L’une des fonctions généralement acceptée de la religion est la légitimation des valeurs culturelles et des institutions. En cela elle participe au maintient de la cohésion sociale ; mais c’est aussi un frein au changement qui défend le statu quo (notamment dans la conception marxiste de la religion). Le New Age se définit partiellement comme une religion contreculturelle, ou alternative. Dans quelle mesure joue-t-il donc ce rôle de préservation des normes et des valeurs de la société ?
Il s’agit d’évaluer dans quelle mesure le New Age dans son ensemble encourage une implication politique quelconque. Si c’est le cas, est-ce plutôt une force réformatrice voire révolutionnaire, ou au contraire est-ce une force conservatrice ? L’une des premières constatations est l’alliance fréquente de la nouvelle spiritualité avec des orientations politiques « libérales » (c’est-à-dire, dans le contexte américain, plutôt sociales et de gauche, et tolérantes des modes de vie non-conventionnels). Cependant, si cette forme de religiosité est particulièrement populaire auprès d’une population « libérale », il n’en demeure pas moins que son influence est complexe à évaluer : incite-t-elle à une implication politique, ou à l’inaction ? Les deux théories ont été défendues par plusieurs auteurs, avec comme nous l’avons vu, P. Heelas et E. Schur qui soutiennent la théorie selon laquelle la nouvelle spiritualité pousse essentiellement à l’introversion ou en termes New Age à « la transformation de soi ». Plus que cela, la théorie New Age selon laquelle « chacun créé sa propre réalité » constituerait une légitimation de l’état de fait, et les personnes malades, pauvres ou opprimées seraient à blâmer pour leur condition, non pas les institutions sociales.
Pourtant, certaines études démontrent une implication politique supérieure à la moyenne parmi les membres du New Age. Notamment, R. Wuthnow a mené une enquête sur la corrélation entre mysticisme et activisme politique dans la Baie de San Francisco. Les critères utilisés pour déterminer le mysticisme des enquêtés les apparentent également à des participants de la nouvelle conscience : « these questions […] concerned meditation, mystical experiences such as experiencing harmony with the universe and being deeply moved by the beauty of nature, attraction to Eastern religions, emphasis on spending a lot of time getting to know the inner self and the body, and belief in the possibility of learning a lot about life from something such as walks in the woods. » 443 L’enquête conclut que le mysticisme encourage l’activisme politique :
‘The data suggests that a significant part of the reason why mysticism and political activism are positively related may be that mysticism engenders moral relativism and liberalism, both of which seem conducive to political involvement. 444 ’La « nouvelle conscience » semble prôner un certain recentrement sur soi (beaucoup d’observateurs soulèvent ce point), mais les New Agers restent néanmoins très actifs au niveau politique et social. Cela signifie-t-il que le message même de la « nouvelle conscience » est ambigu, et peut être entendu à divers niveaux ? Ou les participants attirés par cet ensemble de philosophies sont-ils déjà (indépendamment de leur affiliation spirituelle) des adeptes d’un certain activisme politique ? La question semble d’autant plus pertinente que souvent, ce sont d’anciens hippies – habitués des manifestations contre la guerre du Vietnam, impliqués dans les « Civil Rights Movements » – qui se retrouvent dans le New Age. Ainsi, Peggy, membre du Fireweed Eagle Clan, a pris l’habitude d’écrire aux hommes politiques pour lesquels elle a voté, de manifester pour les droits de la femme et pour sauver l’environnement, bien avant que son groupe spirituel ne soit né. 445
Il semble donc possible que la relation entre participation au New Age et activisme politique, ne soit vraie que pour ceux qui sont venus à la nouvelle spiritualité par la contreculture (c’est-à-dire des personnes nées entre 1940 et 1960). Cette hypothèse est renforcée par le fait que les travaux plus récents mettent l’accent sur une attitude diamétralement opposée, un retour contemporain à une attitude plus narcissique :
‘With notable exceptions, New Agers do not often go out into the community, working with the poor, the elderly, or the violent. There is less engagement with the realities or consequences of modernity than might be expected, the only great exception in the west being the role of the Age of Aquarius – together with the counter-culture as a whole, played in ending the Vietnam war. There is, in fact, much to support the view that the majority of New Agers turn to what is on offer – predominantly on a part-time (weekend, etc.) basis – to transform their own lives. 446 ’Question n o 8: Do you think your involvement with and/or attraction for the New Spirituality has made you: More politically active; Less politically active? (Réponse spontanée : None)
Question n o 9 : If more so, how? :Participation in strikes, demonstrations ; Voting ; Involvement in local groups, community ; Daily life actions (selective consumption).
Dans l’échantillon que nous avons interrogé, la relation supposée par P. Heelas entre orientation personnelle vers l’actualisation de soi et narcissisme illustré par un retrait de la vie politique et sociale ne se vérifie pas. En effet, les participants les plus aisés sont aussi ceux que la spiritualité alternative (qui est pourtant constituée, nous l’avons vu, essentiellement de pratiques tournées vers le soin de soi) va encourager à s’investir au niveau politique.
En contrepartie, chez les membres les plus défavorisés de la nouvelle conscience (au niveau ethnique, économique, et éducationnel), l’implication spirituelle encourage un retrait de la vie politique. Nous rejoignons ici l’analyse de N. Finley (cf. infra, Chapitre VI. C. 3.), que l’implication politique serait liée au sentiment de capacité d’action dans le monde. Ainsi, les groupes défavorisés ne pourraient croire en leur potentiel à transformer les circonstances extérieures, ce sentiment d’impuissance se traduirait donc par un désengagement des formes d’action politiques traditionnelles. En contrepartie, nous pouvons noter un succès croissant des modes d’action alternatifs, à savoir la consommation sélective et autres formes de politisation de la vie quotidienne.
Par contre, les populations favorisées et notamment les élites se sentiraient capables d’influencer les événements ainsi que leur environnement par le biais d’une action politique. Les « acteurs » s’apparentent d’ailleurs complètement aux « Self-actualizers » dans ce domaine, avec une répartition très similaire des différents modes d’action politique. Ces derniers seraient donc plus influencés par le niveau d’éducation que par le pouvoir économique.
Enfin, la question no 8 (« Do you think your involvement with and/or attraction for the New Spirituality has made you : (a) more politically active, (b) less politically active ? ») peut prêter à deux interprétations différentes. En effet, elle ne porte pas sur le degré de politisation, mais sur l’évolution de cette politisation en fonction de l’investissement spirituel. Il nous faut donc intégrer une dimension plus personnelle et psychologique, qui différencierait :
On peut donc considérer que la différence existant entre les trois catégories viendrait plus d’une politisation antérieure influencée par le choix d’une implication spirituelle. Par exemple, les utilisateurs du New Age sont plus souvent issus de minorités, et donc leur politisation au cours des années 1960 a été potentiellement plus importante. Par contre, les « Self-Actualizers », issus des classes favorisées, n’ont pas nécessairement de tradition d’activisme. La nouvelle spiritualité aurait ainsi un rôle modérateur, et encouragerait une implication politique médiane, ce qui représenterait pour certains participants une dé-politisation, et pour d’autres un accroissement de leur implication.
Les liens entre religion et politique aux Etats-Unis ont été schématisés une première fois par A. de Tocqueville, qui considérait la religion comme un contre-pouvoir à la tyrannie de la majorité, et un garant de la démocratie (au même titre que les associations de citoyens). Ce rôle est assuré par certains groupes du New Age, comme cela a pu être observé peu de temps après le 11 septembre, quand certains groupes néo-païens se sont spontanément proposés comme force d’interposition entre les excès des mouvements de foule et les familles islamistes qui en seraient la cible. Les propositions de George W. Bush de Charity Law 447 risquaient de complexifier encore cette relation, autorisant les groupes religieux désignés à régir la vie sociale selon leur système de valeur.
Les relations entre l’Etat américain et les Nouveaux Mouvements Religieux sont également grevées par la menace omniprésente de recours en justice. Le cas de la Scientologie*, pour extrême qu’il soit, n’en demeure pas moins un exemple et un archétype du rôle de l’Etat comme régulateur de la vie religieuse. Sous la menace de procès qui coûteraient des sommes considérables à l’Etat, la Scientologie s’est vue accorder par l’IRS en Octobre 1993 le « tax exempt charitable status », qui la place au rang de religion :
‘Another factor, however, that Scientology leadership apparently saw influencing the decision was the large number of lawsuits – one Scientology source says 2,300 […] – the organization and its members had brought against the governmental body. Consequently, in a victorious speech that the current leader gave to his followers about the IRS agreement, he reported, "the attorneys working for the government defending these law suits were to become so inundated that their entire budget would be wiped out handling our cases" […]. Not surprisingly, therefore, the IRS negotiated the termination of all of these lawsuits in the final Scientology agreement. 448 ’Les termes de l’accord entre l’IRS et la Scientologie paraissent particulièrement favorables au groupe religieux, qui sait s’en servir pour bénéficier d’une protection et d’arguments de recrutement internationaux :
La Scientologie a donc le même statut que bon nombre de religions américaines, et peut qualifier les différents litiges dans les pays européens de « discrimination » à l’égard d’une religion américaine. En conséquence, elle reçoit le soutien de l’American Department of State, qui a pour objet la défense des citoyens, des organisations, des intérêts américains, ainsi que la liberté de religion, à l’étranger.
Sur le territoire américain, un lobbying extrêmement bien mené – avec l’appui de célébrités comme John Travolta, Isaac Hayes, Chick Corea, Tom Cruise et Nicole Kidman, et de fonds considérables 449 – lui accorde une influence politique non-négligeable. Enfin, les fonds versés par des membres dans les campagnes électorales de divers candidats garantissent une sensibilité des élus aux problèmes que rencontre la Scientologie. 450
Nous pouvons donc nous interroger sur l’impartialité de l’Etat américain par rapport aux Nouveaux Mouvements Religieux, et ce moins sur le fond que sur la forme. En d’autres termes, les dirigeants politiques américains n’ont peut-être pas de position éthique (ou théologique) qui les inciteraient à défendre tel ou tel groupe, mais se montreraient sensibles à des pressions économiques (recours en justice coûteux et contributions importantes aux campagnes électorales) et soucieux de leur image (popularité que confère le soutien et la fréquentation de célébrités). Ces types d’arguments peuvent être mis en œuvre par relativement peu de groupes religieux ou spirituels mais ressemblent aux actions d’autres lobbies puissants, la Scientologie représente un exemple extrême et quelque peu isolé.
Pour ce qui est du New Age, l’absence de stratégie et d’organisation centrale permettant de mobiliser des moyens le place à l’extrême inverse de la Scientologie. Les objectifs du mouvement sont moins définis, plus vastes, et rejoignent ceux d’autres groupes d’intérêt (protection de l’environnement, politique sociale et de défense des minorités). Il n’existe pas d’électorat New Age identifiable, et en conséquence peu d’hommes politiques – à l’exception de Jesse Jackson – font le choix d’orienter leur discours vers ce mouvement.
R. Wuthnow, Experimentation in American Religion, p. 84.
Ibid., p. 87.
Entretien avec Peggy, 26-04-2000.
P. Heelas, The New Age Movement, pp. 203-204.
Proposition selon laquelle l’aide sociale serait distrubuée par les églises des différentes confessions.
S. Kent, “The French and German versus American debate over ‘new religions’, scientology, and human rights”, in Marburg Journal of Religion, vol 6, no 1, jan 2001, p. 2.
725 000 $ ont été versés au lobby « Federal Legislative Associates » en 1996 et 1997, et 420 000 $ en 1998, la plus grosse somme d’argent dépensée par des organisations religieuses la même année.
S. Kent, “The French and German versus American debate”, pp. 2-3.