Il nous faut tout d’abord rappeler que la Nature occupe une place symbolique de choix dans la culture américaine. La spécificité de cette représentation vient du fait que le sentiment de l’identité américaine s’est partiellement construit autour de l’idée de la Nature, et qui plus est, d’une Nature américaine sauvage et grandiose en opposition avec la nature européenne domestiquée et jugulée. Paradoxalement, remarquent les New Agers, si la Nature a permis à l’identité américaine de se construire, la société qui en est issue se donne pour idéal une modernité artificielle et pour dynamique géographique l’expansion de la technologie au détriment de la nature sauvage : « As the polity was strengthened, the governmental apparatus grew in size and scope, cities expanded, and industries flourished, Americans – partly out of necessity – attempted to master nature. » 672 Maîtrise qui passe cependant par la destruction.
Il n’en demeure pas moins que les Américains conservent une relation spéciale au milieu naturel. Celui-ci est respecté comme élément historique et appelle à un devoir de mémoire, qui s’effectue en particulier dans le cadre des Parcs Nationaux. Dans ce contexte, la nature sauvage (« wilderness ») ne se présente pas comme une menace ou une alternative à la civilisation, mais plus comme un guide, un point de repère, un élément pédagogique et structurateur (ne serait-ce que par les obstacles qu’il nous offre). L’immersion régulière dans ce milieu spécifique constitue une habitude salutaire pour l’esprit américain. En cela, certains discours a priori radicaux ne font que rappeler aux Américains leurs affirmations et leurs valeurs fondamentales :
‘In their demand for the preservation and re‑creation of wilderness, Earth First! adherents did not understand themselves to be radicals. Indeed, theysaid that it was the earth destroyers who were radicals and that the destruction of the corporate/industrial monolith was an opportunityfor the rejuvenation of true American political community: “Wilderness is America. What can be more patriotic than the love of the wild? We will be Americans only as long as there is wilderness. Wilderness is our true Bill of Rights, the true repository of our freedoms, thetruehomeof liberty.” 673 ’Les religions de la nature, qui se situent à l’intersection du New Age et des préoccupations écologiques, font état d’une philosophie ambigue, en équilibre sur les valeurs américaines. L’anti-américanisme potentiel viendrait plus d’un développement à l’extrême de certaines affirmations du discours identitaire national. Beyer repère en effet dans les religions de la nature :
- une résistance à l’institutionnalisation, et à la légitimité des autorités et organisations socio-religieuses et de leurs discours ;
- une méfiance et évitement du pouvoir orienté vers la politique ;
- une confiance dans l’autorité charismatique et donc purement individuelle ;
- un accent mis sur les cheminements individuels ou des chemins choisis de manière individuelle, valeur égale des individus et des groupes ;
- une attitude expérimentale et acceptation de l’expérience personnelle comme ultime arbitre de la vérité ou de la validité ;
- une valorisation de la communauté comme structure non-hiérarchique privilégiant des liens interpersonnels véritablement chargés de sens ;
- un optimisme conditionnel quant aux possibilités de l’humain et à l’avenir. 674
En cela, ce type de religion peut sembler véhiculer des valeurs concrètement en opposition, sinon avec les valeurs américaines, du moins avec les institutions du pays. Cependant, de telles orientations existaient déjà dans la conception des transcendantalistes, et notamment dans celle de Thoreau. Par ailleurs, toutes ces tendances sont à la fois américaines – en germe dans le discours identitaire national, véhiculé dans ce que l’on a appelé « civil religion » – et anti-américaines – dans l’extrémisme de l’application du discours.
Les aspects anarchistes ou anti-capitalistes des religions de la nature se situent dans une opposition plus radicale et plus marquée de la société américaine. En effet, le refus (ou la critique) du système capitaliste, la critique et le mépris de la propriété privée, et le discours sur la décroissance constituent des manifestations d’anti-américanisme dans la mesure où elles remettent en question les principes fondateurs, notamment économiques, du pays :
‘In social ecology, or eco-anarchism, social injustice and environmental degradation are believed to be the result of hierarchical power relations, particularly those of capitalism. Here, moves towards bypassing the state via the creation of autonomous communities and informal economies, as well as civil disobedience, are advocated (Pepper 1996:31-3). Bioregionalism literally means 'life territory'. Its advocates promote the practice of 'dwelling in the land' (Sale 1985). It also necessitates decentralised, self-determined modes of social organisation. 675 ’De la part des tenants de ce discours, il s’agit au contraire d’une évolution nécessaire pour la survie et le développement des Etats-Unis. Pour les membres de groupes radicaux comme Earth First!, le paysage politique est clairement scindé en deux, avec d’une part, comme le remarque Lee, « the American government and the corporate infrastructure embodied the evil of human greed » 676 et d’autre part les écosystèmes permettant la survie de la planète menacés par la surexploitation des ressources et le cercle vicieux de la surconsommation. Dans certains mouvements moins engagés et moins radicaux, les Etats-Unis n’en sont pas moins perçus comme véhiculant des valeurs rétrogrades et menaçantes pour la planète, au sein de schémas où le pouvoir est utilisé à des fins de domination, en opposition avec les valeurs du New Age en général et de la Déesse 677 en particulier, comme le souligne C. Albanese : « In our own time, Gaia is the Goddess, and the nation is suspect. » 678 Les logiques spirituelles et nationales sont vues comme mutuellement exclusives.
Paradoxalement, les écologistes qui acceptent les principes fondamentaux de la nation américaine sont également engagés dans une confrontation plus directe et donc plus menaçante pour le pouvoir politique et institutionnel. C’est le cas des écologistes qui font le choix de l’action politique, qui sollicitent l’intervention de l’Etat fédéral dans l’application des lois et la protection des citoyens, et qui utilisent indifféremment l’ensemble de l’arsenal politique (lobbying, manifestations, boycott, élections, partis politiques, etc.).
La relation ambivalente de l’état d’esprit des Américains avec la nature et avec la place du pouvoir et des institutions, offre aux mouvements écologistes une place particulière, ils se réclament ainsi à la fois d’une fidélité aux principes fondateurs ou aux « Pères Fondateurs », et d’une critique virulente de la société contemporaine. Les Etats-Unis sont à la fois à la pointe du mouvement de protection de la nature (avec l’importance des parcs nationaux par exemple) et un des premiers pays pollueurs, qui refuse de signer les traités internationaux sur les émissions de gaz à effets de serre, pour ne citer qu’un exemple parmi tant d’autres. Le discours des activistes écologistes prend donc parfois le ton du rappel à l’ordre et aux valeurs fondamentales (qui peut être celui du discours conservateur). Ces activistes utilisent également la rhétorique de la grandeur, sommant la nation de se placer une fois de plus en leader dans le combat contemporain pour la préservation de la nature, et en modèle pour les autres pays.
M. Lee, Earth First!, p. 4.
Ibid., p. 43.
P. Beyer, “Globalisation and the Religion of Nature”, in J. Pearson, R. Roberts, G. Samuel (eds.), Nature Religion Today, p. 17.
G. St John, Alternative Cultural Heterotopia, p. 95.
M. Lee, Earth First!, p. 40.
Cf. supra, Chapitre V. B. 3.
C. Albanese, Nature Religion in America: from the Algonkian Indians to the New Age, 1990, p. 178.