Le radicalisme : une pratique obsolète ?

Les questions que pose l’anarchisme quant au mode d’action sont en réalité celles du radicalisme, de la révolution ou de la réforme. Si le New Age dans sa globalité se situe résolument du côté de la réforme, ou de la révolution intime et individuelle, pacifiste, voire invisible, certaines mouvances font preuve de radicalisme (des mouvements comme Earth First!, mais aussi des festivals comme ConFest). Mais il ne s’agit pas de confrontation directe, frontale, avec les institutions étatiques. Ce refus est justifié, non pas sur le plan pratique (par le cynisme ou le pessimisme quant à la réussite d’une telle confrontation), mais comme dans l’anarchisme, sur le plan théorique (de telles institutions sont jugées comme étant illégitimes et inaptes à solutionner les problèmes rencontrés, donc exclues de facto du débat) :

‘most radical social movements since the late sixties […] [have taken] a politics that operates as much as possible outside the arena of the state, that in so far as possible disregards the state or challenges its authority – not just the way it uses its power, but the legitimacy of its power. 732

Le radicalisme, quelle que soit sa forme et son objet, fait appel à une notion de « morale absolue », et donc utilise nécessairement une rhétorique religieuse (ou tout au moins un langage de la transcendance, de type quasi-religieux, qui peut – comme c’est le cas pour l’anarchisme – s’accommoder et se justifier de l’athéisme). Dans les mouvements radicaux apparentés au New Age, ces absolus sont principalement la nature sauvage, la survie et l’autonomie de la planète :

‘These principles reflect both a biocentric perspective and an emphasis on biodiversity. Wilderness is identified as an absolute good, against which all actions should be judged, and all species are recognized as being equal and of intrinsic value. With the political good so defined, all actions in support of wilderness are justifiable, and any compromise becomes an act against good, that is, evil. While biocentrism requires an understanding of the environment that recognizes the intrinsic good of all species, the belief in biocentric equality is a belief of all species are intrinsically equal. 733

L’intransigeance de cet impératif moral contraste avec la prédominance du compromis dans le New Age. Comme le démontre G. Rossi, le manichéisme de cette vision du monde radicale – qui oppose une nature « bonne » à un homme « mauvais » – prend sa source dans la Genèse. En effet, l’harmonie idéale entre les créatures qui caractérise l’état de nature s’inspire directement du jardin d’Eden, et l’homme, élément perturbateur, doit en être chassé. Un tel dualisme définit par avance comme négatif tout processus d’anthropisation (altération des milieux naturels par l’homme). Mais une étude plus scientifique des limites de l’anthropisation (qui se révèlent infimes, car l’influence de l’homme est partout à l’œuvre), et des perceptions New Age des espaces à préserver, démontre l’invalidité de ce dualisme comme force explicative, en ce qu’il est parasité par des réinterprétations nostalgiques de ce qui constitue un « paysage naturel » :

‘La forêt de l’Aigoual, les admirables paysages des rizières en escalier de l’Asie du Sud-Est ou des parcs arborés de l’Afrique soudanienne, créations des hommes, sont-ils, pour autant, moins utiles, moins agréables, moins beaux que la forêt sibérienne ? Avec des densités rurales qui peuvent dépasser 1500 hab/km2, le paysage du delta du fleuve Rouge est entièrement anthropisé, construit par l’homme. Dans cet écosystème, il n’y a strictement plus rien de « naturel », et ce depuis des siècles. Il n’en concilie pas moins une grande beauté et une des productivités les plus élevées de la planète. 734

Comme le souligne G. Rossi, l’extraction de l’homme d’un milieu naturel ne coïncide pas systématiquement avec une stabilisation ou un accroissement de la biodiversité. Cependant, les mouvements éco-spirituels radicaux font rarement preuve d’un tel recul. Rien ne vient tempérer l’absolu de la polarisation entre l’humain et le naturel, l’adéquation parfaite entre présence de l’homme et dégradation de la nature. Dans ce contexte où forces du bien et du mal sont identifiables, les adeptes du mouvement font le choix – atypique – non pas de la cohésion de groupe, mais du « bien ». Dans une vision millénariste (caractéristique par exemple de Earth First!), les participants se considèrent comme des élus, une communauté spirituelle innée et parfois inconsciente. Selon les degrés de radicalisme, le groupe d’élus sera seul à voir l’avènement de la nouvelle ère, ou aura à charge de guider l’humanité dans la transition vers un monde post-apocalyptique. Earth First! correspond à ce schéma :

‘The idea that there existed individuals who were Earth First!ers in spirit, but not yet aware of their affiliation, was based upon the knowledge that Earth First!ers shared a set of beliefs that set them apart from the rest of humanity. This notion also implied that there were individuals who by nature understood that the wilderness was intrinsically valuable, as well as those who would never understand its significance. […] All millenarians understand themselves to live at a pivotal point in the history of the world and to have a critical role in the consummation of that history. Every millenarian group therefore believes it is in some way a “chosen people.” In response, most such movements carefully distinguish between members and nonmembers, and carefully attend to issues of human reproduction. Children have an important historical role, for they are potential inheritors of the millennium. 735

Cependant, l’absolu de ces visions du monde contient en germe un potentiel totalitaire : comme tout absolu, ceux-ci sont intolérants et exclusifs. De plus, les radicaux font le choix de la préservation de l’écosystème au prix de vies humaines :

‘In Wilber’s view, holistic approaches typically do not adequately appreciate the difference between a social holon (for example, a human society) and a compound individual holon (for example, an individual person living in that society). If the social holon is considered more comprehensive and important than the individual holon, one can justify sacrificing the well-being of the whole. In modern political terms, this approach is known as fascism (though state socialism has often behaved in much the same way). Because some radical ecologists suggest that ecosystems are more important than individuals (human or otherwise), modern critics often label radical environmentalists and SDEs as ecofascists. 736

Le débat sur le contrôle des naissances (néo-malthusianisme) est particulièrement sensible. En effet, la théorie que la croissance démographique fait planer une menace directe sur l’avenir de la planète, marque les esprits, en particulier dans le New Age, depuis la fin des années 1960 (avec la publication du livre de P. Ehrlich, The Population Bomb, en 1968). Pour les mouvements préoccupés par la survie de la planète, le contrôle de la population devient un problème majeur. Les moyens envisagés au sein de Earth First! rappellent ceux pris par certains gouvernements dictatoriaux (limitation du nombre d’enfants, incitations économiques à n’avoir aucun enfant, rétablissement de la peine capitale). Des solutions similaires sont évoquées dans The Celestine Prophecy, (même si aucune mesure coercitive n’est évoquée, la rigueur du principe est identique). De manière plus extrême, certains auteurs évoquent le rôle bienfaiteur à l’échelle planétaire des épidémies de Sida, par exemple. 737 Si dans les autres œuvres du New Age, les méthodes employées sont beaucoup moins violentes et coercitives, il n’en demeure pas moins que les opinions divergentes n’ont pas voix au chapitre.

Le radicalisme qui place la planète au centre des préoccupations, paraît incompatible avec une recherche spirituelle où le développement de soi est au premier plan. Cependant, l’absolue transcendance de la cause planétaire constitue une forme de religiosité. La parenté avec le New Age est évidente, les divergences sont plus une question de degré et d’agencement des priorités que d’opinions contraires. Toutefois, les mouvements radicaux s’aliènent facilement leurs alliés potentiels, qui ne sont pas disposés aux mêmes extrémismes. En conséquence, si le New Age accepte les vues des adhérents de ce type de mouvements, et constitue pour eux un réservoir de recrues potentielles, les mouvements environnementalistes radicaux ne manifestent pas la même ouverture.

Le radicalisme traditionnel, tel que nous venons de le décrire, se rencontre de manière limitée dans le New Age, malgré l’existence de mouvements qui fonctionnent encore selon ce schéma. Au sein de la post-modernité, le radicalisme évolue et, depuis les années 1960, effectue une transition de la sphère politique à la sphère culturelle. Le mode d’organisation des résistances se modifie profondément – sous l’influence des modifications de l’équilibre mondial, qui appelle à trouver des alternatives aux modes communistes, marxistes, syndicaux, stigmatisés par le double échec du monde communiste (échec d’arriver à un fonctionnement démocratique, et échec de l’idéal utopique).

Le radicalisme modifie tout d’abord sa définition du « pouvoir », et en conséquence ses relations au politique. Dans le New Age le pouvoir se constitue de manière énergétique, non plus en termes de domination, d’oppression, ou d’exploitation, mais en termes de potentiel personnel. Le champ d’action de tels mouvements n’est donc plus la politique, l’idéal n’est plus le renversement de l’équilibre des forces, mais la recherche d’un fonctionnement nouveau, consensuel et non-oppressif, par une action culturelle et spirituelle :

‘Many radical movements have […] focused on cultural change rather than efforts to gain political power. This shift in the focus or definition of radicalism has been reflected in and applauded by progressive social theorists, particularly by New Social Movement theory, which has argued that while demands for political power (and economic change) were appropriate foci for radical movements of the past, radical intervention in the current social order should operate on the level of culture and values, that radical social movements should set themselves apart from the political arena. 738

Dans cette optique, la culture et les problèmes de valeur, d’identité, deviennent l’enjeu premier des débats : « a view of culture as the most important or even sole legitimate arena of radicalism. » 739 Peut-on cependant réellement parler de « radicalisme culturel » ? Le radicalisme n’implique-t-il pas une action au plan politique et pragmatique ? Le confinement au domaine culturel n’est-il pas une façon de museler de tels mouvements, de limiter leur influence, et leur potentielle influence transformative de la société ? Il faut à cet égard accepter la vision du monde des participants qui placent le culturel au cœur et à l’origine de toute évolution sociale. En cela, on peut également concevoir un « radicalisme mystique ». Les affirmations extrémistes du New Age, notamment en ce qui concerne la relation de l’individu avec la réalité – selon l’affirmation « I create my own reality », qui justifie une inaction face aux injustices les plus criantes – peuvent être considérées comme une expression d’un tel radicalisme.

Notes
732.

B. Epstein, “Grassroots Environmentalism and Strategies for Social Change”, in New Political Science: A Journal of Politics and Culture, Summer 1995, p. 18.

733.

M. Lee, Earth First!, p. 38.

734.

G. Rossi, L’Ingérence écologique, pp. 16-17.

735.

M. Lee, Earth First!, p. 61.

736.

D. L. Barnhill, R. Gottlieb (eds.), Deep Ecology and World Religions, pp. 248-249.

737.

M. Lee, Earth First!, p. 102.

738.

B. Epstein, “Grassroots Environmentalism and Strategies for Social Change”, p. 2.

739.

Ibid., p. 22.