3. Opposition Nature-Surnaturel : Métaphysique de l’écologie

Dans le sens commun, « nature » s’oppose à « surnaturel », et en cela le monde spirituel au monde physique. Dans l’histoire des Etats-Unis toutefois, une telle opposition ne se dessine pas clairement, la relation du monde naturel au divin ayant toujours été considérée comme spécifique. Dès l’ère coloniale, il existe une connexion entre le monde naturel et le langage religieux. La Nature et en particulier la nature sauvage et indomptée (« wilderness ») occupe une place de choix dans la construction de l’identité, notamment religieuse, des colons puritains :

‘Nature did function as a significant religious symbol for Puritans, and it was against and in interaction with nature that they made sense of their spiritual and material‑venture in the New World.’ ‘When William Bradford wrote of the Pilgrim landing at Plymouth harbor, he recalled the terror of “a hidious & desolate wildernes, full of wild beasts & willd men.” The language is indicative, for it underscores one strong element in a complex Puritan relationship with nature. As Roderick Nash has told in his now‑classic Wilderness and the American Mind, for European culture in general, nature in the wilderness was manifestly different from nature in a garden." The wilderness was a dangerous place, beyond human control and threatening in both physical and metaphysical ways. Outside the pale of established society and away from the culture of citied traditions, Puritans could revert to the savagery they found around them. Wilderness was, literally, the place of wild beasts: the fear was that, in the primitive forests with the beasts, one would become confused, bewildered, losing a sense of self and society that was essential to civilized life and to salvation thereafter. Hence, the absence of European humanity in the wilderness made it an alien and alienating landscape. 697

Pour négatif qu’il soit, l’élément naturel n’en a pas moins un caractère religieux en ce qu’il permet de tester la piété des hommes. C’est le terrain, la matière donnée aux hommes pour qu’ils démontrent leur religiosité, en construisant la cité de Dieu, l’utopie puritaine. La première relation à la nature est donc la relation du sculpteur à sa matière : il s’agit de la transformer, de la domestiquer au nom de Dieu. Mais cette première importance de la nature pose les fondements d’un sentiment mystique face aux éléments et aux forces de la sauvagerie :

‘[…] Puritans […] found themselves awed by the land they had entered. In the end, they understood that the best wild country was subdued wild country […]. And from the beginning their commodity orientation assured the trajectory of merchant, business, and mechanical success. Yet, on the way, they had absorbed something of the power of the Amerindian spirits who haunted the land. […] the Puritans and their descendants could never experience the matter‑of‑fact relationship with nature that characterized their ancestors. Nature, in the America that was just over the horizon, would become a central religious symbol for many inhabitants of the land. 698

La nature est ensuite considérée comme admirable de perfection, en ce qu’elle est l’œuvre de Dieu. L’éloge du créateur passe par la reconnaissance de la création. Cependant, le processus de contemplation et de glorification de l’artisan se transformera par la suite en une admiration de l’œuvre per se.

Avec la Révolution, apparaît un troisième protagoniste : la république. Les relations doivent désormais se définir selon le triangle : la nature – dieu – la république. Dieu donne la nature aux hommes pour qu’ils construisent la république. Le patriotisme consiste donc à apprécier et à exploiter au mieux les ressources naturelles. Cet impératif est d’autant plus fort que la nature américaine différencie le continent américain de la vieille Europe. La nature sauvage et impétueuse s’oppose à une nature domestiquée, le continent de la vitalité et de la démocratie à celui de la corruption et de la monarchie. La notion de Destinée manifeste affirme que le destin de la nature américaine est d’être tout entière réinvestie dans la république et dans la construction de l’utopie.

‘we need to direct our gaze […] to the collective symbolism that was linking nature to the life and destiny of the republic. For all the fear of wilderness, there was also patriotic fascination and even veneration for it […]. And for all the “secular” response to nature by those who struggled with and against it in order to survive, there was also exaltation of it in the public ideology that was the legacy of the Revolution. […] nature functioned in republican religion in three related ways. First, as in Tyler’s Contrast, nature meant New World innocence and vigor, the purity and wholesomeness of clean country living on the edge of an empowering wilderness. Second, in an American appropriation of Enlightenment religion, nature meant the transcendent reality of heavenly bodies, which moved according to unfailing law, and – corresponding to it – the universal law that grounded human rights and duties within the body politic. Third, fusing with an aesthetic tradition of landscape veneration, nature meant the quality of the sublime as it was discovered in republican terrain. 699

L’importance de la nature dans la construction de l’identité – républicaine – des Etats-Unis explique également la construction des parcs nationaux. Ceux-ci sont avant tout des hommages à cette identité américaine, des témoignages historiques. Monuments à la gloire de la nation, ils rappellent une histoire où le naturel est un protagoniste important, qui s’allie à l’homme pour créer démocratie et vitalité. Ces parcs 700 permettent aux Américains d’accomplir leur « devoir de mémoire », de se ressourcer au contact de la vitalité naturelle et donc, de préserver cet esprit pionnier.

On assiste ainsi à une sacralisation de la nature, qui en vient à jouer un rôle quasi-religieux au sein de la « religion civique ». De plus, elle joue également un rôle pédagogique, qui est progressivement détourné vers le loisir. Les parcs nationaux permettent de se « ressourcer », mot clé du XXème siècle qui associe le divertissement à la santé (l’équilibre psychologique). Mais au cours des années 1960, fait nouveau, la valeur intrinsèque de la nature est prise en compte, dans le même temps que sa fragilité. L’utilisation des espaces naturels protégés en tant que lieux de loisirs est donc critiquée car dénaturante. La conception des Etats-Unis, unique pays développé (avec le Canada et l’Australie) à avoir conservé un tel patrimoine naturel, rend le devoir de préservation plus important encore, en particulier face au processus inéluctable de modernisation, d’industrialisation et d’urbanisation. Dans le même temps que sont découvertes de nouvelles fonctions de la nature (la forêt amazonienne est le « poumon » de la planète, la biodiversité constitue un réservoir de remèdes futurs, mais aussi les fonctions récréatives et équilibrantes du contact physique avec les éléments), la nature est de plus en plus reconnue pour sa valeur en soi. En conséquence, les espaces protégés deviennent véritablement sacrés, ils sont considérés non plus comme des moyens mais comme une fin.

Dans le New Age, cette sacralisation du monde physique et en particulier naturel est exemplaire. L’immanence – présence du sacré en toutes choses – s’y oppose à la transcendance. Dans la période contemporaine, l’éloignement de la « Nature » (de plus en plus lointaine et exotique), et son immatérialité (difficultés de définition du terme), accentuent sa divinité. Le naturel, par opposition à l’artificiel (produit ou transformé par l’homme), se raréfie. En résulte un sentiment d’admiration et d’impuissance face à l’action de cette main invisible et omnisciente :

‘the word ‘nature’ includes among its modern meanings notions close enough to the idea of sacredness for the expression to risk being pleonastic. Nature is the way things are aside from human agency, much as the religions are ways of knowing, gaining access to or otherwise communicating with that same extra‑human reality, or at least with that which is assumed to serve as the condition for its possibility. 701

Dans cette sacralité immanente et intuitive de la Nature, l’écologie devient une pratique religieuse, une composante du devoir religieux, en vérité le dernier impératif moral du New Age.

‘One of the core principles of the thealogy presented here is that the earth is sacred. Believing that, I felt that action to preserve and protect the earth was called for. So our commitment to the Goddess led me and others in our community to take part in nonviolent direct actions to protest nuclear power, to interfere with the production and testing of nuclear weapons, to counter military interference in Central America, and to preserve the environment. It led me down to Nicaragua and into ongoing work to build alliances with people of color and the native peoples whose own earth‑based religions and traditional lands are being threatened or destroyed. 702

Si l’implication politique dans des mouvements écologiques est le devoir religieux des néo-païens, en contrepartie le paganisme se déclare être la religion des activistes écologiques. Mais cette association n’est ni historiquement, ni sémantiquement évidente. Le caractère mystique ou politique d’une « religion de la nature » pose question. La nature correspond au monde physique ; en cela une telle religion est nécessairement politique. Mais d’autre part le monde naturel se démarque de l’abstraction artificielle qu’est la politique. Ainsi, le choix de l’environnementaliste, en tant que « parti politique a-politique », permet de se situer dans l’entre-deux. Concrètement, l’alliance entre religion et politique n’est possible que dans la mesure où le mouvement écologiste se considère hors de la politique, et pour certains demeure impossible :

‘When I asked one hundred Pagans to list their political positions, the assortment was astonishing. There were old‑style conservatives and liberals, a scattering of Democrats and Republicans, twenty dif­ferent styles of anarchists (ranging from Ayn Randists to leftist revo­lutionaries), many libertarians, a couple of Marxists, and one Fascist. Despite this range, the majority were not very self‑critical and many defined "politics" in a very narrow way. 703

La polysémie du mouvement néo-païen, qui regroupe en son sein des orientations très différentes, allant de mouvements néo-fascistes à l’activisme marxiste, ne peut s’accommoder que d’énoncés généraux et ouverts. Réciproquement, le mouvement écologiste, s’il considère comme nécessaire l’introduction d’un sentiment religieux dans l’écologie, demande à ce qu’une telle spiritualisation se fasse dans un esprit œcuménique afin de ne pas exclure les activistes des religions traditionnelles. La spiritualité du mouvement vert est donc minimaliste, et assortie d’un état d’esprit fonctionnaliste et syncrétique :

‘A useable ecological theology, spirituality, and ethic must interconnect these two traditions. Each supplies elements the other lacks. In the covenantal tradition we find the basis for a moral relation to nature and to one another that mandates patterns of right relation, enshrining these right relations in law as the final guarantee against abuse. In the sacramental tradition we find the heart, the ecstatic experience of I and Thou, of interpersonal communion, without which much moral relationships grow heartless and spiritless. 704

Depuis ses premiers balbutiements dans les années 1970, le mouvement néo-païen s’est beaucoup modifié. On assiste en effet à une transition d’un mouvement marginal, assimilé dans l’opinion publique au satanisme et à la sorcellerie, et par conséquent caché, vers une forme de religiosité mieux connue et reconnue. Dans le même temps, la protection de l’environnement gagne du terrain chez les laïques : d’une part le mouvement néo-païen intègre la société, d’autre part la société adopte certaines de ses des valeurs. Cette double évolution participe d’une transition de l’ésotérisme à l’ « exotérisme » :

‘Wicca is undergoing a transition from an esoteric occult tradition to a more open exoteric movement with environmentalism high on the agenda. This has implications for the way in which Wicca’s lead their everyday lives. ‘Founding father’ Gerald Gardner’s focus was on continuity with the past and on how Wiccans might be in contact with the spiritual/magical realm and hence enhance their everyday lives. Modern Wicca is concerned, like the western Pagan movement as a whole, with the condition of nature and with its future. Open ‘Earth Healing’ and eco‑magic rituals encourage an environmentalist agenda which must have political overtones. Nature exists ‘out there’ in the world, rather than in the inner, closed and secretive world of the occultist. The transition from fertility cult to nature religion and from secretive rituals to pantheist activism can be expected to change Wicca from an occult tradition to a more mainstream movement broadly in sympathy with the aspirations and concerns of many in the postmodern world.­ 705

Avec l’apparition et l’importance croissante de la Déesse, l’aspect mystique de la religion de la nature est mis en valeur. Les rituels et les expériences d’état de conscience non-ordinaires (« non-ordinary states of consciousness ») comme la transe ou l’expérience mystique se mêlent aux aspects pragmatiques et/ou politiques, notamment l’élan fédérateur des différentes luttes (féministe, écologiste, indigène, ethnique, homosexuelle, pacifiste, etc.) :

‘To name the Goddess, however, is to move from her exclusively green incarnation to a more metaphysical view. For in the late twentieth century the Goddess functions at the center of an immanentist transcendentalism that puts earth – as earth – squarely in the camp of heaven. The Goddess commands a theology and promotes a ritual. She encourages an ethic born in devotion to her, and she brings together a community. Gaia, in short, presides over an authentically American form of paganism. 706

Les expériences mystiques mettent l’accent sur le rôle pédagogique, thaumaturge, et nourricier de la Déesse en tant que personnification de la nature. Ainsi, une expérience de révélation spirituelle dans le contexte naturel peut être à la fois de l’ordre du transcendant et de l’immanent, car la Déesse est une puissance infinie au service de valeurs féminines. Ainsi, Carolyn utilise les termes suivants pour parler de ses expériences dans différents lieux naturels qui l’ont touchée : « a place that makes people feel relaxed », « I experienced great awe » « get in touch with my spirit », « transcendent experiences », « the earth energy just filled me with Joy ». 707

L’ensemble des propositions monistes (la cyber-religiosité qui englobe l’intégralité de l’univers dans l’Internet, ou l’éco-féminisme qui fait le lien entre les différentes causes des activistes) permet de retourner à une conception holistique de la nature, comme comprenant l’ensemble du monde physique. En cela, le New Age prolonge et parachève le processus de réincorporation du surnaturel dans la nature dans la culture des Etats-Unis.

Notes
697.

C. Albanese, Nature Religion in America, pp. 34-35.

698.

C. Albanese, Nature Religion in America, p. 40.

699.

Ibid., p. 50

700.

En France ils sont nommés « parcs naturels », aux Etats-Unis on les qualifie de « parcs nationaux ».

701.

P. Beyer, “Globalisation and the Religion of Nature”, p. 11.

702.

Starhawk, The Spiral Dance: A rebirth of the ancient religion of the great Goddess, 1999, p. 18.

703.

M. Adler, Drawing Down the Moon, p. 405.

704.

D. L. Barnhill, R. Gottlieb (eds.), Deep Ecology and World Religions, p. 233.

705.

V. Crowley, “Wicca as Nature Religion”, in J. Pearson, R. Roberts, G. Samuel (eds.), Nature Religion Today, p. 179.

706.

C. Albanese, Nature Religion in America, p. 178.

707.

Entretien avec Carolyn (18-02-2002).