1. Eco-féminisme, une logique sociale : alliance des discours de domination

L’éco-féminisme est fondé sur l’intuition d’une connexion fondamentale dans la culture occidentale et dans les cultures patriarcales en général, entre la domination de la femme et la domination de la nature, à la fois au niveau culturel/symbolique et socio-économique. Dans la dichotomie patriarcale, les femmes sont plus proches de la nature que de la culture, du corporel, de la terre, du sexe, de la chair, que de l’esprit, de l’intelligence et de l’immatériel. De par leur faiblesse et leur fonctionnement instinctif (voire animal), elles sont sujettes au péché (et proie facile pour le diable, leur perdition se manifestant dans les pratiques de sorcellerie) ; cependant que l’homme, dans une parfaite maîtrise de soi, domine ses instincts pour s’extirper du matériel et gagner le domaine de l’esprit, processus qui justifie sa suprématie absolue sur l’environnement physique, la terre, la nature et les femmes. Au niveau socio-économique, ce discours légitime la domination du corps et du travail de la femme au même titre que celle des ressources naturelles. L’homme, berger responsable de son troupeau, a la charge de faire fructifier les ressources qui lui sont confiées comme il l’entend. La femme, dans ce schéma, est un territoire vierge à coloniser, sur le modèle de l’exploitation de la nature. La logique d’appartenance « naturelle », de propriété, n’est pas plus remise en question pour l’une que pour l’autre. Le labeur féminin, tout comme celui des animaux domestiques, relève du patrimoine de l’homme.

L’éco-féminisme représente tout d’abord une prise de conscience de ces représentations et pratiques ; puis une alliance entre les forces des soumis contre l’ensemble des discours de domination. Cette notion d’alliance s’avère stimulante pour les femmes puisqu’elle transforme un lien négatif qui associe le féminin au matériel et au physique, en un lien positif qui les unit à la force vitale de la terre mère. La lutte pour la libération acquiert également une légitimation forte, de par l’urgence absolue de sauver la planète.

‘Not only does the history of the oppression of aboriginal peoples, of women, of witches, of Third World peoples and traditions not negate the validity of their religious symbols, myths and rituals; rather, as with the proletariat in Marxist thought, such marginalisation from the dominant power structures is interpreted precisely as a warrant of greater authenticity. One senses that any religious culture or symbol system that is or has been the bearer of the dominant, ruling strata, or of imperial power, is for nature religion at least somewhat suspect. 753

Le mouvement éco-féministe dénonce l’élément masculin, qui gouverne à la fois la vision du monde par le monopole de la conceptualisation et de l’organisation politico-sociale, et qui est apparenté aux logiques de domination, de destruction, de subjugation. Le judéo-christianisme, religion patriarcale par excellence, perpétue, justifie et autorise ces schémas. La femme provient, selon l’Ancien Testament, d’une côte de l’homme ; les animaux comme l’ensemble de la création n’ont de raison d’être en dehors de l’homme. Les impératifs bibliques qui sont enjoints à l’homme de faire fructifier la création de Dieu le placent au centre du monde, en créature supérieure parmi les créatures, à l’image d’un Dieu résolument masculin.

Cet examen n’épargne personne, et au sein des mouvements écologistes traditionnels sont identifiées des structures fortement hiérarchisées, une autorité résolument masculine, et bien souvent des préoccupations anthropocentriques, organisées autour du concept de « préservation » :

‘From the late nineteenth century until the nineteen sixties, “environmentalism” [in the United States] was generally understood to refer to a set of movements made up overwhelmingly of people from the upper reaches of the economic order who were concerned about issues of preservation or management of the wilderness, and whose critique of society did not on the whole go beyond concerns about the wilderness. 754

L’hypocrisie de ce discours est dénoncée, dans la mesure où celui-ci assure la pérennité du système dominant par la création d’espaces séparés où les valeurs alternatives ont cours. La logique de parcs nationaux consiste à déterminer des espaces dédiés à la nature sauvage, dans l’idée implicite que le reste du territoire est disponible pour l’exploitation humaine. Dans la société moderne, la nature est comprise dans une acception fonctionnaliste et anthropocentrique : tout comme la religion, elle constitue une aberration, une exception dans le discours rationnel et scientifique, mais qui n’en est pas moins nécessaire à l’équilibre psychologique de l’homme. Il s’agit donc de lui faire une place bien définie dans la modernité, afin d’en garder le contrôle et l’utilisation. L’éco-féminisme dénonce l’anthropocentrisme et se démarque de cette conception, replaçant la nature au centre de sa vision du monde.

Dans ce mouvement, la nature est personnifiée, identifiée au féminin, cependant que la modernité, la société industrielle et technologique, les sciences dures sont apparentées au masculin. L’opposition polarise également les attitudes mentales, avec à la source, la distinction classique entre valeurs féminines et masculines. Les valeurs masculines seraient guerrières, intellectuelles, et dominatrices ; les valeurs féminines maternelles, égalitaires, démocratiques, et intuitives. Cette conception typique dans le New Age est toutefois en conflit avec la perception féministe classique, et avec toute tentative de s’extraire du déterminisme qui enferme la femme (comme l’homme) dans un ensemble de caractéristiques, aussi positives soient-elles. Certes, le New Age se rapproche de la psychologie de Jung, qui dans le dualisme anima/animus, Eros/Logos, confère à la femme une nature spirituelle, mais demeure sous-tendue et prétexte à interprétations sexistes. L’identification de la « féminité » et de la « masculinité » joue un double rôle de glorification et d’enfermement, comme le remarque Starhawk, qui modifie en conséquence son approche de la distinction homme/femme :

‘When I originally wrote this book [The Spiral Dance], I saw femaleness and maleness as reified qualities, like liquids that could fill us. I believed, along with Jung, that each women had within her a male self, and each man a female self. Now I find these concepts unhelpful and misleading.’ ‘Today I don't use the terms female energy and maleenergy.I don't identify femaleness or maleness with specific sets of qualities or predispositions. While I have found images of the Goddess empowering to me as a woman, I no longer look to the Goddesses and Gods to define for me what woman or man should be. 755

D’autres ouvrages glorifiant la religion de la Déesse utilisent cette notion de « valeurs féminines », et dans nombre de cas ceci ne va pas sans un élément restrictif, voire inconsciemment sexiste. Dans Eve’s Wisdom : The Goddess Within, un chapitre est dédié aux « Extraordinaires femmes ordinaires » (« Extraordinary Ordinary Women »). L’auteur prend l’exemple, entre autres, de Sang Lee :

‘Despite the terrible adversity of suffering a spinal injury that paralyzed her from the waist down during the 1998 Goodwill Games, this seventeen-year-old Chinese gymnast’s positive attitude and glowing spirit are a true inspiration. Since her accident, she has become something of a symbol of what courage and happiness can do. She has shown great perseverance in rehabilitating herself and gaining strength, but more important, she always has a smile on her face. 756

Cet exemple de « Déesse » n’est pas sans rappeler les modèles de femmes martyres, malades ou mourantes de l’imagerie du XIXème siècle, et la phrase de conclusion resitue le « sourire dans l’adversité » au panthéon des valeurs féminines .

Notes
753.

P. Beyer, “Globalisation and the Religion of Nature”, p. 19.

754.

B. Epstein, “Grassroots Environmentalism and Strategies for Social Change”, p. 2.

755.

Starhawk, The Spiral Dance, p. 19.

756.

A. Eisen, Eve’s Wisdom : The Goddess Within, 1999, pp. 132-134.