2. Organisation post-moderne

La nouvelle spiritualité fait suite au mouvement contreculturel des années 1960, et se pose en héritière de ce mouvement, sur le plan organisationnel en particulier. En effet, à la suite des hippies déçus par les institutions, étatiques en particulier, les Nouveaux Mouvements Religieux adoptent souvent des modes d’organisation novateurs. Le New Age rejette donc les modes traditionnels d’organisation, en particulier la hiérarchie, et parfois le mode démocratique, comme nous avons pu le voir plus haut. Les événements qui semblent avoir le plus marqué les jeunes rebelles de la contreculture sont la guerre du Vietnam (1959-1973) et l’affaire du Watergate (1972). La première a contribué à mettre en question le principe démocratique, dans un pays où la majorité semblait clairement prendre position contre la voie suivie par le gouvernement, sans que cela ne change la ligne d’action du gouvernement en question. L’affaire du Watergate, quant à elle, a miné la crédibilité des hommes politiques, et a souligné la corruption morale existante.

Marqués par ces deux événements, les hippies ont réagi en rejetant le pouvoir traditionnel, et en cherchant de nouveaux modes d’organisation. Cela s’est traduit tout d’abord au plan communautaire, mais aussi dans des structures plus floues :

‘There is a predilection among ferals to become affiliated with alternate collectives and 'disorganisations'. […] Typically they are anarchic, non-hierarchical associations within which resource pooling is favoured and ecological issues foremost. They are marginal 'neo-tribes' […] or 'DiY communities' […], wherein membership is non-ascribed. They are highly unstable, yet strongly affectual resource hubs and, through long periods of voluntary work, valuable skill sources. 631

Avec l’échec des communautés, les anciens hippies n’ont cependant pas désavoué leur rejet des modes d’organisations étatiques. Cette influence est à l’œuvre au sein des Nouveaux Mouvements Religieux, par exemple, ainsi que dans le New Age en général. Les Nouveaux Mouvements Religieux sont souvent organisés autour d’un leader charismatique ou d’un gourou, évitant ainsi les pièges de la démocratie. D’autres modes d’organisation comme le consensus, sont également très populaires.

Dans le Fireweed Eagle Clan, par exemple, les cérémonies et réunions sont construites autour de l’usage (courant dans certaines tribus indiennes) du « bâton de parole ». Ce bâton est un artefact créé soit par des Amérindiens qui en ont ensuite fait don au Clan, soit par des membres du Clan, en respectant un certain nombre de rites. Le Clan en possède quatre. L’un d’eux sera ensuite présent à chaque réunion (« meeting », mais aussi « get-together ») du Clan. Après avoir été béni et purifié par de la fumée de sauge, il est passé de personne en personne à l’intérieur du cercle, chacune prenant la parole uniquement lorsqu’elle touche le bâton. Le processus dure jusqu’à ce que personne n’ait plus rien à dire. Un tel rituel a une valeur pragmatique, puisqu’il permet d’éviter que tout le monde parle en même temps ; au niveau spirituel ce procédé confère à la prise de parole un sens, une valeur qui valorisent toutes les relations interpersonnelles.

Le New Age adopte donc une nouvelle forme d’organisation, caractéristique des Nouveaux Mouvements Sociaux 632 . En effet, au sein du mouvement, nulle hiérarchie, organisation officielle ou formelle. Les liens entre les différents groupes sont implicites et officieux, insaisissables mais très efficaces. J. Bloch narre ainsi sa rencontre avec le milieu de la « nouvelle conscience » :

‘I became acquainted with a relatively unbounded network of persons who frequently participate in the same spiritual activities, without necessarily belonging to any one highly-organized group. These persons expend considerable energy in pursuit of their spiritual beliefs, yet they shun identifying with any one spiritual tradition to such an extent that they do not chose to place a label on their spiritual beliefs. 633

Malgré la fluidité et l’inconsistance de ce mouvement qui se désagrège dès que l’on tente de le cerner, sa force idéologique et fraternelle n’est pas à négliger :

‘Yet there is a countercultural spiritual community, as manifested in festivals, fairs, and workshops, as well as through popular literature. Such persons also tend to share in common opinions on public issues, and see spirituality as a means by which to change not only themselves but society at large. 634

Plusieurs chercheurs proposent donc un terme qui définisse ce réseau aux limites très floues. F. Champion, par exemple, propose « nébuleuse », 635 qui semble bien adapté dans la mesure où cela met l’accent sur le côté flou et insaisissable, mal délimité du New Age. D. Spangler suggère que ce mouvement ressemble plus à un marché aux puces ou une foire (par comparaison la religion traditionnelle serait une cathédrale) :

‘ The New Age is more like a flea-market or a county fair, a collection of differently colored and designed booths spread around a meadow, with the edges of the fair dissolving into the forested wilderness beyond. 636

Cette métaphore semble particulièrement adéquate dans la mesure où elle souligne le caractère mercantile du New Age, la diversité, ainsi que la difficulté à en repérer les limites. Le flou organisationnel se retrouve en particulier lorsqu’il s’agit de chiffrer le New Age : quelles librairies, quels magasins d’alimentation diététique (« health food stores ») en font partie ? Par ailleurs, la nouveauté que revendique le New Age n’est pas sans ajouter à ce phénomène. En effet, le changement est perçu comme une valeur en soi, ce qui encourage l’extrême mobilité des adeptes, passant d’un groupe à l’autre – parfois sans aller jusqu’au bout de ce qu’une technique peut leur apporter. Ainsi, Samantha déclare :

‘After 20 years of looking, and searching, and, you know…going through Catholicism, Judaism, Scientology… All of those things, you know, that you think is religion, but… it’s got nothing to do with religion, because, we are all One. Like I said, I’ve experienced other instructors, other guides, other experiences with different spiritual organizations, whatever… and they all disappointed me. Whether I thought they were fakes, or you know, whatever… and you do go through that. 637

De même, Peggy s’investit dans au moins trois types d’activités New Age : lecture des tarots, association pour sauver le Tibet (« Save Tibet »), et le Fireweed Eagle Clan 638 . La participation à plusieurs activités s’avère typique des New Agers, ce qui génère une instabilité des groupes, amenés à naître et à disparaître quelquefois en quelques mois. F. Champion note à ce sujet :

‘Le type d’individualisme valorisant l’immédiateté des émotions de chacun […] prend, dans la nébuleuse mystique-ésotérique, une forme exacerbée qui entraîne une extrême précarité des groupes et fait de cette nébuleuse une mouvance particulièrement instable et changeante. 639

Les liens multiples, invisibles et omniprésents qui, tissant leur toile entre mouvements, groupes, et individus, fondent la spécificité structurelle du New Age sont également valorisés. Le bouche à oreille semble avoir regagné ses lettres de noblesse, et un nouveau prestige couronne la notion de « coïncidence ». Ici encore, J. Redfield incarne bien cette tendance :

‘I think our new awareness of the spiritual is expanding in exactly this way, no longer through hype nor fad, but personally, through a kind of positive psychological contagion among people. 640

Les coïncidences revêtent une importance nouvelle, elles sont un « signe », elles manifestent l’avènement d’une ère particulière, et en cela elles constituent un élément de la tendance à chercher la signification spirituelle et personnelle de chaque événement. Ainsi, comme dans beaucoup de théologies, tout fait sens, même l’incident le plus anodin. Le témoignage de Samantha est en ce sens représentatif de l’attitude des New Agers :

‘I think that’s how it happens, you just stumble into – or actually you think you’re stumbling into – but I have learned that there is order in this chaos, or what you think is chaos, it’s order… And it’s so comforting to know that everything is orchestrated… You know, there’s a greater plan… You’re only acting it out… 641

Il n’y a plus de hasard mais des correspondances et analogies. Par exemple, Peggy évoque qu’elle a découvert que son ami, Michael, était né le même jour que le Dalaï-Lama, alors qu’il allait justement prendre la décision de partir un an en tant que professeur de mathématiques bénévole à Dharamsala, où le gouvernement tibétain en exil s’est installé. 642 Cette coïncidence est pour elle lourde de sens, sans pour autant que la signification soit explicite. Dans le New Age, la coïncidence marque l’importance d’un événement, mais ne donne pas lieu à une interprétation.

Par ces canaux que sont les correspondances et les rencontres se tisse une toile qui relie petit à petit tout le New Age – du moins de l’avis des participants. C’est cette conscience, purement intérieure, d’une collectivité, d’un réseau, qui unit toutes ces mouvances éparpillées en un « mouvement » au niveau structurel et externe. Le réseau est donc le mode d’organisation emblématique, son évocation même rassemblant les différents participants. F. Champion remarque en effet :

‘Il s’agit de groupes mal délimités, de « réseaux » — ce thème fait fonction de véritable emblème – constitués autour de centres de développement personnel et spirituel (proposant des ateliers, stages, conférences, séminaires, etc.), de librairies, de revues, de communautés, d’associations diverses. 643

Ce système de réseaux est d’autant plus puissant et acclamé par les New Agers, qu’il s’oppose au système hiérarchique et compétitif moderne. L. Woodside remarque : « Networks are cooperative, not competitive. They link up and spin off in new combinations. » 644 La force de ce système réside dans son polymorphisme et son omniprésence ; sa structure non-hiérarchique le rend, tel une hydre, quasiment indestructible. Le réseau ajoute à la difficulté que nous avons à cerner le New Age, ce qui peut parfois jouer en sa faveur, comme le souligne L. Woodside :

‘ An important point to realize too about networks is that they keep a dynamic image of growth in the eye of the public and engage participants in the New Age goals who do not, or who perhaps would never, consider themselves part of the movement. 645

Ainsi le New Age se choisit des modes d’organisation résolument post-modernes. La popularité du réseau dans la société américaine contemporaine dépasse largement les cercles de la « nouvelle conscience », puisqu’il constitue la trame et la force de l’Internet, cet emblème et outil de la post-modernité. Le mode organisationnel n’est pas sans rappeler le labyrinthe, schéma que J. Attali propose comme clé du futur :

‘[…] celui qui saura replacer les labyrinthes de demain dans leur continuité historique et mythologique, qui saura s’accepter comme l’héritier de ces très longues péripéties, comprendra que l’économie la plus futuriste, la science-fiction la plus avant-coureuse, la géopolitique la moins vraisemblable trouvent leur place dans les fils tressés par l’histoire comme de nouveaux avatars d’une très ancienne tradition. 646

Cette organisation présente certes des avantages – force quasi-indestructible, diffusion rapide, mode non-hiérarchique qui suscite des fidélités – mais aussi nombre d’inconvénients – elle prête à des abus car elle est impossible à contrôler. Le parallèle que l’on peut faire avec Internet suggère que l’un comme l’autre portent en germe des possibilités encore inexplorées et des dérives déjà entr’aperçues.

Notes
631.

G. St John, Alternative Cultural Heterotopia, p. 169.

632.

Forme de mouvement social qui n’est plus organisé en fonction des classes sociales (ni sur le principe de la lutte des classes), et qui utilise des moyens d’actions et une organisation post-modernes. Ces mouvements sont caractéristiques de la mouvance alter-mondialiste, encouragent divers systèmes de troc, rejettent le système d’échange monétaire, prônent le retour à la production et l’échange à petite échelle.

633.

J. Bloch, “Countercultural Spiritualists’ Perceptions of the Goddess,” Sociology of Religion, 1997, p. 182.

634.

J. Bloch, “Countercultural Spiritualists’ Perceptions of the Goddess”, P. 182.

635.

F. Champion, “Les Sociologues de la post-modernité religieuse et la nébuleuse mystique-ésotérique”.

636.

D. Spangler, “The New Age: The Movement Toward the Divine,” p. 80.

637.

Entretien avec Samantha, 19-04-2000.

638.

Entretien avec Peggy, 26-04-2000.

639.

F. Champion, “Les Sociologues de la post-modernité religieuse et la nébuleuse mystique-ésotérique,” p. 166.

640.

J. Redfield, The Celestine Prophecy, p. 1.

641.

Entretien avec Samantha, 19-04-2000.

642.

Entretien avec Peggy, 26-04-2000.

643.

F. Champion, “Les Sociologues de la post-modernité religieuse et la nébuleuse mystique-ésotérique,” p. 156.

644.

L. Woodside, “New Age Spirituality: A Positive Contribution”, (pp. 145-168) in D. Ferguson (ed.), New Age Spirituality, pp. 160-161.

645.

Ibid.

646.

Jacques ATTALI, Chemins de Sagesse: Le Traité du Labyrinthe, Paris, Fayard, 1996, pp. 222-223.