2. Une tradition contreculturelle

Les mouvements religieux fondés dans les années 1960 ont été décrits comme des mouvements « contreculturels ». Si d’une part de nombreux thèmes fondateurs de ces mouvements prennent leur source dans l’histoire américaine traditionnelle comme nous venons de le montrer, il existe d’autre part une véritable « tradition contreculturelle religieuse » aux États-Unis. L’individualisme, le non-conformisme et la marginalité, dans le domaine religieux peut-être plus encore que dans tout autre, ont acquis au cours de l’histoire américaine une certaine popularité, et sont un sujet de fierté pour les New Agers. En effet, l’histoire de la religion aux États-Unis est l’histoire d’un sectarisme (au sens étymologique du terme, c’est-à-dire de « coupures ») sans cesse réitéré. Sectes protestantes, Nouveaux Mouvements Religieux, religiosité « hors église », autant de courants et de groupes qui se définissent en négatif par rapport à une norme.

Dans cette tradition contreculturelle, la colonie de Rhode Island occupe une place de choix, tout d’abord parce qu’elle instaure un précédent de tolérance religieuse basée sur la séparation entre le pouvoir séculier et les affaires religieuses. S. Ahlstrom affirme que, d’un point de vue historique, « la place de Rhode Island dans le développement de la religion américaine est une anomalie totale » 116 , étant donné que la réputation de la colonie surpasse de beaucoup son engagement réel. Cependant, il reconnaît que son histoire appelle à en faire un symbole :

‘ The commonwealth of Rhode Island and Providence Plantations has the longest name and the smallest area of any state in the American union, hence its name rather than its size is the better symbol of its vexed, often turbulent history. Conceived in Puritan “heresy” and maturing as a remarkable seat of religious pluralism […]. After Roger Williams and Anne Hutchinson established settlements, Baptists and Quakers flourished in the area and used it as a base point for evangelism. Anglicans and Congregationalists also founded significant churches. Still later its tolerance made it a colonial center of Judaism, and eventually it would come to have more Roman Catholics, in proportion to its population, than any other state in the Union. 117

C’est d’ailleurs à Rhode Island que se sont établies quelques-unes des premières sectes américaines, à savoir les Baptistes et les Quakers. Dès les premières décennies de colonisation américaine, une des particularités de la religion coloniale réside dans les schismes à l’infini, en dénominations, sectes, Nouveaux Mouvements Religieux, et autres groupes de toutes tailles. En 1975, on dénombrait aux États-Unis quelques 223 dénominations, sectes et Nouveaux Mouvements Religieux 118 .

De nouveaux groupes apparaissent régulièrement au sein de la société américaine, avec des fortunes diverses. Certaines périodes de plus grand foisonnement, voient également l’intensification des réactions de peur et de rejet au sein de la société 119 . Très peu de ces mouvements, proportionnellement, survivent la décennie de leur création, et moins nombreux encore sont ceux qui atteignent la postérité. Certains des mouvements qui ont survécu jusqu’à aujourd’hui sont : les Shakers (mouvement créé en 1776), les Mormons (1830), les Adventistes du Septième Jour (1860), ou les Témoins de Jéhovah (1872).

Cependant, la religion contreculturelle aux États-Unis se manifeste également dans des religiosités individuelles, longtemps négligées parce qu’ « invisibles » selon les critères habituels d’enquête et d’étude de la religion, qui ne prennent en compte que les groupes constitués (données chiffrables : nombre de membres de chaque église, nombre d’église de chaque confession, par exemple).

Si cette religiosité est aujourd’hui difficile à mesurer, son importance au niveau historique est quasiment impossible à évaluer. Depuis 1950 le nombre de membres des églises américaines baisse alors que le pourcentage de ceux qui se déclarent « croire en une forme de divinité » reste équivalent, la religiosité hors-église est donc en hausse. Parmi la religion invisible, une place prépondérante revient à ce que S. Ahlstrom appelle la « religion harmonique » :

‘Harmonial religion encompasses those forms of piety and belief in which spiritual composure, physical health, and even economic well-being are understood to flow from a person’s rapport with the cosmos. Human beatitude and immortality are believed to depend to a great degree on one’s being “in tune with the infinite.” 120

Les principes de cette religiosité s’acclimatent mal à la rigidité des institutions que sont les églises. Se situant donc aux frontières du religieux et du spirituel, cette religion harmonique – qui apparaît comme une constante dans l’histoire religieuse des États-Unis, avec des périodes de plus ou moins grande visibilité – s’appuie avant tout sur une fluidité des croyances ainsi qu’un refus de tout dogme. Cette orientation est intimement liée à la vision sociale et culturelle américaine de la liberté, qui met l’accent sur le non-conformisme à l’échelle de l’individu.

Certains thèmes sont récurrents, par exemple, le concept panthéiste selon lequel Dieu est le monde ; la relation intuitive de l’homme au cosmos et/ou à la Nature qui doit tendre vers une harmonie absolue ; l’idée que la rupture de cette harmonie provoque maladies physiques ou mentales, difficultés économiques et relationnelles ; le choix de techniques empiriques ; une attirance pour l’ésotérisme et le secret. Dans la religion harmonique, la théorie de la divinité de l’homme rencontre un succès non-négligeable. Il s’agit de réaliser cette divinité en étudiant les capacités et les limites de l’humain, notamment tout ce qui a trait aux phénomènes « psi* » et paranormaux.

Au niveau structurel, la religion harmonique est souvent antinomique de toute forme de hiérarchie, et par extension d’institutions, sa présence est extrêmement diffuse – au point d’être parfois compatible avec d’autres religions plus institutionnalisées. Par ailleurs, l’invisibilité même de ce type de religiosité implique que son rôle social est moindre, c’est une appartenance que l’on peut à loisir exhiber ou dissimuler.

Au cœur de cette religion invisible, on trouve un personnage : « l’homme en recherche » ou le « quêteur » (« seeker »), qui se définit par certaines caractéristiques : solitude, nomadisme, indépendance. La spiritualité nomade s’oppose donc à une spiritualité sédentaire, que définissent à la fois son immobilisme, ses limites, et la sécurité qu’elle offre. R. C. Fuller décrit ainsi le contraste entre les deux tendances :

‘ Organized religions are mindful of the boundaries that demarcate their special habitat. These boundaries consist of the rituals and doctrines that separate them from other religious groups as well as from the nonreligious. Habitation spirituality offers security, stability, and certainty to those who stay inside these boundaries. […]’ ‘In contrast, seeker spirituality represents the spiritual style of an explorer or sojourner, not a settler. Seekers forego the security and certainty of habitation spirituality in exchange for more personal freedom. They rarely expect to find absolute truths, but instead seek provisional truths; that is, wisdom that is practical in the sense of meeting everyday needs. 121

Le personnage du « chercheur » a été souvent décrit dans des romans métaphysiques initiatiques à succès (planétaire) : Jonathan Livingston Seagull (Richard Bach), L’Alchimiste (Paolo Coelho), Siddharta (Herman Hesse), qui sont devenus des ouvrages clés pour dans la religiosité « hors église ». Le solitaire mystique ici glorifié puise dans la tradition américaine du marginal, telle qu’elle est décrite par D. Royot :

‘ Le marginal a toujours occupé dans l’imaginaire américain une place de choix. Au sein d’une société où s’impose le besoin d’un idéal communautaire pour dominer l’espace, le sédentaire voit dans le personnage du déraciné un mirage de liberté. Le colporteur, le cowboy, puis le beatnik et le hippie répondent à un désir identique. Ils représentent l’insolite, l’errance et l’exil dans une société qui tolère voire encourage les rêves fugaces d’évasion pour rompre avec le conformisme, lui-même gage d’expansion économique et de paix sociale. Si entre le pionnier et le cosmonaute, la typologie du folklore américain paraît faite d’innombrables ruptures, elle recèle cependant des traits permanents que seule peut révéler une vision rétrospective 122 .’

Autosuffisance, indépendance, non-conformisme sont des qualités essentielles de personnages de la mythologie américaine, qu’ils soient pionniers, héros de la révolution, cow-boys, chercheurs d’or, ou « self-made men ». Le devoir de désobéissance civique, en particulier face à l’injustice, à l’abus d’autorité, ou à toute entrave aux « valeurs américaines » avait déjà été défendu par Thoreau, et constitue un point commun entre ces trois archétypes américains. Nous avons effectivement là, non seulement un archétype, mais, plus intéressant, un paradoxe : la marginalité devient la norme.

Notes
116.

S. Ahlstrom, A Religious History of the American People, p. 181, « the place of Rhode Island in the development of American religion is anomalous in the extreme ».

117.

S. Ahlstrom, A Religious History of the American People, p. 166.

118.

Source : S. Ahlstrom, A Religious History of the American People.

119.

P. Jenkins cite par exemple l’effervescence des années 1920, dans Mystics and Messiah, p. 4.

120.

S. Ahlstrom, A Religious History of the American People, p. 1019.

121.

R. C. Fuller, Spiritual but not Religious: Understanding Unchurched America, 2001, pp. 153-154.

122.

D. Royot, J-L Bourget, J-P Martin, Histoire de la culture américaine, p. 98.