2. Naissance et maturation du « New Age »

Si les principes théoriques du New Age sont en place dès les années 1970, le mouvement ne prend forme en tant que tel que dans les années 1980, avec le développement de certaines caractéristiques essentielles – l’aspect commercial, la conscience d’un réseau informel non-hiérarchisé global, la communication. Plusieurs hypothèses permettent d’expliquer ce décalage temporel :

- Dans les années 1970, les participants sont entraînés dans l’expérimentation et fascinés par le foisonnement des groupes. Chaque groupe est quant à lui préoccupé par sa dynamique interne.

- Dans les années 1980 le mouvement gagne de la maturité, les participants prennent conscience d’une synergie entre les différents groupes et élargissent leurs préoccupations.

- Le retour de la politique conservatrice (élections de Reagan et Bush) favorise l’expression commerciale, plus discrète et rentrant dans un « cadre » connu (à la différence des pratiques ascétiques, plus aliénées de la société américaine). Le mouvement « anti-sectes » qui fait un amalgame entre les différents groupes favorise la prise de conscience d’une cause commune.

- C’est également dans cette décennie que se développe un réseau qui relie les groupes, s’appuyant sur les nouveaux modes de communication et en particulier Internet.

La visibilité du mouvement s’accroît avec la première « Foire New Age » (en 1978) et la parution de The Aquarian Conspiracy, de M. Ferguson, véritable « manifeste du New Age ». R. Kyle affirme à ce sujet :

‘ At first the news media gave the New Age little attention, regarding its participants as hangovers from the counterculture –­ simply aging hippies. But the mid to late eighties saw the secular news media get on the bandwagon. Thanks to several developments, the New Age became something of a household word. Two 1987 events – Time's feature article on the New Age and the publicity given tothe Harmonic Convergence – made the New Age well known. Celebrities embraced the New Age; business corporations enrolled employees in New Age seminars; New Age books sold well; and in general, the New Age became part of the pop culture. 271

Dans les années 1980 les membres du New Age découvrent et se passionnent pour le « channeling » et l’engouement pour les cristaux, au point que ces nouveaux centres d’intérêts deviennent pour le grand public synonymes du New Age.

Le channeling s’apparente au spiritisme, puisqu’il s’agit d’une entité absente qui s’exprime par l’intermédiaire non plus d’un médium mais d’un « channel » (la traduction la plus proche en français serait « canal », mais c’est le terme anglais qui est utilisé en France). La principale différence d’avec le spiritisme, réside dans l’identité de l’auteur, non plus l’esprit d’un défunt mais le plus souvent un « ascended master » (grand maître de la tradition ésotérique, Jésus, Bouddha, Mahomet, mais aussi des maîtres jusqu’alors inconnus). Ces entités s’adressent aux humains depuis un monde parallèle. Les théories explicatives du phénomène, formulées par des participants, sont de plusieurs ordres, l’une des plus courantes étant que le « channel » puise directement ses informations dans la « conscience universelle » :

‘[Channeling’s] practitioners believe that they can use altered states of consciousness to connect to wisdom emanating from the collective unconscious or even from other planets, dimensions, or historical eras. They apply their insights to financial affairs, career issues, relationships, and the resolution of emotional problems. 272

Le processus en lui-même varie selon un éventail de possibilités, du plus théâtralisé au plus banal. Certains « channels » (l’équivalent du médium) s’auto-hypnotisent, s’endorment, entrent en transe, changent de timbre de voix et de vocabulaire, et décrivent des réalités d’autres époques avec force de précision et de détails. Pour d’autres, l’état de conscience altéré est à peine visible (s’apparentant à un effort de concentration, ou à fermer les yeux), la voix et l’élocution du « channel » ne se modifient pas, et les informations « channelées » ressemblent à du conseil ou de la psychologie élémentaire. Parfois, le « channel » transmet son message par le biais de l’écriture. Par exemple, certains livres, comme l’immensément populaire Course in Miracles 273 , sont selon leurs auteurs entièrement révélés par une « entité » (ou « ascended master »).

L’ensemble des enseignements émis dans le cadre du processus de « channeling » a articulé les thèses du New Age avec précision, élégance rhétorique, et une autorité inspirée par la position de l’auteur supposé :

‘To the contrary, channeling was the instrument through which the New Age was articulated and the supernatural entities who spoke were the authority, at least initially, for New Age teachings. 274

Le channeling, proche parent du spiritualisme, se revendique cependant comme un phénomène distinct. De la même manière, le New Age est une reformulation des religions harmoniques mais affirme son identité autonome.

La popularité des cristaux (qui demeure somme toute passagère) dans le New Age coïncide avec l’importance du channeling, en partie parce que l’utilisation des cristaux découle de l’enseignement prodigué par le channeling, qui a utilisé de son autorité naturelle pour préconiser cette technique à des fins purificatrices, d’harmonisation, de guérison de soi, et de guérison de la planète. Ainsi, un nombre croissant de pèlerins spirituels parcourent la planète afin d’enterrer des cristaux dans les « vortex » de Gaïa*, tout comme un acupuncteur plante des aiguilles dans les différents chakras* du corps humain.

Les fondements scientifiques de l’utilisation des cristaux sont inexistants, et même après des efforts conséquents de la part des défenseurs de cette technique, aucune preuve de leur efficacité n’a pu être mise en évidence :

‘[…] the use of crystals rested entirely on channeled material. As crystals gained popularity, there was an attempt to justify their use with scientific data, and several very lengthy and carefully argued apologies appeared by people who obviously knew their crystallography. However, in the end the more honest had to admit that there was no science behind the use of crystals; it was entirely a matter of belief in a ‘spiritual’ energy possessed by crystals. 275

Dans un pragmatisme caractéristique des participants du New Age, et des résultats qui tiennent à la fois de l’effet placebo et des talents intuitifs de certains praticiens qui utilisent les cristaux comme support pédagogique, la popularité des cristaux n’a pas été entamée par l’absence de preuves scientifiques de leur efficacité. Ce pragmatisme s’applique d’ailleurs aussi bien au channeling dans son ensemble, qu’à l’utilisation des cristaux :

‘ Nevertheless, many channels exhibit only scant interest in debates about whether channeling is, or is not, a manifestation of the paranormal. Instead, their attitude is pragmatic. “I couldn’t care less about where this information comes from or whether the beings that I channel are real,” many insisted. “The only important thing is whether the information they provide is true, whether it makes my life better.” With characteristic American practicality, they insist that these dramatic, sometimes uncanny, experiences, which may include encounters with angels, aliens, or Ascended Masters, have a positive effect on their relationships and careers. This willingness to suspend disbelief and open the self to messages from other places, other times, is the defining feature of the channeling zone. 276

Si le New Age est le descendant direct de la révolution contreculturelle, c’est également un mouvement qui a atteint sa maturité alors que la contreculture était largement immature, comme le prouve d’ailleurs la brièveté de son existence. En effet, le mouvement New Age, contrairement au mouvement Hippie, s’adresse à l’ensemble de la population et non pas exclusivement aux jeunes. De plus, c’est un mouvement infiniment moins contestataire et moins provocateur, même s’il n’a pas abandonné l’espoir de transformer la société et le monde. Sa maturité s’exprime également dans les compromis qu’il est capable de faire (présence de tous les courants politiques, alliances avec des valeurs américaines traditionnelles et diverses institutions, capacité à se mettre au service d’entreprises ou d’administrations). Il a su abandonner les composantes les plus extrêmes de la contreculture, même si certains éléments sont encore marginalement présents (expérimentations sexuelles et avec les drogues).

Dans les années 1980 on assiste donc à une évolution des expressions religieuses alternatives, et à la naissance du New Age. Ce dernier apparaît tout d’abord comme un mouvement consensuel. Les New Agers ne cherchent pas à faire rupture ou à scandaliser, mais à (re-)trouver leur place dans la société (pour ceux d’entre eux qui s’étaient marginalisés par leur appartenance à la contreculture). Cette acceptation sociale est même la condition nécessaire pour que le New Age puisse atteindre son objectif, à savoir, transformer la société dans son ensemble. L’aspect consensuel est aussi facilité par la fluidité du New Age, son refus du dogmatisme, de la vérité unique, et qui permet l’expression de manifestations variables et éphémères.

Notes
271.

R. Kyle, The New Age Movement in American Culture, p. 65.

272.

M. F. Brown, The Channeling Zone: American spirituality in an anxious age, 1997, p. 6.

273.

Ensemble d’enseignements spirituels rassemblés en un imposant manuel (plus de 600 pages) et son cahier d’exercices, publié en 1975 par la « Foundation for Inner Peace ».

274.

J. G. Melton « The Future of the New Age Movement » in E. Barker, M. Warburg, New Religions and New Religiosity, 1998, p. 138.

275.

Ibid., p. 139.

276.

M. Brown, The Channeling Zone, 1997, pp. 13-14.