2. Organisation démocratique ou élitisme

Le New Age, dans l’expression américaine du mouvement, se félicite d’être un mouvement démocratique par excellence. Cependant, lorsque l’on confronte la nouvelle spiritualité avec le principe démocratique, les actions ne sont pas toujours à la hauteur des ambitions égalitaires et le pouvoir de décision ne repose pas systématiquement dans les mains du « peuple ». Le New Age comporte des tendances élitistes qui concentrent une autorité officieuse dans les mains des intellectuels du mouvement.

Dans la nouvelle conscience, et en particulier dans les Nouveaux Mouvements Religieux, le principe anti-démocratique s’exprime à la fois au niveau symbolique, avec l’influence de l’Inde dans l’imaginaire New Age, et au niveau structurel, avec la structure hiérarchique (conférant l’autorité suprême à un gourou) de nombreux groupes. En effet, l’Inde représente, avec son système de castes si fortement ancré dans les mentalités, un pays où la démocratie n’a qu’une emprise limitée dans la structure profonde de la société (même si ce pays est une démocratie). Quant à la tradition du gourou, elle mérite que l’on s’y arrête.

Beaucoup de Nouveaux Mouvements Religieux, en particulier ceux qui ont émergé dans les années 1960, sont formés autour d’un gourou (dans le cas des mouvements néo-orientaux) ou d’un leader charismatique (pour les mouvements du potentiel humain). Meher Baba*, ISKCON*, la Méditation Transcendante*, 3HO*, est*, l’Eglise de la Scientologie*, l’Eglise de l’Unification*, ne sont que quelques exemples parmi d’autres. B. Wilson remarque à ce sujet:

‘Outside radical Protestantism, democracy is a rarely encountered polity in new religious movements. Charismatic leadership, in a strong or somewhat diluted form, is widely prevalent. 419

Le rôle du gourou consiste à guider son disciple vers l’illumination :

‘The authentic role of the guru is to lead the chela – the guru’s pupil or follower – towards self-knowledge and mystical transcendence. In theory, the guru represents the sacred divinity within each of us, and is a catalyst for self-enlightenment. The real quest is the flowering of more complete spiritual awareness within the individual. 420

Dans le cas des mouvements d’inspiration orientale, le choix de ce type d’organisation s’explique partiellement par une volonté de reproduire le mode d’enseignement spirituel tel qu’on le trouve en Orient. Il est important de constater qu’aux Etats-Unis, pays où l’individu et la liberté de choix sont extrêmement valorisés, ce mode d’organisation est peut-être le plus provocateur possible. Dans le cadre de la contreculture, où les jeunes sont déçus par les institutions étatiques et le système démocratique qui a trouvé ses limites dans la difficile gestion de la guerre du Vietnam et la contestation qu’elle soulève, puis dans l’affaire du Watergate, la décision d’abdiquer son jugement personnel et de confier à un gourou la survie de son âme et la gestion de son quotidien, revêt une signification de contestation. Le phénomène du gourou a joué un rôle considérable dans la mauvaise publicité qui a été faite aux Nouveaux Mouvements Religieux, et dans la réaction anti-sectes (« anti-cult ») des années 1980.

Cependant, à la différence des Nouveaux Mouvements Religieux, le New Age se fonde sur un mode d’organisation non-hiérarchisé, et que l’on pourrait presque qualifier de « non-organisé ». Ce refus de l’autorité et du contrôle totalitaire est d’autant plus prégnant qu’un bon nombre de participants de la nouvelle conscience sont d’anciens adeptes de Nouveaux Mouvements Religieux dont la défection a été motivée précisément par des situations totalitaires, opprimantes ou iniques. C’est le cas, par exemple, de deux des personnes que nous avons interviewées. 421

Dans la nouvelle spiritualité, Dieu est intérieur, et donc en chacun. En ce sens le New Age soutient que nous sommes tous égaux devant le spirituel. L’idée selon laquelle le divin est intérieur à chacun a été défendue, semble-t-il, par Jung, comme l’explique N. Drury : « Jung was making a momentous point that in many ways underscores the entire ethos of the New Spirituality today: namely, that divinity is not external to humanity but lies within. » 422

Ce concept s’est répandu aux Etats-Unis grâce à l’immense popularité dont jouit la psychanalyse, et a été légitimé par le statut – prestigieux – de la discipline. Nombre d’observateurs notent que la psychanalyse a – à un moment donné – remplacé bien des aspects de la religion traditionnelle. Dans le transfert qui s’est ensuite opéré vers le New Age, ce dernier a retenu certaines caractéristiques de la psychanalyse, que l’on retrouve en particulier dans le Mouvement du Potentiel Humain. Avec l’expansion du New Age cette idée se répand ensuite dans la littérature populaire, comme par exemple dans Way of the Peaceful Warrior, de D. Millman :

‘Everything you’ll ever need to know is within you; the secrets of the universe are imprinted on the cells of your body. But you haven’t learned inner vision; you don’t know how to read the body. 423

Ainsi, le divin est accessible à tous, dans la même mesure ; ce qui fait de la nouvelle spiritualité un mouvement démocratique et égalitaire par excellence. Plusieurs observateurs reconnaissent que les mouvements religieux récents s’avèrent plus démocratiques, moins élitistes qu’un certain nombre des traditions religieuses qui les ont précédés. M.J. Ferreux, par exemple, note que « Le New-Age a voulu démocratiser l’ésotérisme, qui ne doit plus être caché, réservé, mais au contraire divulgué, afin que le plus de monde possible en connaisse les lois, les principes. » 424 De même, l’élitisme présent dans les religions traditionnelles, qui se traduit souvent par la centralité des prêtres et du clergé en général, leur pouvoir d’assurer ou de refuser le salut de l’âme, est critiqué puis dépassé par les Nouveaux Mouvements Religieux, qui se fondent sur un contact immédiat et personnel avec le divin. B. Wilson remarque :

‘New movements arise to offer more proximate salvation and also to offer wider access to it. […] Thus, spiritual élitism is assaulted, a new voluntary recruited public is given wider access to spiritual opportunities, and there is prospect of more rapid spiritual mobility. 425

En ce qu’il offre un contact quasi-permanent avec le divin, même au sein des situations quotidiennes les plus banales, le New Age se rend accessible et légitime pour une population plus étendue, chacun pouvant prétendre à une intimité avec Dieu. L. Dawson relève à ce sujet que :

‘[…] historically, socially, and culturally, each movement [both the Pentecoastal-Charismatic and the New Age] contributes to a new and marked democratization of numinous experience in society. 426

Ces tendances à la démocratisation s’expriment dans les faits par une tentative de toucher le plus grand nombre possible. Cela se traduit à la fois dans le contenu, et dans le medium des messages du New Age. Le Centre Chopra, par exemple, propose des séances de méditation gratuites et ouvertes à tous, et vend des livres traduits en espagnol – ce qui constitue un facteur de diffusion non-négligeable dans une ville frontalière comme San Diego. D. Chopra est par ailleurs connu à travers les Etats-Unis grâce aux émissions auxquelles il participe sur les chaînes de télévision gratuites.

Le principal véhicule du New Age, en dehors du bouche à oreille, reste la littérature populaire. Dans ce domaine, les auteurs manifestent tous la volonté de s’exprimer dans un langage simple et accessible à tout type de lecteur. Ici encore, les contextes les plus ordinaires sont le théâtre d’expériences spirituelles, affirmant le droit des plus défavorisés de prétendre à l’illumination, à la communion avec Dieu au même titre que les plus favorisés. Certains best-sellers du New Age se ressemblent en effet beaucoup sur ce plan. L’on peut à cet effet comparer les romans de Millman, Way of the Peaceful Warrior, et de Redfield, The Celestine Prophecy, qui présentent tous deux un cadre banal comme point de départ de l’aventure spirituelle. Le premier a lieu sur le campus de Berkeley :

‘Hands in my pockets, I hurried across campus, past sleeping houses, before I came to the lights of the service station. It was a bright fluorescent oasis in a darkened wilderness of closed food joints, shops, and movie theaters. 427

Le second commence dans un restaurant au bord d’une autoroute :

‘The last glow of a sunset sank in the west and cast highlights of golden amber across the wet parking lot. 428

Si l’on pousse cette logique de simplification du langage et d’accessibilité à tous plus loin, le risque est de passer de la démocratie à la démagogie. C’est parfois le cas, comme le remarque M. J. Ferreux :

‘[…] en voulant simplifier à l’extrême, le New-Age ne garde de l’ésotérisme que les grandes idées, les principes. Par exemple, la notion essentielle de karma très complexe, qui constitue à elle seule une dizaine d’ouvrages chez R. Steiner, est expliquée en quelques pages ou quelques lignes dans des ouvrages sur la réincarnation. La vulgarisation des œuvres ésotériques et occultes devient dans le New-Age une liste de thèmes invariants, de pensées convenues, que les adeptes partagent, mais que la plupart ne pourrait pas expliquer 429 .’

Ce phénomène est omniprésent dans le New Age, mais il a parfois l’effet inverse de celui recherché, lorsque des participants sont déçus par une simplification qui tend vers le simplisme. Plusieurs des répondants aux entretiens 430 qui ont fait un choix plus poussé (étude du yoga ou du I Ching*, par exemple) ont déclaré avoir trouvé les limites d’une spiritualité alternative tellement ouverte et facile d’accès qu’elle se vide de son contenu réel.

Un autre élément qui peut faire douter de la vocation autoproclamée du New Age à démocratiser l’accès à la spiritualité, constaté par certains auteurs – en contradiction directe avec l’interprétation de B. Wilson (cf. plus haut, même chapitre) consiste en une certaine tendance à l’élitisme. Cela se ressent en premier lieu au niveau du langage employé dans la nouvelle spiritualité. En effet, même si le vocabulaire reste simple, un certain nombre de termes n’existent pas dans l’usage commun (chakra*, karma*, nadhis*,…), alors que d’autres termes sont déviés de leur usage habituel pour prendre un sens tout autre. Ainsi, la rhétorique New Age discrimine parfois entre ceux qui « en sont » déjà (« belonging »), et ceux qui se retrouvent exclus. C. Raschke met l’accent sur ce phénomène :

‘Sewn tightly within the luxuriant texture of global spirituality, however, is a common grammar that tends to support most New Age discourse. We might call this common way of talking about matters the “metalanguage” of the New Age. 431

Pour des personnes jeunes, habituées à une certaine gymnastique intellectuelle, cela ne représente qu’un effort mineur ; cependant pour des personnes âgées, la révocation d’un vocabulaire et d’un système de signification auxquels elles sont habituées peut être un véritable mécanisme d’expulsion. Un ancien pasteur protestant m’a affirmé avoir renoncé à toute lecture de la nouvelle spiritualité après avoir rencontré dans le livre de K. Wapnick (Forgiveness and Jesus) un usage nouveau du mot « ego » :

‘Throughout the book, “ego” will be used as synonymous with our false self, somewhat similar to Jung’s concepts of “persona” and “shadow.” It thus differs from the conventional psychoanalytic usage, where the ego is but one aspect of the tripartite psyche. In the terminology adopted here, the ego would be roughly equivalent to this psyche, different from our spiritual Self which lies beyond it. 432

Une telle réaction est peut-être anecdotique, elle n’en reste pas moins représentative de l’importance du langage dans la disponibilité des idées et enseignements spirituels à tous. Le New Age s’apparente donc bien à un mouvement, qui se construit par son langage.

Par d’autres aspects, le New Age, comme d’autres pratiques de groupe, semble aussi être réservé à des individus qui partagent déjà une même conception du monde. M.J. Ferreux relate comment, dans le cadre de sa recherche, elle s’est vue signifier que sa présence n’était pas souhaitable dans un groupe où elle s’était volontairement présentée comme quelque peu en décalage par rapport aux autres participants. 433 L’objectif même de la nouvelle spiritualité – transformer l’individu – porte en germe une incitation à se considérer supérieur :

‘On a certain level, what has been called the New Age appears glossy, yuppie, materialistic and potentially elitist. First there is the price of participation but then there is also the possibility that those who graduate to these new levels of self-realisation might come to feel themselves a class apart – as a distinct category of more ‘evolved’ human beings, or ‘spiritual illuminati’. 434

D’une part, certains Nouveaux Mouvements Religieux semblent ne pas prétendre à une portée démocratique, d’autre part le New Age s’affiche comme mouvement démocratique par excellence. La nouvelle spiritualité est tiraillée par une double influence – d’une part son penchant pour la démagogie, l’élitisme, et l’abdication de la liberté individuelle face à un gourou, et d’autre part une vocation démocratique sincère, complétée par une capacité limitée à l’auto-analyse.

Notes
419.

B. Wilson, The Social Dimensions of Sectarianism: Sects and New Religious Movements in Contemporary America, 1990, p. 232.

420.

N. Drury, Exploring the Labyrinth, p. 66.

421.

Entretien avec Leila (12-02-2002) et Beryl (13-02-2002).

422.

N. Drury, Exploring the Labyrinth, p. 6.

423.

D. Millman, Way of the Peaceful Warrior, pp. 25-26.

424.

M. J. Ferreux, Sociologie des imaginaires et pratiques du New Age, pp. 393-394.

425.

B. Wilson, The Social Dimensions of Sectarianism, p. 208.

426.

L. Dawson, “Anti-Modernism, Modernism, and Postmodernism: Struggling with the Cultural Significance of New Religious Movements,” Sociology of Religion, 1998, p. 146.

427.

D. Millman, Way of the Peaceful Warrior, p. 17.

428.

J. Redfield, The Celestine Prophecy, p. 1.

429.

M. J. Ferreux, Sociologie des imaginaires et pratiques du New Age, pp. 393-394.

430.

Entretien avec Carolyn (18-02-2002) et Macoe (19-02-2002).

431.

C. Raschke, “The New Age: The Movement Toward Self-Discovery,” p. 109.

432.

K. Wapnick, Forgiveness and Jesus: The Meeting place of A Course in Miracles and Christianity, Roscoe, N.Y., Foundation for A Course in Miracles, 1998 (original edition 1983), p. 16.

433.

M. J. Ferreux, Sociologie des imaginaires et pratiques du New Age.

434.

N. Drury, Exploring the Labyrinth, p. 96.