3. Nouvelle perception temporelle

La perception du temps et de l’histoire est donc modifiée dans le New Age, tant pour l’histoire personnelle (autobiographie) que pour l’histoire du mouvement. L’une des principales évolutions correspond au passage d’une vision linéaire de l’histoire à une vision cyclique, en quelque sorte un retour « pré-moderne », que N. Drury associe avec une conception orientale du monde :

‘One of the major distinctions between the major Eastern and Western religions is that Eastern perspectives tend to be cyclic and Western frameworks linear, in dealing with their essential concept of Creation. […] The noted scholar of comparative religion, Mircea Eliade, has referred to this as the distinction between cosmos and history: one framework embracing continuous cycles of time, the other dealing with finite beginnings and endings. 294

Cette conception cyclique de l’histoire est à la source du mythe du New Age, selon lequel nous assisterions bientôt à l’avènement de l’ère du Verseau. En effet, selon différentes croyances anciennes, telles celle de l’âge d’or, ou astrologique, l’humanité semble être sur le point d’entrer dans un nouveau cycle. 295 En ce sens la « nouvelle conscience » n’est pas seulement tournée vers le « ici et maintenant », mais aussi vers le futur – envisagé en tant qu’utopie et non réalité. Le passé, quant à lui, est investi d’une valeur particulière, proche de celle du mythe et du conte de fées.

Le New Age, par le biais des « channelers », réinvente un passé basé sur certains mythes obscurs mais fertiles : Atlantis ou Lémuria par exemple sont des sujets de prédilection pour les « entités » qui s’expriment par la bouche des channelers. De même, certaines périodes historiques revêtent une signification particulière. C’est le cas, par exemple, de la préhistoire, de l’Égypte Antique, de l’époque du Christ, et du Moyen-Age, qui reviennent souvent dans les récits d’exploration des vies antérieures. Les raisons de la popularité de ces périodes précises sont diverses : importance de la religion féminine, ou panthéiste, ou magique, identification à la situation des premiers Chrétiens, persécutés, mais dont la foi finira par gagner le monde, importance de la tradition occulte et de la symbolique, présence de mythes (quête du Graal par exemple).

Dans un usage syncrétique et poétique de la science historique, et également de l’anthropologie, la réalité historique est réinterprétée à la recherche de confirmation des idéologies New Age, notamment en ce qui concerne le mythe d’un passé préhistorique matriarcal. L. Shlain, avec son livre The Alphabet Versus the Transcendantalisme, a touché un large public. Il défend la thèse selon laquelle le matriarcat était la grande religion de la préhistoire, tout en utilisant le concept de cerveau gauche-cerveau droit, et en accusant l’alphabet (symbole de l’intellectualisation s’il en est) de la perte de pouvoir des femmes et de la domination masculine. Dans le même moment, il redonne un élan à une conception cyclique de l’histoire, et il associe religion masculine à des notions de hiérarchie, oppression, guerre :

‘ Mellaart concluded that women had created Neolithic religion, developed agriculture, and controlled its products. He believed these factors explained the absence of military castes, central authority, and a science of warfare in Neolithic times. Archaeologists have not unearthed positive proof that Neolithic people ever fought organized wars.’ ‘Evidence has steadily mounted that the fertile female statues were not part of a “cult” – they were icons of the Neolithic culture’s major religion extant between 10,000 and 5,000 years ago. 296

Ainsi la nouvelle spiritualité se crée et s’approprie le passé aussi bien que l’avenir, recyclant d’anciennes croyances. M. J. Ferreux note à ce sujet :

‘Le mythe dans le New-Age, par la loi des cycles cosmiques nous ferait rentrer dans une période favorable pour l’évolution de l’humanité (ère du Verseau), l’utopie permettrait la création d’une société idéale prête à accueillir le Messie qui, lui-même, instaurerait l’âge d’or. Ainsi, l’on retrouve les trois temps auxquels s’intéresse le New-Age: le mythe (le passé), l’utopie (le présent) elle serait à créer ici et maintenant et le messianisme (le temps à venir). Ces temps sont liés entre eux de façon cyclique. 297

S’agit-il d’une tendance spécifique aux Nouveaux Mouvements Religieux ou typique de toute démarche spirituelle – par opposition à une religion organisée ? M. J. Ferreux semble adopter la deuxième hypothèse :

‘Si la religion repose sur un temps linéaire et collectif (celui du récit), la spiritualité, elle, par son investigation dans le passé, le présent et le futur (voyance, astrologie, numérologie…), par sa répétition dans différents registres donne une perception confuse du temps et de l’espace. 298

Même des Nouveaux Mouvements Religieux très structurés tels l’ISKCON, comportent ce « flou » historique. En effet, les membres de l’ISKCON ne considèrent plus l’histoire de manière linéaire mais cyclique, dans une acception orientale. J. Beckford remarque à ce sujet :

‘The distinctive characteristic of the Hare Krishna movement is that it dissolves the dominant western categories of time in a potent fusion of myth, ancient history, and actuality. 299

Pour les New Agers, le même réductionnisme qui domine l’Histoire de façon chronologique, la domine également sur le plan géographique. Pour tenter de rectifier cette tendance, les historiens de la nouvelle spiritualité n’hésitent pas à puiser dans des traditions de l’autre côté du globe, et à trouver (ou créer) des liens entre ces différentes localités. Par exemple, L. Shlain explore l’histoire égyptienne, arabe, chinoise, indienne, dans des proportions similaires, et établit des parallèles entre bon nombre d’entre elles :

‘ Foreshadowing Thomas Jefferson by twenty-five hundred years, Lao-tzu proposed that a government that governs least governs best. Anticipating Adam Smith, Lao-tzu advocated a laissez-faire stance toward economic activity. The natural industry and self-reliance of citizenry will always correct distortions introduced by intrusive government. His Tao is what modern economists call “market forces,” and passivity is the guiding principle behind both Taoism and capitalism. 300

Au sein de cette nouvelle vision géographique, que l’on peut caractériser de syncrétisme a-historique (comme par exemple la juxtaposition de périodes historiques hétéroclites dans la régression dans les vies antérieures*), et qui se veut moins ethnocentrique (mais bien souvent qui ne fait que déplacer l’ethnocentrisme de certaines peuplades vers d’autres), les États-Unis occupent une place prépondérante, car il représente pour les New Agers le lieu syncrétique par excellence. L’idée de la Destinée Manifeste est ainsi reprise par le New Age (cf. supra, Chapitre I. A. 4., infra, VII. B. 2 et IX. C. 3.), qui lui trouve d’autres justifications.

Le vide laissé au sein du New Age par le désintérêt pour la science historique – logique pour une spiritualité à la démarche anti-positiviste – est donc comblé par un engouement pour le mythe. Le mouvement de désaffection pour la vérité unique – plus novateur – , la célébration de l’imagination, de la créativité, l’effondrement de la distinction entre fiction et réalité, sont autant d’éléments qui participent à la transformation de la perception historique en une perception « biographique » inspirée de la narration et de l’histoire personnelle. L’héritage que se choisit le New Age est composé de manière éclectique, irrégulière, en fonction d’affinités et d’intuitions. Il met en scène un passé coloré et réduit à une succession kaléidoscopique d’images pittoresques.

L’arrivée du New Age dans les pratiques n’est pas à envisager comme un phénomène radical, en rupture, mais au contraire comme une technique « adaptative », comme a pu l’être la psychanalyse ou d’autres thérapies comportementales (dont le New Age est d’ailleurs proche). L’auto-construction « historique » du New Age est à l’image du mouvement en général, qui fonctionne par « coups de cœurs », proches de phénomènes de mode. La capacité du mouvement à se définir, à se construire lui-même témoigne également d’un sentiment de toute-puissance, de la mise en application d’un des principes centraux du New Age, selon lequel « chacun crée sa propre réalité » (« you create your own reality »), et d’une dynamique créatrice libérée des critères scientifiques et logiques.

Par là on rejoint la sécularisation (« humanisation ») du divin et peut-être le projet américain d’une toute-puissance de l’homme. Le New Age fait ainsi rupture avec, par exemple, le christianisme « classique » et les religions de la transcendance.

Notes
294.

N. Drury, Exploring the Labyrinth, p. 50.

295.

L’astrologie considère que la planète dans son ensemble est sous l’influence d’un signe astrologique pendant des périodes d’environ 2000 ans. Le début de l’ère du poisson correspond approximativement à l’avènement du Christ, et se termine avec la fin du XXème siècle. L’humanité est donc dans une phase transitoire qui débouche sur l’ère du Verseau, une période annoncée comme plus féminine, moins guerrière, plus tolérante.

296.

L. Shlain, The Alphabet Versus The Goddess, p. 35.

297.

M. J. Ferreux, Sociologie des imaginaires et pratiques du New Age, p. 210.

298.

Ibid., pp. 478-479.

299.

J. Beckford, Cult Controversies, p. 27.

300.

L. Shlain, The Alphabet Versus The Goddess, p. 190.