Le « passéisme » du New Age est de deux ordres : tout d’abord, malgré son nom et la résurgence d’intérêt récente, comme nous l’avons montré au chapitre I, il est issu d’une longue filiation. Les sociologues comme J. G. Melton et P. Heelas mettent l’accent sur cette continuité qui fait du New Age un mouvement ancien :
‘my main worry is that very little is significantly 'new' about the New Age. As has just been observed, it is a version of the long‑standing expressivist trajectory. Thus, Mircea Eliade wrote of those eighteenth-century theosophes who aimed to 'reintegrate man with his lost "Adamic privileges", i.e., to recover the primeval condition of "men‑gods" […]; Huysmans' fin de siecle Paris had a distinctly New Age flavour to it; E.P. Thompson discussed such tendencies during the last two centuries and before and Norman Cohn takes us further back, to certain medieval millenarian movements. This evidence – and much more – shows quite conclusively that the New Age belongs to modernity, and before. 585 ’En outre, une telle parenté est activement revendiquée au sein du mouvement. Il s’agit de renouer avec la sagesse des anciens, qui détiennent les clés de nos problèmes contemporains. En cela, le terme de « New Age » est contesté par une majorité de ceux qui s’inscrivent cependant dans cette dynamique, comme le montrent les entretiens. Deidre, Diane et Beryl font toutes trois un commentaire similaire à ce sujet :
‘Deidre: New Age, it seems like it has kind of a bad connotation to it, it’s almost like, well here’s another, you know, alien chaser, or New Age freak or whatever, because, this information is not new, it’s been around for thousands of years. […] The “new” statement, I don’t get the “new” thing.’ ‘Diane: I think spirituality is very old, and I think what we are doing is finally on our own way, connecting with it. It’s more like discovery, uncovery maybe. Finding what’s already there. You know, the essence or the goodness that’s already there.’ ‘Beryl: To me it’s just like, being fully alive. It’s not new. People have been doing it for centuries. People have done it within every major religion. It’s connecting, that’s all. 586 ’Le discours de ces trois personnes met l’accent sur le processus de connexion, qui va permettre de puiser dans un réservoir de sagesse, « this information » selon Deidre, « what’s already there » dans les termes de Diane, et « being fully alive ». Ainsi, la tradition est associée à l’intuitif et à l’intime. En effet, le New Age fait preuve d’innovation, non dans le contenu qui l’intéresse, mais dans la manière d’y accéder : il s’agit de puiser directement aux sources les plus anciennes, les plus antiques, de manière directe et personnelle, par exemple par le biais du channeling ou de la mythologie. Dans cette logique le channeling intérieur ou personnel, que l’on peut apparenter à l’intuition, est – paradoxalement selon les critères de la recherche scientifique – la source la plus fiable pour les New Agers parce que la plus directe. L’archéologie, la mythologie, l’histoire, sont des « sciences » également sujettes au doute, puisque la connaissance de la sagesse antique s’est transmise par de multiples véhicules, et risque donc d’avoir été déformée en conséquence. F. W. McClain présente ainsi la régression dans des vies antérieures comme une source d’information ultime, sur tous les sujets, y compris scientifiques :
‘Past life regression opens a door onto the Universe. Through regression you can trace the history of the Universe, this planet, and the history of yourself as an unlimited spirit. You can discover whether there have been highly advanced civilizations in the distant past which have vanished without a physical trace. You can discover whether there has been contact with life from other places in the Universe, or if such stories are fanciful, wishful thinking. 587 ’Ainsi, le concept de réincarnation, et son corrollaire – à savoir la régression comme mode de connaissance fiable de nos vies précédentes – permet la légitimation des personnes. L’actuel Dalaï-Lama, par exemple, est considéré comme étant la quatorzième incarnation du Dalaï-Lama, ce qui assoit sont autorité dans une tradition de plusieurs siècles. De même, certains gourous se proclament (ou sont proclamés) comme étant des incarnations de divers « Ascended Masters ». Cette tradition orientale (Maharishi Mahesh Yogi, Swami Prabhupada, ou Krishnamurti*) est aussi appliquée à des « maîtres spirituels » occidentaux, qui en vertu de leur identité intemporelle, prennent un nom oriental (souvent indien). La notion d’âge prend alors une autre dimension, puisqu’il ne se compte plus en décennies mais en siècles. Se créé ainsi un contact immédiat et privilégié avec les périodes les plus éloignées de l’histoire de l’humanité. Les périodes privilégiées et glorifiées étant la préhistoire (état imaginé comme « naturel » de l’homme), l’antiquité (perçue comme riche en mythes et en déités réinvesties par le New Age), et le Moyen Age (perçu comme plus religieux).
Dans la société américaine moderne, marquée par le capitalisme industriel, un véritable culte est voué à la jeunesse et à l’activité ; en revanche les personnes âgées sont mises au ban de la société, au point que l’on peut parler d’une véritable discrimination et de nombreuses injustices, décrites ici par Z. Schachter-Shalomi et R. S. Miller :
‘So what do you do with an older population rendered useless by an industrial society? Like any other disempowered group, you warehouse elders in segregated ghettos such as nursing homes and retirement communities. […] the warehousing of elders in segregated communities today is part and parcel of the Industrial Revolution's cosmology, which treats human beings as mechanisms, machine parts in a mechanical universe. Since machines are prized for their functional value, there is little incentive to keep old ones around that don't produce anymore. We don't totally scrap them, however. We simply remove them from the whir and hum of productive life, where in mechanical fashion they rust from disuse.’ ‘Segregated in this manner, elders become victims of ageism, the discrimination against people based on age. Ageism is every bit as offensive and dangerous as discrimination based on sex or race. It fosters stereotypes that discourage older adults from participating in the work world, in social and political arenas, and in cultural pursuits. According to popular ageist myths, older adults are unproductive, sexless, senile, poor, sick, and inflexible. Old age itself is a chronic, degenerative disease that calls for quarantining victims in segregated housing. While none of these myths is based in reality, they allow society to ignore the suffering of older adults. They also serve as self‑protective mechanisms that keep younger people from facing the reality of their own aging and death. 588 ’La présence de plus en plus de personnes âgées au sein du mouvement (et dans la société en général) appelle à poser un regard positif sur le passé, un regard qui tente de voir quels en sont les enseignements significatifs, et c’est également une façon pour elles de se valoriser. Pour retrouver un sens à ce que Z. Schachter-Shalomi et R. S. Miller appellent « elderhood » (l’âge, ou plutôt les « privilèges de l’âge ») il s’agit de puiser dans les traditions pour qui la vieillesse est source de reconnaissance. Le New Age postule l’existence d’une parenté naturelle entre vieillesse et sagesse, parenté mise en avant dans le titre From Age-ing to Sage-ing. En vertu de ce principe, s’effectue une relecture de l’histoire de l’humanité qui fait correspondre sagesse et ancienneté au niveau des sociétés.
Le New Age insiste sur le rôle des anciens dans la relation avec la tradition. Dans la vision mythologique New Age, ce sont eux qui assurent la continuité des traditions (par exemple le paganisme, les cultes celtiques et la sorcellerie), leur existence est un trait d’union entre le passé et le présent. Le mouvement de glorification de la vieillesse correspond avec une vision traditionnelle de leur rôle de narrateur, dans le même temps qu’une re-valorisation de l’oralité. Dans le New Age, les auteurs s’inspirent de la vision du monde des Amérindiens : il s’agit de rechercher l’enseignement à tirer du récit sur le fond (pour son message) et sur la forme (en tant qu’histoire) ; de faire un usage accru des mythes, des archétypes, auxquels il faut réinfuser une vitalité par le biais de l’oralité et de la narration à la première personne :
‘Because elders are in touch with the traditions and stories of the past, they can transmit a spark, a living flame of wisdom, to help young people meet the challenges of the present and the unfolding future. 589 ’L’humanité est donc vue comme une accumulation de traditions, le vécu de chacun se construisant à partir de nos ancêtres et grâce à leurs réalisations. En cela, l’avènement du New Age n’est pas fortuit, une vision millénariste se justifie : seules les avancées successives des 2000 ans depuis la naissance du Christ (c’est-à-dire, selon la mythologie New Age, le début de l’ère du Poisson, dont nous devons sortir pour entrer dans l’ère du Verseau) permettent à l’humanité contemporaine d’entrer aujourd’hui dans une nouvelle ère :
‘Without the continuity of tradition, young people fall prey to the excessive preoccupation with "nowness" that we discussed earlier, an attitude that invites a complete rupture with the past. Such a rootless attitude deprives young people of the accumulated wisdom of our forebears. We see farther than our predecessors only because we stand on the shoulders of giants. We owe a debt of gratitude to scientists such as Einstein and Newton, to composers such as Stravinsky and Mozart, and to the great masters of spirituality, such as Moses, Jesus, the Buddha, and Mohammed. Without their contributions to human civilization, we would still be huddled in a dimly lit hovel yearning for the light, rather than contemplating vast, illumined vistas of the mind and spirit from the elevated balcony of a castle. 590 ’C’est ici l’idée classique du progrès qui se construit sur les acquis de la génération précédente, et en cela le discours anti-moderne du New Age rejoint la modernité. La métaphore des « racines », par ailleurs très classique, est très populaire dans le New Age, elle permet d’exprimer la détresse liée à l’absence d’attaches géographiques, traditionnelles, communautaires, familiales et à la terre par le terme de « déracinement » (« rootlessness »). Par contre, l’enracinement dans la terre permet de reconstruire des liens fondamentaux dans la création de l’identité. En fait, cette métaphore traduit une concordance obligée et/ou vécue entre lien à son histoire (au sens large de mythes et traditions comme au sens plus réduit de l’histoire familiale), lien à l’espace (une communauté, mais aussi une aire géographique, un bout de la planète), et lien à la nature (à la terre comme élément).
Le malaise profond lié à cette perte des racines explique le succès d’un mouvement comme le Celtisme, qui cherche à renouer avec une ère pré-industrielle et pré-chrétienne, dans un vrai mouvement mytho-archaïque. Nous ne sommes plus ici dans une vision du monde moderne, mais pré-moderne : nostalgique, et anti-historique. Le Celtisme offre dans le même temps des liens des trois ordres : retour aux traditions des ancêtres, retour à une communauté, et retour à la terre. Pour les Américains, comme le souligne C. Albanese, le contact avec la terre est souvent le premier :
‘Albanese […] highlights the fact that Americans have often channeled those hopes towards “the redemptive powers of nature.” Albanese explains this by noting that culture depends upon nature to remain alive, and that as American culture has moved further away from this sustenance, there has emerged a need for its artificial re‑creation. 591 ’Encore une fois, les « anciens » auraient ici un rôle de premier plan à jouer. Ils sont en effet les mieux placés pour relier l’homme contemporain à la fois à son histoire (noter toutefois que même Z. Schachter-Shalomi utilise très peu le mot « histoire », peut-être à cause de l’attitude patriarcale dont est accusée cette science 592 ; il l’utilise dans l’expression « historical matrix » qui a l’avantage de conjurer les effets négatifs du « his-tory » par le féminin de la matrice) et à la terre.
‘Elders are eminently suited for this endeavor. With their greater historical perspective, they stretch the minds of young people beyond the immediate present. Elders understand the folly of living out shortsighted, profit‑driven goals that ignore the welfare of the whole. By their very presence, they give testimony to more enduring values that call into question our wasteful consumption of the world's resources, our overreliance on material possessions, and our continued assault on the environment. Having witnessed the futility of short‑term goals that prove unfulfilling, elders think in multigenerational spans of time that encourage Earth stewardship. 593 ’Enfin, la présence de nombreuses personnes âgées, qui tentent une réconciliation avec les enseignements de leur parents, plus ou moins poussés par l’angoisse liée à la vieillesse et à la fin de vie, explique aussi la part considérable du New Age qui incorpore des aspects déistes, des concepts chrétiens classiques, et la personne de Jésus. Le nombre important d’ouvrages New Age qui traitent de la personne historique ou mythologique de Jésus dans le cadre d’une théologie New Age, (Forgiveness and Jesus, Conversations with God, etc.) témoigne de cet élan de syncrétisme.
P. Heelas, “De‑traditionalisation of Religion and Self”, p. 72.
Entretiens avec Deidre (12-02-2002), Diane (11-02-2002) et Beryl (13-02-2002).
F. W. McClain, The Truth about Past Life Regression, 1992, p. 28.
Z. Schachter-Shalomi, R. Miller, From Age-ing to Sage-ing, p. 65.
Z. Schachter-Shalomi, R. Miller, From Age-ing to Sage-ing, p. 143.
Ibid.,p. 143.
M. Lee, Earth First! Environmental Apocalypse, 1995, p. 4.
cf. Chapitre IV. A. 1.
Z. Schachter-Shalomi, R. Miller, From Age-ing to Sage-ing, p. 136.