Informaticiens et internautes

Dans son ouvrage Drawing Down the Moon, qui constitue également un ouvrage de référence pour les New Agers et les Néo-Païens, M. Adler livre les résultats d’un questionnaire 712 distribué dans les cercles Néo-Païens. Il nous révèle que la guérison de la planète serait l’objectif et le souci prédominant des enquêtés ; cependant que la profession la plus répandue parmi les répondants se situe dans le domaine de l’informatique. Le questionnaire révèle également que les enquêtés ne voient pas de contradiction entre la préoccupation environnementale et l’informatique. 713 Souci de la nature et informatique sont-ils « naturellement » antinomiques, voire incompatibles ? Quelle est la philosophie des informaticiens New Age et des internautes New Age ? Comment les participants de la nouvelle conscience parviennent-ils à dépasser ce hiatus ? Quelle est la place de la technologie de pointe dans la vision du monde Néo-Païenne ?

Les développements les plus récents de la science semblent parfois échapper au contrôle de ceux qui les ont créés, et inspirent des sentiments d’effroi, d’impuissance et d’admiration similaires au « mysterium tremendum » décrit par R. Otto. Les recherches sur l’intelligence artificielle laissent entrevoir un avenir où des machines « intelligentes » seraient appelées à prendre des décisions hors contrôle humain. L’objectif de l’Intelligence Artificielle est de faire réaliser par des ordinateurs, des actions qui seraient qualifiées d’intelligentes si elles étaient réalisées par des humains. En conséquences, les machines (ordinateurs et robots) peuvent être perçues comme des entités intelligentes et/ou subjectives, dans un processus ouvert et dont le résultat est imprévisible, allant jusqu’à la possibilité de machines autonomes, adaptables, créatives et hors de contrôle.

‘Originally, these technologists worked from a ‘top down’ approach. In this approach computers are programmed with a variety of well-defined rules, forms of behavior and actions and consequently behave intelligently but predictably. This ‘top down’ approach differs radically from the ‘bottom up’ approach that was developed in the late nineteen eighties. In this method of working, often referred to as Artificial Life, machines are no longer directly programmed. The technologists create an artificial context in which the artefacts are stimulated to learn, develop and evolve like biological organisms. 714

La vie artificielle, exploitée par exemple dans des jeux pour enfants comme le Tamagotchi (animal virtuel qui répond de manière imprévisible à des stimuli, susceptible de manifester les formes d’émotions diverses et de besoins vitaux : boire, manger, dormir), ou de manière moins contrôlable sous forme de virus informatiques, donne un aperçu des possibilités de ce genre d’évolutions scientifiques. Sur Internet, les possibilités d’évolution autonome de la part de « créatures » comme les « bot », agents conversationnels en circulations dans les salons de chat, s’avèrent parfois un peu angoissantes :

‘The articles in Wired [best-known magazine interested in the digital revolution] on digital organisms show that the technological environment is no longer seen as fully under control. The virus, bot and personal agent are portrayed as a kind of ‘spiritual beings’ who live on the World Wide Web and have good and bad intentions. More generally, many articles describe new technology as an organic, uncontrollable and ‘irrational’ force of nature. 715

Les peurs profondes, ataviques, d’une prise de contrôle par les machines, déjà exprimées de diverses manières par la science-fiction, acquièrent une dimension nouvelle avec les évolutions récentes décrites ci-dessus. Il semble à ce sujet que les personnes les plus informées soient les plus conscientes, et par conséquent les plus inquiètes, des développements de la technologie de pointe. Les scientifiques éprouvent un mélange d’admiration et de peur ; de conscience du potentiel pour l’humanité et de malaise face à la froideur des machines et des concepts. En cela, ces sentiments sont comparables au sentiment religieux observable dans l’animisme, comme le constate S. Aupers :

‘(1) the attribution of subjective characteristics to the material environment, combined with (2) the assumption that objects actively and autonomously exercise influence over the human lifeworld, which is accompanied by (3) feelings of humility manifesting itself in fear, fascination and ‘awe’. 716

Le malaise ressenti face à la froideur désincarnée des machines, à la complexité sans cesse grandissante de l’environnement technologique, et l’angoisse causée par la perte de contrôle des développements possibles, génèrent en contrepartie chez ces mêmes ingénieurs du futur une nostalgie du primitif, qui effectue un retour dans le cadre de la fiction et du loisir. La danse de transe de l’univers techno, les jeux de rôles et jeux vidéos de plus en plus réalistes mettent en scène le primitif, le médiéval, souvent mélangé dans des proportions variables avec l’ultramoderne et le futuriste.

Le film The Matrix est un bon exemple de ce « futurisme pré-moderne » caractéristique du New Age. S’y côtoient et s’y mélangent la réalité et la « non-réalité », l’existence réelle et l’existence numérique, dans un rapport complexe qui serait une sorte de développement ultime du jeu de rôle : ce qui se passe sur le réseau, sur la matrice, n’est pas moins vital – les enjeux essentiels s’y jouent. Les personnages clés sont désignés en des termes qui relèvent des traditions mystiques : « l’élu », « l’oracle », « la prophétie », « le grand architecte »… et les noms ont généralement une consonance spirituelle, égyptienne (« Trinity », « Morpheus », etc.), jusqu’à « Néo » qui n’est pas sans rappeler « néo-paganisme » ou même « New Age ». Ces personnages s’opposent à « l’agent Smith », qui emblématise (par son aspect austère et sa capacité à se démultiplier à l’infini) le monde bureaucratique et désincarné des machines. Le choix du terme « matrice » pour désigner le système informatique central est évocateur d’une entité féminine, maternelle, et qui joue un rôle nourricier, mais omnipotente et élusive. Le film permet d’exprimer l’ambivalence de l’homme face aux machines (et aux systèmes informatiques virtuels) : une peur atavique se manifeste au premier degré, puisque l’humanité est en guerre contre les machines ; l’issue n’en consiste pas moins à apprendre à s’immerger dans le monde virtuel pour le contrôler et finalement le soumettre. Deux identités primordiales mais conflictuelles sont ainsi revendiquées : dans la matrice, une hyper-modernité s’exprime, avec les vêtements en cuir, lunettes noires, utilisation des armes à feu ; cependant que dans la cité, le « néo-tribal » et le pré-moderne sont la règle (vêtements en tissu brut, univers de la grotte, percussions, dreadlocks, etc.). Dans le troisième épisode, le dénouement paroxystique (et apocalyptique) fait se superposer différentes visions : la matrice, le vaisseau, la cité, la cité des machines (et le point commun entre ces univers est leur complexité, en particulier au niveau visuel). Néo, le personnage principal, devient aveugle et la cécité lui permet d’acquérir une nouvelle vision, transcendante, transformant le pointu en arrondi, les couleurs froides en couleurs chaudes, etc. On a donc une épopée post-moderne qui s’inspire d’emblée de l’univers des jeux vidéos et qui joue sur la frontière entre fiction et réalité.

Notes
712.

Questionnaire présenté en annexe I.

713.

M. Adler, Drawing Down the Moon.

714.

S. Aupers, “Revenge of the Machines: on modernity, (new) technology, and animism”, in 2001 International Conference in London -- CESNUR website.

715.

Id.

716.

Id.