3. Perpétuation du système inégalitaire

Les participants du New Age défendent l’idéologie d’une Amérique égalitaire, et en viennent souvent à minimiser les tendances inégalitaires socio-structurelles de la nation. La rhétorique patriotique est reprise et déclinée sur le mode spirituel dans la nouvelle conscience. Les expressions « America land of the free », « equal opportunity » jalonnent et rythment le discours des New Agers. Au cours des entretiens par exemple, les notions de liberté, d’égalité des chances, de diversité, ainsi que la position de leadership de la nation, sont le plus souvent mis en avant. La moitié des interviewés font également état d’une relation affective avec leur pays, même si plusieurs affirment expressément ne pas être « patriotes ». L’ambivalence est sans doute le sentiment le plus répandu parmi les enquêtés : 12 des 15 personnes ayant répondu à la question évoquent à la fois les aspects positifs et négatifs des Etats-Unis. Enfin, plusieurs répondants mettent l’accent sur la spiritualité du pays et/ou son rôle de leader dans ce domaine. En somme, les New Agers interviewés partagent une vision assez classique du « rêve américain », dans un idéal de liberté, d’égalité des chances, de glorification de la diversité, et de spiritualité, mais ils sont en général conscients d’une réalité parfois très éloignée de cet idéal.

Dans la littérature New Age, l’image du pays comme chef de file de la spiritualité alternative est encore plus présente. La déformation historique qui a resitué l’origine du New Age en Californie et non pas en Angleterre, a permis aux Américains de s’approprier le mouvement, et par la suite de se considérer chargés d’une mission spirituelle dans le monde, mission qui fait écho sur le plan religieux aux interprétations développées en politique et en économie. En effet, la « nouvelle conscience » en tant que phénomène américain, porté par des pionniers, manifeste aussi une volonté d’expansion dans le monde, d’évangélisation. M. C. Ernst remarque qu’il y a au sein du New Age, une conviction profonde du rôle des Etats-Unis comme modèle planétaire, et une croyance ferme que l’organisation politique et économique du pays constitue le contexte idéal au développement personnel et cosmique. 162 En ce sens, l’avènement de la nouvelle spiritualité se situe bel et bien dans la lignée des Réveils Religieux, qui ont aussi contribué à définir l’identité américaine, et renforcé le sentiment des Américains de participer à un élan à la portée mondiale.

Ainsi, un mouvement né de la contreculture, donc d’une critique de la société américaine, s’est transformé et en vient à renforcer le mythe américain dans toutes ses dimensions. En redéfinissant le sens accordé à l’américanité, il a permis à ces valeurs de survivre et de se développer. Les membres de certains mouvements réagissent d’ailleurs avec véhémence lorsqu’ est évoquée l’hypothèse selon laquelle le mouvement en question aurait surgi afin de combler certains manques dans la société américaine. Chris, membre de l’ISKCON, explique son point de vue :

‘I don’t think there’s anything wrong with American society! I think it’s a great country, and I’m really proud to be part of it. I didn’t leave society because there was something missing or anything… I had a great childhood, I love my family, my friends, my teachers, everybody! I just came to Krishna because it offered something more, because of the philosophy. 163

Dans la perception de cette dévote de Krishna, mouvement que R. Wallis qualifiait pourtant de « world-rejecting », la culture américaine n’est pas rejetée, au contraire, elle est l’objet d’une glorification.

L’effet de la contreculture, qui avait amené certains à douter du système américain, s’estompe donc dans le New Age, qui finit par exacerber et redorer les mythes et attitudes américains. Les parcours de certains porte-paroles du New Age, souvent présentés comme des exemples, des modèles à suivre, s’inscrivent totalement dans la logique de « success story » ou du « self-made man ». On peut citer par exemple, Swami Prabhupada, Carlos Castaneda, ou Deepak Chopra, véritables « self-made spiritual men ». L’histoire du premier, en particulier, qui a débarqué à New-York, en 1965, à l’âge de soixante-neuf ans, avec seulement trois dollars en poche, et une décennie plus tard avait fondé un mouvement d’envergure mondiale, avec plusieurs milliers de dévots, et quelque soixante-quinze temples et communautés dans le monde 164 , est largement colportée dans les milieux de la spiritualité alternative. D. Chopra, immigrant indien lui aussi, est parvenu à une reconnaissance internationale (et à amasser une richesse personnelle à la hauteur de sa renommée). C. Castaneda, né au Pérou, est devenu un auteur à succès après une vie d’aventurier.

De tels archétypes confirment le schéma : la spiritualité se traduit par une réussite matérielle aux Etats-Unis, pays de la liberté et de l’égalité des chances. Les trois biographies mettent en scène des immigrants, avec peu d’acquis économiques à l’origine. Ainsi, ce n’est pas la naissance mais le talent, la capacité de travail, et la spiritualité qui déterminent la réussite personnelle. Ces images sont très fortes pour les utilisateurs du New Age, et se retrouvent popularisées dans les ouvrages de « self-help ». A un autre niveau, le discours New Age selon lequel « you create your own reality » rejette le blâme de l’échec sur l’individu (et non pas sur la société) : si la réussite est individuelle – permise par une structure sociale égalitaire – l’échec l’est aussi. Ainsi s’effectue une aliénation supplémentaire, en cas d’échec. Celui-ci devient le signe, d’une part d’un manque de travail et/ou de talent ; et d’autre part d’une désunion d’avec le divin, d’une désharmonie cosmique. La culpabilité se reporte sur l’individu, même dans le cas de maladie ou d’accidents.

Le New Age peut également être perçu comme une expression culturelle qui distingue entre l’élite et le populaire. En effet, un certain nombre de pratiques qui s’apparentent au New Age sur le fond (thèmes) comme sur la forme (structure) sont pourtant exclues a priori de la définition habituelle du mouvement, en particulier les pratiques des minorités ethniques hispaniques et afro-américaines. La Santeria*, le Vaudou*, ou le « Curanderismo* » s’intègrent au sein de la culture de transformation personnelle, de holisme, tissent des relations privilégiées avec le Néo-Paganisme et le culte de la Déesse. L. Teish, par exemple, développe une religiosité féministe, magique et métisse dans son ouvrage Jambalaya, préfacé par Starhawk (porte-parole du mouvement Wicca*) :

‘The women’s movement has worked to reclaim women’s knowledge and power. This quest has led to a rejection of patriarchal religion and the rebirth of a nature-centered WomanSpirit movement. […]’ ‘Due to the guilt of the slave trade, those traditions of Mother Africa that survived under the stranglehold of Christianity in the “New World” have been labeled “superstition” and grossly exploited by the print and electronic media.’ ‘This is the garbage that we, the mothers, sisters, and daughters of the WomanSpirit movement, have inherited. […]’ ‘Let us begin our healing by reclaiming the word Voudou, (which means Life-Principle, Genius, and Spirit in the Fon and Ewe languages of West Africa). Let us pronounce it repeatedly and as proudly as we say witch. […]’ ‘This book concentrates on the Voudou of New Orleans. New Orleans Voudou is like Jambalaya, a spicy dish with many fine ingredients cooked together. It blends the practices of three continents into one tradition. It contains African ancestor reverence, Native American earth worship, and European Christian Occultism. 165

De même, le refus des chercheurs de considérer le New Age comme une religion en raison de ses composantes commerciales, pragmatiques, et/ou de sa parenté à l’industrie de loisirs, n’est pas sans rappeler la distinction existante entre culture d’élite et « culture populaire » (ou « highbrow » et « lowbrow ») qui opère selon des critères invisibles et mystérieux, comme le rappelle L. Levine :

‘How did one distinguish between “low,” “high,” “popular,” and “mass” culture? What where the definitions and demarcation points? The arresting films of Frank Capra, one of the 1930s’ best and most thoughtful directors, were labeled “popular culture” as was the art of Norman Rockwell, the decade’s most popular and accessible American painter. But the same label was also applied to a grade “B” movie produced with neither much thought or talent, or a Broadway musical comedy that closed after opening night. Why where all of these quite distinct expressions lumped together? What did they have in common? (It was certainly not their “popularity”!) What distinguished them from other forms of expressive culture that carried different hierarchical labels? 166

Dans le New Age non plus, les critères de hiérarchisation ne sont pas intrinsèques (contenu ou organisation), mais extrinsèques (définis par le niveau social des participants). Pourtant, certains aspects du New Age proposent une alternative au système américain. Les manifestations de spiritualité alternative des années 1960 et 1970, avec le développement de communautés, offrent un modèle économique et social différent, voire antagoniste, du modèle dominant aux Etats-Unis. Une forme de contre-pouvoir se créé dans le système de communication par réseaux, qui échappent au contrôle et au marketing traditionnels.

Les Nouveaux Mouvements Sociaux proches du New Age, de type alter-mondialistes ou d’écologie profonde, remettent en question le système américain sur le fond (libéralisme, capitalisme, mondialisation du FMI, exploitation des ressources naturelles) et sur la forme (organisation hiérarchique, communication par le biais des médias de masse, etc.). Dans le magazine Utne Reader de Juillet-Août 2002, un article invite tout un chacun à créer son propre empire médiatique, sous le titre : « Launch Your Own Media Empire ; The do-it-yourself communications revolution ». 167 L’auteur affirme :

‘Internet-based activist journalism is revising the rules of reporting and redefining the relationship between the observed and the observer. […] It’s all interactive, it’s all gloriously seat-of-the-pants, and it’s changing the way we will approach media in the future. […] That conflict [around ‘soft power’] is already under way, according to some observers, as mainstream media experts labor mightily discredit indy media reporting, as the FCC continues its baffling war against low-power radio, and as politicians debate ways to control content on the Internet. 168

Ce type d’activisme populaire (qui vient d’en bas, comme le souligne le terme « grassroot ») et interactif, caractéristique des Nouveaux Mouvements Sociaux, relève d’une dynamique proche de celle du New Age et implique souvent les mêmes participants.

Au sein d’un New Age qui se revendique comme l’héritier de l’histoire américaine, le discours de glorification est complété par une réelle appropriation de valeurs perçues comme « américaines » (méliorisme, pragmatisme, culte de l’efficacité, individualisme, libéralisme). Le New Age est un composite de mouvements segmentés, et une partie de ces mouvements reproduit le schéma inégalitaire du pays, cependant que d’autres groupes identifient les causes structurelles de ces inégalités et luttent contre le modèle dominant américain, et l’aliénation qu’il peut générer. Dans l’ensemble, les New Agers revendiquent l’américanité du mouvement, et ils puisent dans l’histoire de leur pays légitimité et respectabilité. Le processus de sélection et de représentation à l’œuvre ici est caractéristique du New Age, qui emprunte, assemble, et compose avec la science historique, pour en faire une construction mythologique pleinement appropriée.

Notes
162.

M.C. Ernst, Le mouvement religieux contreculturel, p. 434.

163.

Entretien avec Chris, 01-05-2000.

164.

B. Rochford, Hare Krishna in America, 1985, p. 10.

165.

L. Teish, Jambalaya, pp. ix-x.

166.

L. Levine, Highbrow/lowbro : the emergence of cultural hierarchy in America, 1988, p. 6.

167.

C. Cox, Utne Reader, « Launch Your Own Media Empire ; The do-it-yourself communications revolution », July-August 2002, vol. 112, pp. 14-15.

168.

Id., p. 15.