3. Mouvements sectaires et islamistes et reconquête d’une dignité noire

Dès les années 1920 eut lieu une prolifération des formes religieuses spécifiquement afro-américaines au service d’une population souvent défavorisée et en quête de pouvoir, de dignité et de fierté ethnique. Les mouvements sectaires comme le « Father Divine Peace Mission », ou le mouvement de Sweet Daddy Grace se situent dans la lignée de l’affirmation de la joie de vivre caractéristique de la religiosité de l’Afrique Occidentale, qui caractérise les religions afro-américaines du continent.

Contrastant avec ces mouvements orgiaques (du moins à l’origine), les mouvements islamiques afro-américains réinstaurent la rigueur et la dignité. L’Islam affirme l’égalité des races, et l’accent est mis sur la quête de justice sociale, dans une logique de réaction et de coupure avec une société oppressive qui relègue toute une partie de la population au second plan. Le chemin de la quête identitaire et de l’acquisition de pouvoir est envisagé de manière plus sobre, mais la parenté structurelle avec le New Age n’en est pas moins frappante.

En effet, l’Islam afro-américain est une religiosité ouvertement non-conventionnelle, et ce choix est, pour les participants, l’expression d’une critique à l’égard de la société et des religions traditionnelles qui cautionnent le système. Tout comme le New Age, l’Islam afro-américain est morcelé et se décline en plusieurs variantes. A leurs débuts, les mouvements (le « Canaanite Temple » créé en 1913 par Noble Drew Ali, qui devient le « Moorish Science Temple » en 1928 ; « Islamic Mission of America » créé en 1924 par Shaikh Duod Faysal ; et « Nation of Islam » dont l’origine remonte à 1946 sous l’impulsion de Elijah Muhammad) sont caractérisés par un syncrétisme religieux où se rejoignent la Bible, le Coran, la Franc-maçonnerie, et l’influence du mouvement Ahmadiyya 182 . L’Islam afro-américain, comme le New Age (dans l’un comme dans l’autre, l’approche religieuse prime sur l’approche intellectuelle et rationnelle), développe sa propre mythologie :

‘On observe, avec Drew Ali [en 1928], une mise à distance de l’histoire, de la politique, de la culture africaine caractéristiques des écrits de Blyden, Duse et Garvey, tandis que l’accent était mis sur la mythologie, les légendes, l’histoire secrète du Noir. 183

Certains groupes utilisent un cérémonial mystique inspiré de la Franc-maçonnerie, et la plupart mettent l’accent sur le rapport direct entre Dieu et l’homme. La préoccupation de l’ici-bas coexiste avec celle de l’au-delà :

‘Chacun de ces deux mouvements [Moorish Science Temple of America et Nation of Islam] offrait, en fait, dès l’origine, un modèle religieux qui mettait l’accent tout autant sur le matériel que sur le spirituel, sur la vie dans l’instant et non plus uniquement dans l’au-delà. Les deux prônaient le sens de l’initiative et de la responsabilité individuelles, le respect de la vie familiale, le goût du travail et d’une vie frugale, le développement d’un système économique indépendant de la société hégémonique euro-américaine. 184

En cela, la parenté avec le New Age – auquel il est souvent reproché son orientation excessivement séculière – est évidente. De même, le positivisme et l’utilitarisme ont une place équivalente dans l’Islam afro-américain et dans le New Age. Les deux mouvements peuvent jouer auprès de leurs membres le même rôle d’acquisition de pouvoir, notamment pour des personnes en quête d’identité (cf. infra, VI. B.). Il y a en effet au sein de l’Islam afro-américain, et de manière paradoxale, une reformulation du credo moralisateur et puritain, de la « work ethic » :

‘[The Nation of Islam] advocated a race‑conscious version of the traditional American work ethic. […] The Muslims provided an intangible psychological lift to working‑class blacks. [A]cquiring a sense of community was the foremost reason why people joined the Muslims, but even those who never joined learned from the Muslims to respect their race. The Nation insisted on a strict and well‑ordered patriarchal family life – they understood what the ghetto was doing to black men and the black family […] – and offered a means by which black men could reclaim a sense of worth. Taken together, these strengths made the Muslims a prominent part of some inner‑city lives. 185

Il y a dans l’Islam afro-américain une volonté d’affirmer les différences afin de les valoriser. Poussée à l’extrême, comme au sein de « Nation of Islam », une telle logique peut aboutir au racisme anti-blanc, accompagné d’un discours sur l’impossibilité d’intégration des noirs et des blancs, une rhétorique de la haine, l’activisme politique (notamment dans les années 1960 et 1970 avec les Black Panthers), et le millénarisme (l’an 2000 doit marquer le règne de la Nation Noire sur terre). Dans ce contexte, l’importance de la communauté est exacerbée :

‘[Les cultes islamiques apportaient une] réponse communautaire à la quête identitaire profonde des Noirs privés de repères, sensibles à tout ce que le mot « Islam », symbole d’une communauté retrouvée, pouvait évoquer de rupture avec une société oppressive. 186

Le mouvement « Nation of Islam » s’attaque au racisme, et refuse expressément de percevoir les liens entre race et classe. En cela, à la différence des « Black Panthers » (qui envisagent un mouvement multi-racial et conscient du classisme), les mouvements nationalistes afro-américains se heurtent au problème récurrent de la fin du XXème siècle : la récupération par la société de consommation, en particulier des aspects culturels, récupération qui provoque une dilution des enjeux réels :

‘The nationalists faced a predicament that was irresolvable by their own terms. It is difficult to see how they could have built any economic independence except through capitalist strategies, which inevitably meant the development of an entrepreneurialism and, just as inevitably, the emergence of a black middle class. Carried out through the exploitation of consumers, that entrepreneurialism also meant assimilation into mass culture and the destruction of genuine cultural autonomy. Under those circumstances, Black Nationalism in America was doomed to be a program of economic and political assimilation gilded over by a facade of contrived, exaggerated, or nostalgic cultural expression. 187

Ces nombreuses ressemblances structurelles et théologiques expliquent en partie le peu d’intérêt pour le New Age dans la communauté afro-américaine : en effet, il existe un mouvement spécifiquement orienté vers la culture et la communauté noire qui remplit les mêmes fonctions. En outre, le racisme anti-noir est de facto inexistant dans les mouvements islamiques afro-américains (ce qui n’est pas nécessairement le cas dans le New Age), et l’effort d’intégration (raciale ou ethnique) est donc épargné aux membres.

Notes
182.

Secte fondée en Inde à la fin du XIXème siècle par Ghulam Ahmad, qui considère la relation à Dieu et l’expérience de la Révélation comme source de la religion.

183.

F. Clary, « Vers une américanisation de l’Islam ? », in Revue Française d’Etudes Américaines ; Le Fait religieux aux Etats-Unis : Approches culturelles et cultuelles, No 95, Février 2003, p. 47.

184.

F. Clary, « Vers une américanisation de l’Islam ? », p. 35.

185.

D. Steigerwald, The Sixties and the End of Modern America, 1995, p. 220.

186.

F. Clary, « Vers une américanisation de l’Islam ? ».

187.

D. Steigerwald, The Sixties and the End of Modern America, p. 224.