase of Emergence) occurred during the latter stages of a baby boom, a period of steep population growth and very high birthrates. In the first two decades of the twentieth century, American birthrates stood at a remarkable 30 or so per ‑1,000, almost double the modern figure; the national population grew at a faster rate between 1890 and 1915 than in any subsequent era, including the post-Second World War baby boom. In such an environment, new religions can successfully appeal to an unusually young community, who are more open to cultural innovation. Conversely, the dark fantasies of the Speculation phase years, the mid‑1930s and mid‑1980s, coincide with deep troughs in the national birthrate: at such times, an aging population with smaller families provides a natural audience for frantic warnings about the threat posed to the vulnerable young by homicidal cults. 85

Lors de ces périodes récurrentes au cours de l’histoire, c’est non seulement la structure, mais aussi la thématique, qui se reproduit. Ainsi, Jenkins note que les éléments millénaristes, syncrétistes, et ésotériques sont repris :

‘ In this last period [the 1920s], a Protestant evangelist like Aimee Semple McPherson imitated the rhetoric and pageantry of a Theosophist commune, while notionally Muslim sects like the Moorish Science Temple and the Nation of Islam both borrowed from New Age and Theosophical ideas. Meanwhile, a number of enterprising individuals concocted whole new synthetic religions out of the detritus of a dozen esoteric movements: Guy and Edna Ballard created their hugely successful I AM movement by plundering the various occult and New Age traditions of the day, while William Dudley Pelley's Silver Shirts tried to turn a cult movement into a national political party. 86

W. McLoughlin affirme également que chaque Grand Réveil a joué un rôle structurateur de l’identité américaine. En effet, l’ampleur nationale de ces phénomènes religieux unifie les expériences spirituelles des citoyens et renforce le sentiment d’unité nationale.

Le Premier Grand Réveil aurait eu pour effet, notamment par la circulation de prêcheurs itinérants, de créer l’embryon d’une culture nationale, et de préparer ainsi le pays à la Révolution de 1776. Les « Réveils » suivant produisent, quant à eux, une cohésion sociale permettant de traverser la Guerre de Sécession et les deux grandes guerres. Le Quatrième Grand Réveil fait face, semble-t-il, à un désarroi plus profond : le renversement de valeurs traditionnelles (la science devient une menace pour l’environnement, l’apparition du doute dans la politique étrangère avec la guerre du Vietnam, l’embourbement de l’état providence sous le poids de la bureaucratie, et enfin, l’échec du libéralisme).

L’hypothèse de W. McLoughlin est excessive car trop systématique, en particulier lorsqu’il aborde la période du Troisième Réveil, dont le caractère religieux et/ou spirituel n’est pas avéré. Sans adhérer à la périodisation systématique et régulière qu’il propose, nous retenons toutefois de son analyse un parallèle entre le Premier Réveil, le Deuxième, et le New Age, et la continuité existante entre la période contemporaine et d’autres périodes. Dans le New Age nous découvrons d’une part des résurgences thématiques d’éléments employés par les Transcendantalistes ou les Puritains, et d’autre part des schémas similaires à ceux des deux Grands Réveils.

Le New Age est aux prises avec des concepts dualistes (raison / sentiments, capitalisme / ascétisme, démocratie / élitisme) qui sont récurrents dans l’histoire des Etats-Unis. Ces concepts sont donc problématiques au niveau de la nation, ce sont des ambivalences de la société américaine dans son ensemble. Comme le montrent les parallèles que l’on peut faire avec les Grands Réveils, le New Age est donc la manifestation contemporaine d’une tension récurrente dans la société américaine.

Notes
84.

P. Jenkins, Mystics and Messiah: Cults and New Religions in American History, 2000, p. 13.

85.

P. Jenkins, Mystics and Messiah, p. 20.

86.

Ibid., p. 8.