Une conception de soi spécifique et mettant en jeu toute une « science de la connaissance de soi », avec son jargon, ses spécialistes et ses outils, est caractéristique du New Age. Les distinctions complexes entre « ego* », « mental » et « soi » peuvent paraître déroutantes pour les profanes. L’ego et le mental (souvent synonymes) sont les deux faces négatives du sentiment de soi (« sense of self »). En effet, ils émanent de l’illusion de notre séparation d’avec le cosmos. Selon les New Agers, l’ego ou le mental sont le siège de l’égoïsme et de la vanité ; ils sont aussi la source des peurs et troubles psychologiques, car ils entretiennent le sentiment de séparation du monde.
L’objectif du New Age est d’aider l’individu à « se rappeler » de son union éternelle et inévitable au principe divin. L’incarnation est vue comme l’abstraction de l’être personnel de ce magma cosmique, pour un temps limité. Entre chaque incarnation, l’âme retourne à cette unité où elle peut faire le bilan et tirer profit de la vie passée. De même, le channeling consiste à se connecter directement à la source de toute information ; il s’agit dans tout le travail d’énergie (par exemple, diriger son énergie pour soigner une personne à distance) de devenir un canal pour l’énergie cosmique. Leila relate une expérience mystique entre deux incarnations :
‘I had an experience one day, of sort of feeling my rebellious nature – I had a glimpse of myself as sort of being on a big, like a wave, a sort of flame wave, in this ocean of flames. And each wave was sort of working from – from what I know, my particular movement was to try to assert my independence from the whole. I can remember I was sort of plunging down deep, and then trying to leave… sort of like when you see waves, you know, leaping, or when you see sun flares. It was really like that. I was trying to gain my freedom, and I actually remember building and building and building my sense of I am to the point where I finally did separate myself from this globe of fire and for what cannot be compared to earth time, being in a space of energies, basically coming to understand what these different energies where around me, like dancing into them. But I don’t know that every being has the same time of experience, my being is a very dancerly type of nature. And so I remember probably in the core, being in this for a very long time. And then another time, I was getting body work, and I experienced that I had been so lonely, that I cried, I felt so lonely, I wanted to be a part of a specific – belonging. So I can remember being in sort of a karmic state, it just sounds so… and waiting for my parent to come back, and to belonging to another globe, and that is it. And I really believe that we’re all here because we either chose or needed to be part of the group again, evolve, evolving, being part of a group. I think that’s the nature of soul. In a world, evolving, here. 358 ’L’individu a une existence propre, même entre les incarnations : ce n’est pas une nouvelle personnalité qui se crée à chaque fois, il y a bien continuité des expériences et succession chronologique des vies. La conscience de ce lien permanent et originel avec le principe transcendent permet d’atteindre et de dépasser les limites de l’humain : pouvoirs psychiques, télépathie, téléportation, rajeunissement, rien n’est théoriquement impossible à l’individu pleinement réalisé. Le New Age s’appuie sur la sous-exploitation des capacités humaines et il est souvent rappelé que, selon les neurologues, seulement 10 à 20% du cerveau est utilisé. Il s’agit donc de parvenir à optimiser son potentiel. Dans cette perspective, la philosophie New Age est utilitariste, fonctionnelle, et parfaitement adaptée au capitalisme. Le New Age se situe ainsi en adéquation avec la modernité rationnelle et dans la continuité de l’idéologie du progrès. Les guerres, maladies, catastrophes naturelles, ou tout simplement les problèmes psychologiques sont tous des conséquences de l’oubli de l’unité cosmique, et de la peur ainsi générée.
Une autre conséquence de la théorie de la réincarnation, et de la connexion avec des entités distinctes au cours du channeling, est une fragmentation de soi. Les pratiques de régression dans les vies antérieures font revivre des périodes de vies antérieures, ouvrent la perspective de vies futures ; le channeling permet à des entités multiples de s’exprimer au travers de l’individu 359 . L’identité unique est ainsi éclatée en autant d’identités distinctes : celles des vies antérieures, des vies futures, et des entités « channelées ». De même, la distinction entre le corps astral*, le corps sensible, le corps physique, l’acceptation des expériences « hors du corps » et la possession par les esprits, délivrent l’individu de l’ego en lui montrant les limites et la volatilité de l’âme, et dans le même temps constituent une force centrifuge qui éclate la personnalité. Ce processus se retrouve aussi dans la vie quotidienne post-moderne, où chaque individu est confronté à une existence plurielle au sein de sphères indépendantes (professionnelle, familiale, associative, spirituelle…) qui ne se rencontrent pas. Internet et les salons de « chat » incitent aussi à se créer des identités secondaires et fictives, et de développer ainsi des relations parallèles à celles de la vie quotidienne. L’effet de cette fragmentation du soi est encore méconnu, M. Brown suggère la possibilité d’effets pathologiques :
‘Before 1980 only about 200 cases of multiple personality has been documented in the world psychiatric literature. Reported cases began to proliferate in the 1980s, and by 1991 a clinician could propose in a respectable journal that one percent of North American adults may suffer from it, implying that undiagnosed cases number in the millions. As the number of multiple-personality cases has increased, so has the number of alters expressed by the afflicted. 360 ’Dans cette perspective, la recherche de cette fragmentation de soi peut également être perçue comme une entreprise cathartique. L’expérience de l’éclatement de la personnalité dans le monde spirituel, généralement dans des états de conscience altéré (channeling, hypnose*, sophrologie*, etc.), permet de se recentrer :
‘Like those who conquer a fear of heights by taking up sky-diving, channels actively seek fragmentation of the self so that they can redefine the process as something under their control. 361 ’Cette démultiplication de soi encourage un relativisme encore plus grand : la notion de vérité apparaît dans toute sa subjectivité. De plus, la valorisation de l’individu « performatif » et créatif justifie également un usage créatif de la parole, dans ce que certains nomment des « mensonges créatifs » (« creative lies »). Plus particulièrement dans le satanisme et dans les écrits de C. Castaneda, la vérité est relative, et mieux vaut un mensonge créatif qu’une vérité plate.
Une telle attitude place l’individu au centre et le monde en périphérie : l’épanouissement de chacun prime sur le souci la collectivité, qui est ainsi mise en péril par des attitudes trop individualistes. Le New Age est effectivement perçu par un certain nombre d’observateurs (cf. P. Heelas, S. Tipton, E. Schur, ou W. Hanegraaff) comme une spiritualité narcissique par excellence, l’orientation vers la réalisation de soi primant sur les préoccupations sociales ou collectives. Pour W. Hanegraaff, la centralité du Soi dans la théologie New Age court-circuite le sentiment de collectivité religieuse :
‘Try to imagine a central, unifying symbolism that should be proper to a secular religiosity based on religious individualism. What else could it be, than a symbolism circling around that most individualistic of all concepts: the Self? Indeed, the Self can be seen as the symbolic center of New Age religion (cf. Heelas, 1996); and its most universal story or myth describes how this Self undergoes a process of spiritual evolution. Although the unifying symbolism of the Self is basic to all forms of New Age religion, it cannot be regarded as a collective symbolism. We saw that collective symbolism typically binds the adherents of a religious perspective together as a community. The symbolism of the Self is perhaps a unique phenomenon, because whenever it is seriously made into the core and center of a religious movement, it practically prevents this movement from functioning as a religious collectivity! 362 ’Les risques de cette concentration sur soi sont multiples pour la société : narcissisme, solipsisme, amoralité. En effet, si « chacun crée sa propre réalité », l’environnement n’est qu’une aire de jeu – construite par chacun – pour faire évoluer sa conscience :
‘Our limited personalities have become alienated from their own Higher Selves; and so they come to believe that the worlds created by their own Higher Selves are the only real world. […]The logic of this perspective inevitably leads to solipsism: each private Self quite literally lives enclosed in its own private symbolic world. […]’ ‘With respect to morality, New Agers claim that suffering exists for the purpose of spiritual education, but there does not exist such a thing as evil. This basic message is repeated over and over again: “evil is an illusion”, the belief in which merely reflects spiritual ignorance (Hanegraaff, 1996: Ch. 10). Under such conditions, a concept of moral “obligation” to anything but one’s own spiritual development becomes impossible ex principio. 363 ’Dans les relations interpersonnelles, les attitudes les plus extrêmes et notamment les pulsions passionnelles peuvent être justifiées par une incarnation antérieure : « I have to sort out karma from a previous incarnation ».
Cependant, la position de W. Hanegraaff selon laquelle le mouvement New Age ne peut fonctionner comme une collectivité religieuse, si elle semble logique en théorie, ne se vérifie pas dans la pratique. Tout d’abord, la plupart des New Agers expriment une véritable profession de foi autour du terme de « communauté ». Ensuite, nous pouvons remarquer (cf. supra, même chapitre, 1) l’existence d’une vision du monde unifiée. L’étude des dynamiques d’identité et de communauté au sein du New Age révèle l’existence d’un imaginaire collectif et d’une forme de socialisation spécifique. Les membres de cet ensemble culturel partagent une vision du monde, un système symbolique (même défaillant), des modes de communication, une rhétorique, des modes d’organisation (en réseaux). Les « acteurs » jouent un rôle central de maintien de la cohésion et des canaux d’information.
La conscience d’appartenir à un « mouvement » au plein sens du terme est en perte de vitesse dans le New Age, et en cela on a pu parler de la « mort du New Age ». En effet, la Conspiration du Verseau décrite par M. Ferguson semble aujourd’hui quelque peu obsolète. Cependant, le sentiment d’appartenance (« belonging »), professé à l’égard d’une communauté, est quant à lui renforcé. Si les nouveaux modes de communication, et notamment Internet, permettent de plus en plus souvent de faire l’économie du contact physique et de la communication non-verbale si vitales à la création et à l’entretien de liens sociaux, ils amplifient en revanche le sentiment d’appartenance à un organisme amorphe et invisible, gigantesque et tentaculaire. La conscience sociale est devenue inutile, supplantée par l’identité personnelle et la conscience de groupe.
Ainsi, le New Age vise à relier l’individuel au cosmique, et si dans le processus la dimension sociale est oubliée, la notion de communauté rallie une allégeance verbale. Cependant, l’observation du fonctionnement au quotidien démontre que l’implication sociale et communautaire n’est pas nécessairement plus importante que la moyenne. Pour M. Brown, celle-ci en vient à être remplacée par la logique de marché :
‘The tendency of channels and their clients to leap from the individual to the cosmic leaves an immense void in the space usually occupied by the social. People drawn to channeling are likely to view most social institutions as restrictive and artificial. In contrast, they think of direct expert-client relations as transparently natural because they link parties through mutually beneficial exchange. The market, in other words, fills much of the moral space created by the perceived bankruptcy of family, church, and government. 364 ’Si le discours de la communauté est de plus en plus prégnant, c’est que la réalité de la communauté s’amenuise. Les communautés spontanées et primaires (qui précèdent l’individu, dans lesquelles on naît et qu’on ne choisit pas) se raréfient au profit d’associations volontaires, qui sont des re-créations artificielles et rationalisées du groupe primaire. La famille nucléaire est dans la modernité devenue centrale, puisqu’elle constitue la structure communautaire minimale et nécessaire, et de plus en plus souvent unique. Dans la post-modernité, la communauté Internet, et le cyber-relationnel suppléent au vide relationnel. Le New Age se construit dans un double mouvement, d’une part il embrasse ce fonctionnement post-moderne, et d’autre part il prône un retour à des valeurs et des interactions plus humaines (groupes de parole, mouvements « grass-roots » et associations locales).
Le New Age fonctionne sur un mode qui s’inspire largement de la construction mythologique. La vision scientifique du monde est délaissée au profit d’une reconstruction imaginative de la géographie, de l’histoire, et de l’homme. Au sein de cette vision du monde, l’image est capitale : les lieux et les périodes les plus atypiques, les plus représentés dans la fiction (que ce soit en littérature ou au cinéma), sont revêtus d’une importance particulière dans le New Age. L’individu est perçu selon une « pseudo-science » nouvelle, qui s’inspire à la fois de science-fiction, de chamanisme, et de médecine orientale, à laquelle correspond toute une nouvelle terminologie, et qui expose un potentiel illimité. Le New Age présente donc une vision globale du monde, éclatée mais qui converge dans l’expression du relativisme : la véracité et l’unité sont secondaires par rapport aux valeurs fondamentales que sont la poésie et l’efficacité.
Entretien avec Leila, 12-02-2002.
Certains channels « relayent » un nombre illimité d’entités.
M. Brown, The channeling zone, p. 180.
Ibid., pp. 183-184.
W. J. Hanegraaff, “New Age Spiritualities as Secular Religion: a Historian’s Perspective,” in Social Compass, 1999, pp. 153-154.
Ibid., pp. 155-156.
M. Brown, The channeling zone, p. 142.