2. Opposition Homme-Nature : la place de l’écologie profonde (« deep ecology »)

L’écologie profonde réalise l’ambition moniste du New Age, en ce qu’elle transcende l’opposition classique entre l’homme et la nature. Elle atteint cet objectif en faisant le choix de la centralité de la nature.

‘The key norms of deep ecology, namely, self‑realization and biocentric equality, indicate a move beyond the Cartesian dualistic world view of the human as knowing subject and the natural world as simply objects known by the human. 692

Le terme d’écologie profonde est polysémique et sujet à controverse. Il décrit un ensemble thématique qui se décline en trois niveaux :

1) L’écologie profonde constitue une réflexion sur l’éthique environnementale et sur la vision du monde qui sous-tend attitudes et pratiques environnementales. Elle se préoccupe donc des enseignements religieux et des attitudes spirituelles.

2) Un ensemble de valeurs fondamentales partagées par de nombreux activistes environnementaux. Ces valeurs comprennent : affirmation de la valeur intrinsèque de la nature, reconnaissance de l’importance de la bio-diversité, appel à la réduction de l’impact humain sur le monde naturel, préoccupation de la qualité de vie plutôt que de l’affluence matérielle, engagement à l’activisme en vue de changer les politiques économiques et la vision dominante de la nature. Dans ce sens, l’écologie profonde est une plate-forme politique qui nourrit un mouvement environnemental diversifié.

3) Différentes philosophies de la nature, parfois appelées « écosophies », qui émergent de ces questionnements et sont en accord avec les valeurs ci-dessus. Les écosophies individuelles diffèrent les unes des autres, en partie parce qu’elles sont souvent enracinées dans différentes traditions religieuses.

D. L. Barnhill et R. Gottlieb résument les valeurs mises en avant dans l’écologie profonde :

‘• an emphasis on the intrinsic value of nature (biocentrism or ecocentrism);’ ‘• a tendency to value all things in nature equally (biocentric egalitarianism);’ ‘• a focus on wholes, e.g., ecosystems, species, or the earth itself, rather than simply individual organisms (holism);’ ‘• an affirmation that humans are not separate from nature (there is no “ontological gap” between humans and the natural world);’ ‘• an emphasis on interrelationships;’ ‘• an identification of the self with the natural world;’ ‘• an intuitive and sensuous communion with the earth;’ ‘• a spiritual orientation that sees nature as sacred;’ ‘• a tendency to look to other cultures (especially Asian and indigenous) as sources of insight;’ ‘• a humility toward nature, in regards to our place in the natural world, our knowledge of it, and our ability to manipulate nature in a responsible way (“nature knows best”);’ ‘• a stance of “letting nature be,” and a celebration of wilderness and hunter-gatherer societies. 693

Malgré les aspects consensuels et attrayants de cette description pour les New Agers, l’écologie profonde ne va pas de soi. Elle pose en effet la question complexe de la relation de l’homme à la nature, sous forme d’une indépendance totale de la nature, et demande à l’homme une non-interférence absolue. Le risque est que l’action de l’homme sur la planète paraît impossible à maîtriser suffisamment pour arriver à ce stade de non-ingérence ; en conséquence, la négation de cet impact est dangereux dans la mesure où elle est utopiste et ne permet pas de penser les termes de l’impact.

‘The question of whether our relation to the local environment should be seen in terms of co‑existence or control is a complex one, and not only for Pagans. Communing with nature on an equal basis is intuitively attractive, but I wonder if it ever will or should be the totality of our relationship to our environment. Perhaps it is more appropriate, and more realistic, to recognise that there may always have to be elements of control as well as harmony. 694

Au contraire, une écologie plus anthropocentrique consiste à militer pour une répartition équitable des ressources de la planète ; et pour une exploitation raisonnée de ces ressources. Cette position aussi existe dans le New Age (ce serait plus une position sociale humaniste, telle qu’on la trouve dans la vision de M. Ferguson), il s’agit de raisonner au niveau planétaire, de mettre en avant l’égalité entre tous les hommes. Un tel objectif n’est pas moins utopique, et se projette également sur le long terme. Il se situe dans la lignée des religions traditionnelles, pour qui l’homme est le gardien de la création, qu’il doit faire prospérer et fructifier les ressources terrestres. Les membres de mouvements environnementaux critiques du New Age citent essentiellement cette philosophie :

‘Manes is careful to distinguish deep ecology from the New Age movement, citing a 1987 article by George Sessions in the journal Earth First!. Sessions, along with Naess a principal theorist of deep ecology, writesthat “the New Age movement often characterizes the world as sacred and criticizes the approach of industrial society.... But to New Age thinkers humans occupy a special place in the world because we possess consciousness, reason, morality, and any number of privileged traitsthat make us fit to be stewards over the natural processes of the planet.” According to Manes and many Earth First!ers, the New Age movement is anthropocentric. 695

Cette critique semble cependant n’être juste, comme nous l’avons vu plus haut, que pour une partie du New Age, à savoir principalement les New Age utilisateur et consommateur. La question demeure épineuse, en raison de la complexité des enjeux des deux approches. La logique planétaire (survie de l’écosystème, survie de la planète) est complètement différente d’une logique écologique « classique » centrée sur l’humain. Par exemple, le réchauffement de la planète (effet de serre) n’est pas, selon la première logique, un problème. Une augmentation de 6 à 10 degrés Celsius ne met en danger la survie que de très peu d’espèces, et des variations de températures bien plus importantes se sont produites de manière « naturelle » (les glaciations par exemple). Par contre, elle est tragique pour l’homme.

En fait la logique New Age constitue une troisième stratégie : non-interférence de l’homme, en espérant que cela suffira à maintenir les conditions optimales à la vie humaine telle qu’elle est organisée. Les modifications de l’écosystème qui se produisent indépendamment de l’action humaine (catastrophes naturelles, mais aussi changements climatiques profonds) sont perçues et interprétées comme des « signes » de la divinité ou de l’ « entité » planétaire, même s’il semble paradoxal à nombre de New Agers que les catastrophes frappent le plus souvent des populations dont le style de vie est parmi les moins polluants, et qui sont déjà sacrifiés sur d’autres plans (ravages du phénomène météorologique « El Niño » en Amérique Latine, tremblements de terre au Bangladesh ou en Iran, cyclones des mers du sud, etc.).

Se pose également la question de la limite : si le principe de non-interférence avec la nature est globalement accepté (et les implications auxquelles on pense sont de l’ordre de la pollution ou des bouleversements climatiques), lorsque l’on se penche sur le niveau moléculaire et notamment microbien, le consensus demeure-t-il ? Faut-il autoriser l’ingérence humaine qu’est la médecine ? Le respect du vivant s’applique-t-il aux bactéries ou aux virus ? C’est autour de ces questions que s’articulent des positionnements plus ou moins radicaux. Le New Age, dans son ensemble, demeure en marge du radicalisme. De telles questions sont rarement mises en avant, et les principes de l’écologie profonde ne sont souvent étudiés que dans leurs aspects consensuels.

Il y a dans l’écologie profonde un impératif de dépasser l’écologie en tant que science (passer d’une « écologie » à une « écosophie »), et de raisonner en terme de « sagesse », de « philosophie », de « spiritualité ». L’expérience mystique de fusion de l’homme dans le cosmos, de dissolution de l’identité individuelle dans le sentiment d’union de toute chose constitue une base fondamentale. La religion est ainsi perçue comme une nécessaire composante de l’écologie profonde. Le respect total et absolu ne peut être obtenu sans l’aide d’une crainte religieuse, faisant appel au tabou et au sacré. Il s’agit d’extraire cette relation du contexte utilitariste, et ceci ne peut être achevé que par le biais de la transcendance.

Cet enjeu est d’autant plus important que, sur le plan pratique, la mise en application de l’écologie profonde demande, soit un retour à une civilisation pré-moderne, soit un effort collectif pour inventer un nouveau monde. Face à l’ampleur de la tâche, l’aide d’un système philosophique, voire religieux, est estimée essentielle :

‘A biocentric perspective requires that important changes be made in the way societies are organized and what individuals demand from the environment. Deep ecology rejects centralized, bureaucratic authority and technological society and advocates the simplicity of a "natural life." A return to pre-industrial social organization is understood as desirable and necessary. The ideal is the "primitive" society, because it fulfils the needs of individuals and communities and preserves the integrity of the natural world. In such societies, human beings are organized in small, decentralized, nonhierarchical and democratic communities. Devall and Sessions imply that this tradition allows for a morally upright population ; individuals in such a society help each other and regulate their own actions, and their relations are communal rather than competitive. They do not revere secular authority but instead respect "spiritual mentors," and the entire community participates in rituals. Individuals in such a community live in harmony with nature, for their needs are "elegantly simple"; they preserve natural resources and practice a "non-dominating science." 696

Toutefois, le New Age des acteurs se rapproche plus de la recherche d’alternatives au schéma contemporain d’exploitation de la planète, qu’il ne prône un tel retour à la société pré-moderne.

Notes
692.

J. Grim, “Peoples of the Land: Indigenous Traditions and Deep Ecology”, in D. L. Barnhill, R. Gottlieb (eds.), Deep Ecology and World Religions, p. 39.

693.

D. L. Barnhill, R. Gottlieb (eds.), Deep Ecology and World Religions, p. 6.

694.

G. Samuel, “Paganism and Tibetan Buddhism”, in J. Pearson, R. Roberts, G. Samuel, Nature Religion Today, p. 136.

695.

M. Lee, Earth First!, p. 11.

696.

M. Lee, Earth First!, p. 38.