3. L’ethnicité dans le New Age : discours et limites

La plupart du temps les Nouveaux Mouvements Religieux développent leur attrait pour une population spécifique. Autant le New Age semble attirer une majorité de Caucasiens 208 , autant d’autres mouvements sont – de manière plus ou moins explicites – tournés vers les populations afro-américaines, hispaniques, ou autres. Souvent la catégorisation est encore plus précise. Ainsi, dans son œuvre de description extensive, America’s Alternative Religion, T. Miller repère-t-il par exemple les « Afro-américains American Freedom Movements ». 209 Cependant, la correspondance entre ethnicité et appartenance religieuse semble moins indispensable dans l’après-guerre qu’elle ne l’était avant. Avec M. C. Ernst, nous pouvons remarquer plus de fluidité dans ce domaine :

‘L’on remarquera que la période d’après-guerre vit un nombre croissant d’Américains non orientaux s’intéresser au bouddhisme, alors que les communautés japonaise et chinoise tendaient au contraire vers l’américanisation et la conversion au christianisme. Depuis 1945, l’affiliation à la tradition religieuse ancestrale semble avoir perdu de son importance en tant que facteur d’unité ethnique. 210

Si la correspondance entre ethnicité et religion ne semble plus nécessaire et obligatoire, elle n’en reste pas moins une réalité dans la plupart des cas. En ce sens, ce phénomène concorde avec ce que l’on peut observer dans la société américaine en général : la ségrégation qui était imposée avant les années 1960 s’est mutée en une séparation, à la fois choisie (pour des raisons communautaires), et imposée de manière insidieuse par des mécanismes complexes.

Le New Age quant à lui, tient un discours qui met l’accent sur le fait que les découpages raciaux, ethniques et nationaux sont arbitraires, et qu’il s’agit de les transcender. La vision plus large de la nouvelle spiritualité nous replace dans l’univers, (que certains croient fermement être habité par d’autres que nous), et dans ce contexte notre humanité nous unit par-delà toutes les différences triviales. Le New Age ne raisonne plus depuis une culture, un pays, un continent, mais bien depuis la planète : nous partageons tous les mêmes ressources naturelles, ainsi que le même sang. Le syncrétisme implique que toutes les traditions religieuses et spirituelles sont des émanations de la même réalité divine, donc qu’il n’y a pas de culture qui soit meilleure qu’une autre.

Les différents groupes se tournent souvent vers des cultures spécifiques : en ce qui concerne la Conscience de Krishna et le Chopra Center il s’agit de l’Inde, alors que pour le Fireweed Eagle Clan les enseignements viennent principalement de la culture amérindienne. Le New Age de manière plus générale puise dans les cultures aboriginales des cinq continents :

Ces emprunts culturels ne sont pas toujours à sens unique, puisque la plupart des mouvements mènent aussi des actions internationales. Les adeptes de Krishna font de nombreux voyages dans le monde entier, et ils fournissent de l’aide alimentaire, médicale, et autres pour les nécessiteux en Inde. Par ailleurs, leurs liens très forts avec la communauté indienne aux Etats-Unis montre bien que ce mouvement a su rester fidèle à la tradition hindoue sans pour autant tomber dans le piège d’une « romantisation » quelque peu impérialiste, ce qui est – nous le verrons plus loin – un des principaux travers du New Age dans sa quête d’unification et de partage interculturels.

Ainsi, le New Age et dans son sillage nombre de mouvements, ont réellement une portée mondiale. P. Heelas note que « the New Age is of global scope. » 211 Les Nouveaux Mouvements Religieux les plus importants, tels l’Eglise de la Scientologie*, le Bouddhisme Tibétain*, les centres Zen*, ISKCON, etc., ont souvent des centres dans de nombreux pays occidentaux et certains en ont dans le monde entier. Cela s’explique par plusieurs facteurs.

Tout d’abord le fait que des Nouveaux Mouvements Religieux comme le New Age s’adressent en priorité aux classes moyennes est un facteur de conformisme, même à l’échelle internationale. En effet, comme le note P. Heelas : « the middle to upper-middle professional classes [is] the category of the population which is most uniform across cultures. » 212

Ensuite, on assiste à un phénomène de mondialisation, phénomène que l’on observe au cours de ce siècle à tous les niveaux : économique, culturel, financier, politique. De par les nouvelles technologies de communication, de transport et de traitement de l’information, la conception du monde est devenue de plus en plus globale, planétaire. Au niveau politique, apparaissent des organisations non-gouvernementales à vocation universelle (ONU, Greenpeace, Amnesty International,…). Dans le monde de la finance, la bourse fonctionne dorénavant en continu. Dans le domaine économique la tendance est à la fusion entre entreprises de différents pays, aux monopoles des multinationales. Enfin, au niveau culturel, la mondialisation se traduit la plupart du temps par une américanisation (musique, cinéma, modes alimentaires, etc.). Le New Age, en tant que phénomène culturel typiquement américain, se trouve donc lui aussi exporté vers de nombreux pays.

Cependant, on constate à un autre niveau dans le New Age bien souvent des attitudes d’ethnocentrisme, voire de xénophobie. En effet, la conception mythique d’un Nouvel Age, que W. Hanegraaff appelle le « New Age sensu stricto » 213 , s’est bâtie autour d’une conception cyclique de l’histoire, qui veut que l’humanité, après avoir traversé l’ère astrologique du Poisson – représentée par le Christianisme, le poisson étant un symbole graphique pour le Christ au temps des premiers Chrétiens – entre maintenant dans l’ère du Verseau. 214 Hors, comme le remarque W. Hanegraaff, cette vision du monde (qui présente par ailleurs d’autres inconvénients, que nous verrons plus loin) fait état d’un certain ethnocentrisme :

‘Special mention must be made of the fact that New Age visions of history are characterized by a remarkably exclusive concentration on western developments. Not the “spiritual” east, as one might expect, but the Christian west is consistently highlighted as the center stage for those historical events which have been essential to humanity’s spiritual evolution. This “ethnocentric” focus betrays a latent ambivalence which I believe goes to the heart of the New Age religion. 215

Cette tendance s’exprime aussi dans la centralité qu’occupe la figure du Christ dans les mythologies de la « nouvelle conscience ». En effet, alors que ces formes de religiosité proclament haut et fort que toutes les formes de religions ne sont que différentes expressions d’une même vérité spirituelle, et donc que des entités comme Bouddha, Mahomet, Jésus, Lao-Tseu, sont tous des « avatars* » de la divinité, le Christ reste un référent central, bien plus cité que les autres. Ce genre d’attitude se retrouve aussi dans la littérature populaire New Age, dont The Celestine Prophecy (écrit par J. Redfield) 216 , roman initiatique où le narrateur part dans les Andes péruviennes, à la découverte d’un manuscrit à l’importance capitale pour l’avenir spirituel de l’humanité. Un des arguments en faveur de l’authenticité du manuscrit en question, c’est qu’il est écrit en araméen :

‘The priest assured me that the scholars who first translated the Manuscript were absolutely convinced of its authenticity. Mainly because it was written in Aramaic, the same language in which most of the Old Testament was written. 217

Le principal critère d’authenticité pour un artefact reposant dans les pyramides des Andes, et qui a vocation de révélation à l’échelle planétaire, repose donc sur l’utilisation d’une des langues originelles de la Bible !

On trouve par ailleurs dans ce best-seller de la « nouvelle conscience », d’autres éléments qui soulignent l’attitude américaine de méfiance à l’égard de tout ce qui n’est pas américain, européen, ou du moins anglophone. Par exemple, aucun des guides initiatiques n’a besoin de traducteur pour communiquer avec le narrateur : bien que l’on soit au fin fond du Pérou, les seules personnes qui aient conscience de l’importance de la quête pour le manuscrit sont la plupart du temps américaines, et parfois des péruviens qui parlent un anglais parfait. Par moments, cette méfiance se mue presque en une xénophobie latente :

‘I struggled to smile, then gave him [the taxi driver] the name of Dobson’s hotel although part of me wanted to go straight to the airport and take the first plane back to the States. […]’ ‘The streets were filled with people, mostly native Peruvians. But here and there I passed some Americans and Europeans. Something about seeing the tourists made me feel safer. 218

Même lorsqu’ils se tournent vers le monde pour y puiser des enseignements ésotériques et spirituels, les Américains conservent une certaine méfiance envers les autres pays, et une grande fierté d’être Américains. Ainsi, les Andes péruviennes peuvent être majestueuses de beauté, et receler des trésors de spiritualité, au niveau politique elles restent pour le narrateur extrêmement suspectes. Les militaires péruviens sont d’ailleurs décrits par moments comme des monstres sanguinaires qui n’hésitent pas à tuer leurs compatriotes.

Cette attitude de méfiance et de supériorité implicite du système américain peut aussi s’exprimer par une idéologie plus insidieuse, mais bien plus décriée par ceux qui s’en considèrent les victimes : ce que l’on pourrait qualifier d’impérialisme, et que L. Donaldson désigne par « néocolonialisme postmoderne » :

‘I use the term postmodern neocolonialism to describe these configurations: postmodern because they deterritorialize and consume aboriginal spiritual traditions in particular ways and neocolonial because […] they reproduce historical imperialism […]. The former emphasizes the particular modes associated with late capitalism, while the latter signifies the West’s continuing economic control of American Indian societies even after granting them the status of self-determining “nations.” 219
Notes
208.

Terme technique utilisé par le recensement pour désigner la population blanche d’origine européenne aux Etats-Unis.

209.

T. Miller (ed.), America’s Alternative Religion, 1995, p. viii.

210.

M. C. Ernst, Le mouvement religieux contreculturel, p. 30.

211.

P. Heelas, The New Age Movement, p. 120.

212.

Ibid., pp. 120-121.

213.

W. Hanegraaff, New Age Religion and Western Culture: Esotericism in the Mirror of Secular Thought, 1996, p. 94.

214.

Pour une bonne description de cette théorie des cycles, voir J. Vernette, Le New Age.

215.

W. Hanegraaff, New Age Religion and Western Culture p. 303.

216.

J. Redfield, The Celestine Prophecy, 1993.

217.

J. Redfield, The Celestine Prophecy, pp. 8-9.

218.

Ibid., p. 30.

219.

L. Donaldson, “On Medicine Women and White Shame-ans: New Age Native Americanism and Commodity Fetichism as Pop Culture Feminism,” Signs: Journal of Women in Culture and Society, 1999 spring, p. 680.