Le techno-chamanisme est une réponse moniste et fusionnelle à l’inquiétude que provoquent les avancées les plus récentes de la technologie. Le monisme affirme qu’il n’y a pas d’opposition dualiste entre Nature et Technologie, pas de différence structurelle entre les ordinateurs et les autres manifestations « naturelles » de la réalité, qu’elles soient issues de la main de l’homme ou directement du big-bang. Tous les éléments appartiennent au même continuum. Cette idée est confirmée par les développements récents de la science, ce que S. Aupers nomme « l’interprétation de la nouvelle technologie comme une force de la nature Artificiellement Intelligente ». Il remarque :
‘Nature is not merely used as a metaphor. Increasingly, theories, concepts and methods of biological science enter the area of technological engineering. Technologies such as ‘ecological computing’ […] are an indication for this development. 717 ’De plus, la haute technologie est perçue comme reproduisant des éléments naturels essentiels et de plus en plus apte à s’y substituer. Non seulement les composants technologiques ont les mêmes fonctions que certaines formes de spiritualité (traditionnellement incluses dans un contexte naturel), mais on considère aussi qu’ils ont la même valeur :
‘Technoshamanic culture has, for example, digitised tribal beats, chants and sounds from the rainforests; replaced psychotropic 'teacher plants' with synthesised highs in the form of amphetamines, LSD and Ecstasy; substituted the dances of the Whirling Dervishes with raves; and, swapped ritual bonfires with the 'magically' transformative gazes of the strobe, and internet images and computer-generated fractals which are projected onto the walls of the venue. 718 ’Le techno-chamanisme fait preuve de fonctionnalisme, dans la mesure où la transe a le même effet spirituel, qu’elle soit générée par une musique « techno » faisant appel à l’électro-acoustique le plus sophistiqué, ou aux rythmes des tambours et mélopées vocales. La réconciliation entre technologie de pointe et néo-primitivisme se fait donc essentiellement et premièrement par la musique et la danse-transe :
‘[…] ‘techno-shamanic’ conductors would use a sound system, electronic rhythm sampling, conceptual and ambient lighting, and artistic installations to create a sacred space for a ‘modern day ritual’: 719 ’Au delà de ces rituels, et du domaine du divertissement, le chaman considère que le monde naturel dans son intégrité, se reflète dans la technologie (qu’elle soit emblématisée par les sciences informatiques ou Internet) et vice-versa. Ainsi, la relation englobante (le monde naturel contient les ordinateurs et donc Internet) est inversée (Internet contient le monde naturel).
Ainsi, la technologie de pointe permet, dans une logique post-moderne (et non pas sur le mode moderne de la science-fiction et du voyage dans le temps) de renouer avec le temps passé, et en particulier le temps primitif. Il ne s’agit plus d’un passéisme illusoire (« retour » en arrière ou fuite dans un univers fictif), mais d’une construction du contemporain (invocation et intégration du primitif), d’une fusion des temporalités dans un oubli de soi et du monde caractéristique de la transe :
‘In the ‘futurist pre-modernism’ (Rietveld 1998:261) of Trance Dance, an imagined past is ‘reclaimed’ such that meaning is assigned to the present - an all night dance ritual. A desire to connect with primal ‘roots’, ‘the Great Spirit’, ‘nature’ and fellow dancers is facilitated via modern technology - which perhaps makes them high-tech primitivists. 720 ’Il y a cependant conflit entre le « naturel » et le « moderne », et le techno-chamanisme ne va pas de soi. Cette pratique demeure plus ou moins à la marge du New Age, et se heurte souvent à l’incompréhension et l’animosité de divers publics, qu’ils soient internes au New Age ou extérieurs. Les aspects agressifs des pratiques techno-chamaniques (musique très forte, apparence parfois inquiétante, liens avec certaines drogues dures…) éveillent les peurs des mouvements anti-sociaux et destructifs. Plus fondamental, cette position à la marge pose la question de l’identité du mouvement New Age et des limites de l’auto-gestion par le biais du consensus (principalement dans des contextes où la collaboration est imposée par un partage d’un même espace, comme c’est le cas lors des festivals). La centralité de la question de l’identité dans le New Age se révèle ainsi sous la tension. G. St John décrit les pressions que font peser les New Agers du « mainstream » sur les chamans dans le cadre du festival australien ConFest :
‘There have been three combined objections ranged against techno-trance - that it represents a violation on physical, aesthetic and/or moral grounds. Many regard the musical assemblage as physically invasive. They cite the Labyrinth drama and beach action as forms of internal colonialism, denounce its organisers as a 'wave of predatory appropriators' (Laurie, DTE email-group 18/10/97), and dismiss them as selfish and deceitful.’ ‘[…]’ ‘Yet, opponents often couch their objections in the idiom of aesthetics or style. The common view is that techno-trance poses a danger to ConFest's folk or 'earthy' communality. Various assumptions are held about the assemblage's (in)authenticity. […]’ ‘Of the city, it is thus an urban profanity disrupting the spontaneity of ConFest's rural idyll. Pre-recorded tracks are presumed to compromise the authenticity of 'live' happenings. 721 ’Les arguments employés contre la musique techno, à savoir l’opposition entre musique indigène – critère de référence – et musique techno, qui n’existe qu’au prix d’une technologie lourde, d’une dé-naturation, met une fois de plus en avant un discours de l’ « authenticité », du « naturel ». Selon ces arguments, la transe techno est donc aussi artificielle que la manière dont elle est induite. Le coût, à la fois en termes de rupture de l’harmonie du groupe, de coût économique et de coût écologique, est mis en avant :
‘Above all, ‘indigenous music’ is esteemed because it is not ‘amplified, prerecorded, technical and machine made’ (ibid:2). Real ‘trance’, it is suggested, ‘can be explored without any power at all. Indigenous and tribal people have been doing it for over 40,000 years’ at no cost. 722 ’Des compromis sont proposés au nom du respect de tous, de l’harmonie, et de l’environnement, valeurs qui en vertu du compromis acquièrent une importance accrue dans l’identité du mouvement. Mais en définitive, le conflit entre chamans « puristes » et New Agers plus classiques demeure irrésolu, dans la mesure où les premiers ont une vision du monde moniste, qui dépasse le dualisme des seconds. En cela, le conflit existant pour la majorité des New Agers est en fait invisible parce qu’inexistant pour les chamans
‘The recent conversion to wise energy use through the employment of a solar powered, soft tech assemblage […], the concomitant decrease in db [decibel] output, as well as the provision of interactive 'hands on' workshops and the encouragement of amateur DJs and combined techno-acoustic performances incorporating drummers […] - a collaboration which, rather than just 'having automated rhythms ... [bears] a human feel' […] - has actualised a music-dance experience that, not without its detractors, is widely held to be more 'appropriate', 'live', folky and thereby authentic. 723 ’Les guérisseurs spirituels de la planète font preuve d’un manque apparent de cohérence entre leurs préoccupations et leurs actions, entre l’intention, l’effet voulu des cérémonies et les conséquences effectives de leur évolution matérielle dans le monde. Il faut donc replacer les actions dans le contexte des croyances, de la théologie, c’est-à-dire de leur compréhension de relations cachées de cause à effet.
Pour ce qui est des chamans, nous avons observé d’une part un éloignement apparent de la « nature » (milieu naturel), et d’autre part une similarité structurelle avec le chamanisme traditionnel et l’animisme. Leurs pratiques spirituelles et leur vision du monde confèrent une importance égale à la technologie de pointe et aux éléments naturels. Ce qui constitue un paradoxe pour l’observateur extérieur n’en est pas un pour le chaman. Ainsi, malgré le « monisme » supposé du mouvement, les fusions effectuées s’organisent selon des lignes différentes et créatrices, qui méritent une attention particulière et différenciée. Par ailleurs, il subsiste dans de nombreux autres aspects du New Age un dualisme qui oppose la nature à une multitude de concepts :
‘We can see that that which is often regarded as 'inappropriate technology' is founded upon a critique of technologism which itself rests on popular and, as Ross (1992:513) points out, rather dubitable dichotomies: nature:technology, purity:artifice, holism:science. 724 ’Guérisseurs de Gaïa comme chamans se situent dans une dialectique constructive, l’un partant du principe qu’il y a un conflit entre développement technologique et santé de la planète, l’autre refusant cette perception. Le premier souhaite résoudre un conflit, une situation perçue comme « de crise » ; le second célèbre une union constatée.
Les acteurs du New Age développent des alternatives à la conception « classique » de la crise environnementale, notamment par le biais d’une cosmologie moniste qui inclut l’intégralité de l’univers dans le concept de « Nature ». La sanctité de cette notion s’en retrouve renforcée, et les pratiques comme la rhétorique visent à renforcer le sentiment du lien filial existant entre la planète et l’homme.
L’hésitation entre le dualisme, qui oppose la Nature à la Technologie et/ou au Progrès, et un monisme réel, cristallise les différences d’attitude des membres du New Age : utilisateurs, consommateurs, acteurs. Les consommateurs auront plus tendance à s’inscrire dans un activisme « traditionnel », ils manifesteront une nostalgie de l’âge d’or (harmonie homme-nature) qu’en même temps par leurs pratiques consuméristes ils participent à détruire. Les utilisateurs auront une relation à la nature plus immédiate et, sans surprise, plus utilitariste. Le lien aux forces naturelles est glorifié pour le pouvoir, l’assurance et la plénitude qu’il confère. L’optimisme ou le pessimisme radical peut alternativement dispenser les utilisateurs de prendre position ou les amener à des types d’actions extrêmes. Les acteurs vont s’inscrire dans une dialectique constructive et exploratoire des limites de telles oppositions. Ils composent, assemblent, bricolent – selon des pratiques caractéristiques du New Age en général – en puisant sans hésitation dans les diverses théories et traditions. Le monisme prôné par les acteurs du New Age s’applique même au mode d’action : l’union et l’harmonie intérieures ne sont plus incompatibles avec l’activisme, l’accent est mis à la fois sur l’action et sur l’absorption mystique.
S. Aupers, “Revenge of the Machines”.
D. Green, “Technoshamanism”.
G. St John, Alternative Cultural Heterotopia, p. 17.
Ibid., p. 18.
G. St John, Alternative Cultural Heterotopia, p. 261.
G. St John, Alternative Cultural Heterotopia, p. 263.
Ibid., p. 268.
G. St John, Alternative Cultural Heterotopia, p. 257.