De la différenciation et la construction de l’identité

L’un des phénomènes caractéristiques de la postmodernité, à savoir celui de la mondialisation, est pris très au sérieux par le New Age. Au risque d’uniformisation culturelle, la nouvelle conscience répond par une stratégie et un impératif de différenciation, notamment à l’œuvre dans la quête identitaire. L’angoisse existentielle est colorée par le sentiment de n’être qu’un parmi six milliards, et les problématiques d’appartenances ne se déclinent plus sur le même mode. Il s’agit dans ce contexte de mondialisation (qui est avant tout une prise de conscience de la réalité planétaire) de se différencier, c’est-à-dire affirmer son existence propre et unique, dans tous les domaines : le New Ager est unique, car il crée sa religion, choisit ses traditions, ses mythes, sa communauté… Les appartenances classiques et/ou traditionnelles, à l’Etat, la race, ou à la nation, sont rejetées et dénoncées comme arbitraires et dangereuses, en ce qu’elles sont sectaires au sens premier du terme, qu’elles séparent les hommes. Mais l’élément identitaire (national, religieux, ou racial) est remplacé par de nouvelles appartenances (allégeance ethnique, spirituelle, ou « néo-tribale »).

Dans la modernité, l’identité est définie de manière arbitraire, innée, et spontanée, et est imposée par des éléments extrinsèques et hors du contrôle personnel (l’histoire, la naissance, le destin). Dans la post-modernité, les éléments identitaires sont choisis et construits. La démarche de l’acquisition identitaire (caractéristique de la post-modernité et revendiquée par le New Age) est par ailleurs déjà à l’œuvre dans la société américaine. L’identité devient plus fluide et malléable, d’où un sentiment de toute-puissance, d’auto-création, d’une part ; et d’autre part de responsabilité accrue et de solitude face à cela. L’individu est devenu l’atome social, c’est-à-dire sa plus petite particule indivisible. Dans ce contexte de détresse existentielle, le New Ager se raccroche à des clés, à des clichés salvateurs (qui se situent dans la rhétorique, dans les modes, dans des artefacts fétiches et des amulettes universelles). Il s’agit de se construire une famille de croyance, une généalogie réelle ou imaginaire, soit la base, selon D. Hervieu-Léger, d’une religion :

‘a religion implies, and calls into existence, a believing community. This can take the form either of a concrete social group (formal or informal) or of an imaginary genealogy, which maps out the generation of believers both in the past and in the future. The crucial point to grasp is the chain which makes the individual believer a member of the community ‑ a community which gathers past, present and future members ‑ and the tradition which becomes the basis of legitimation for this religious belief. From this point of view, religion is the ideological, symbolic and social device by which both individual and collective awareness of belonging to a particular lineage of believers is created, maintained, developed and controlled. 623

Dans cette construction de plus en plus consciente et explicite, de moins en moins spontanée et innée, de cette généalogie de la croyance, il incombe à la responsabilité de chacun de se choisir ses dieux, ses croyances, ses mythes, ses porte-bonheurs… Dans cet assemblage « à la carte », l’individu recherche les éléments qui offriront le plus de garanties, c’est-à-dire les plus universels… et s’attache à les combiner avec les plus personnels et/ou intimes. Cette seconde logique est liée à l’impératif identitaire à proprement parler, c’est-à-dire de distinction des individus les uns par rapport aux autres. Cet aspect prend en effet de plus en plus d’importance dans le contexte de la mondialisation, et de ses tendances à l’universalisation. La postmodernité est donc le cadre d’un véritable culte de la différence, comme le souligne K. Flanagan :

‘Far from confirming an indifference to religious belief, postmodernity reveals a search for spiritual differences. This suggests that if postmodernity is about postsecularity, it also represents a revolt against apparently settled notions of indifference which secularisation cultivated in its marriage with modernity. 624

La quête de la différenciation dans la construction de l’identité, combinée à une fluidité des concepts et des structures, accentue le problème de la continuité identitaire par ailleurs initié par la postmodernité. Selon A. Giddens, dans The Consequences of Modernity 625 et Modernity and Self-Identity; Self and Society in the Late Modern Age 626 , les trois facteurs suivants seraient emblématiques de ce qu’il nomme « haute modernité » (« high modernity ») : nouvelle construction de l’espace-temps qui peut désormais se percevoir de façon mondiale ; décontextualisation et déracinement des institutions culturelles ; et réflexivité accrue en raison du flux constant de nouvelles informations. Dans ce contexte, l’identité devient flottante, construite et déconstructible en permanence. Pour sortir de cette impasse herméneutique, la construction narrative peut être mobilisée.

‘[Giddens] argues that it is now more difficult for individuals to cultivate a continuous thread of self‑identity in the face of the endless mutability of time/space connections, the constant recombinations of social relationships out of context and the perpetual exposure of the self to fresh information about itself. There is also pressure to make life‑style choices all the time in order to impose a narrative thread on events and to get closer to the theoretical ideal of a 'pure relationship' or a completely self-actualised self. 627

L’angoisse évoquée est d’autant plus forte que la postmodernité est également le théâtre de ce que P. Heelas nomme la « dé-différenciation » : les différenciations ne sont plus externes et imposées de manière transcendante par une autorité supérieure et incontestée, elles sont donc aussi à la discrétion de l’autorité individuelle :

‘[The de-traditionalised, post-modern world] is de‑differentiated. Distinctions, between ‘representations’ and ‘the real’, and between ‘high’ and ‘low’ culture, have been eroded. 628

L’acuité des questions éthiques est ainsi décuplée, car l’individu se retrouve seul, isolé dans la responsabilité des réponses qu’il apporte. Le déclin de l’Autorité, la démultiplication à l’infini des systèmes de valeur, et la complexification des dilemmes éthiques due aux avancées scientifiques (nucléaire et bio-technologie), contribuent à l’intensification des questionnements moraux. La responsabilité de trancher les débats éthiques repose de moins en moins sur les Etats-nations et l’autorité de la tradition. S’y substituent tant bien que mal les instances internationales, les comités éthiques et les technocrates, cependant que l’ultime décision repose de plus en plus (implicitement et explicitement) sur l’individu. Le pouvoir qui lui est conféré s’accompagne d’une responsabilité morale que l’on peut estimer accablante, en particulier parce qu’elle repose sur un individu absolument isolé.

Face à la double responsabilité de l’éthique et de la construction de son identité, à laquelle s’ajoute l’impératif moral de « se réaliser », l’individu se retrouve confronté au risque de perdre ce qu’il recherche : son for intérieur, son identité profonde. A cette crainte de la perversion de l’intériorité dans les exigences du monde extérieur, le New Age apporte un élément de réponse : la recherche des vies antérieures, la science du soi, le décryptage du subconscient et le voyage intérieur. L’étude des vies antérieures en particulier permet de structurer à partir d’un centre enfoui, inaccessible au monde extérieur et au regard de l’autre, une identité puissante et à l’autorité incontestable. A la solitude dans le monde extérieur répond une multitude intérieure : dieu, la déesse, les « soi » antérieurs, les esprits, anges gardiens et maîtres spirituels, tous s’expriment par des voix intérieures plus ou moins audibles, et dans une garantie d’authenticité et d’éthique totale. L’autorité intérieure devient donc dans le New Age infiniment plus puissante que les sources d’autorité extérieures, qu’elle disqualifie instantanément.

Nous assistons donc à une création permanente et perpétuelle du « soi », construction qui se caractérise par son extraordinaire fluidité. L’environnement technologique, et notamment la prolifération des univers de fiction (jeux de rôle, « chat » sur Internet, jeux vidéo et cyber-univers interactifs) finalisent la rupture entre conception de soi et réalité extérieure. Le sentiment d’identité n’est plus unique, ni nécessaire, ni la résultante d’une logique sociale ; il relève (ou du moins il peut relever) d’un choix personnel et intime, parfois secret, qui lui garantit une impunité absolue.

Notes
623.

G. Davie, “Religion and Modernity: The Work of Daniele Hervieu‑Leger”, in K. Flanagan, P. Jupp, Postmodernity, Sociology and Religion, p. 110.

624.

K. Flanagan, P. Jupp, Postmodernity, Sociology and Religion, p. 5.

625.

A. Giddens, The Consequences of Modernity, Cambridge: Polity Press, 1991.

626.

A. Giddens, Modernity and Self-Identity. Self and Society in the Late Modern Age, Cambridge: Polity Press, 1991.

627.

J. Beckford, “Postmodernity, High Modernity and New Modernity: Three Concepts in Search of Religion”, in K. Flanagan, P. Jupp, Postmodernity, Sociology and Religion, p. 34.

628.

P. Heelas, “De‑traditionalisation of Religion and Self”, p. 65.