Alliance des discours de subjugations : dans quelles limites ?

Une véritable alliance des discours de domination implique une alliance des discours de subjugation. En effet, la domination de la femme par l’homme, si elle fait écho à la domination de la nature, rappelle également et de manière frappante la domination de l’homme par l’homme. La mise au premier plan systématique des clivages et schémas d’oppression sexistes nie l’importance de l’oppression raciste, classiste, ou toutes les autres constructions socio-culturelles (caste, servitude, etc.). La parenté est cependant d’autant plus évidente que le discours dominant utilise les mêmes arguments et la même terminologie, ainsi que le souligne R. Radford-Ruether :

‘All humans do not dominate nature equally, view themselves as over nature or benefit from such domination. Rather, elite males, in different ways in different cultures, create hierarchies over subjugated humans and nonhumans: men over women, whites over blacks, ruling classes over slaves, serfs, and workers.’ ‘These structures of domination between humans mediate the domination of elite males over nonhuman nature. Women are subjugated to confine them to the labor of reproduction, childcare, and work that turns the raw materials of nature into consumer and market goods, while being denied access to the education, culture, control of property and political power of the male elite, identified with “human” transcendence over nature. 757

Les New Agers se déclarent également sensibles à la domination de l’homme par l’homme, et dénoncent les clivages sociaux, raciaux et ethniques comme arbitraires, fallacieux et dangereux. Cependant, autant les intentions verbales et théoriques de soutien aux peuples et ethnies défavorisées et oppressés sont manifestes en ce qui concerne l’indigénité, au niveau de l’afro-américanité par exemple il n’y a que peu d’efforts d’alliances et de collaborations concrètes. Tous les groupes de parole féministes des années 1960 qui avaient comme objectif spécifique et explicite de tisser des liens entre des femmes de différentes races et/ou ethnies ont perdu du terrain dans les années 1980 puis 1990 ; le New Age est très sensible à ce problème en théorie mais les actions dans cette direction sont limitées, et peu visibles. Sur le plan conceptuel, nous assistons à la création d’une féminité cosmopolite, puisant dans les traditions sacrées de tous les continents, mais les lieux de rencontre et d’échange, qui permettent d’établir des liens concrets entre femmes de différents milieux, sont peu nombreux. On en revient donc à la problématique de classe. L’éco-féminisme est aussi sujet à critique sur ce domaine :

‘Most problematic for me, much of Western ecofeminism fails to make real connections between the domination of women and classism, racism, and poverty. […] I don’t disvalue […] ceremonial reconnection with our bodies and nature. But I believe they must be connected concretely with the realities of overconsumerism and waste by which the top 20 percent of the world enjoys 82 percent of the wealth while the other 80 percent of the world scrape along with 18 percent, and the lowest 80 percent of the world’s population, mostly female and young, starve and die early from poisoned waters, soil, and air.’ ‘ Western ecofeminists must make concrete connections with women at the bottom of the socioeconomic system. We must recognize the devastation of the earth as an integral part of the appropriation of the goods of the earth by a wealthy minority who can enjoy strawberries in the winter winged to their glittering supermarkets by a global food procurement system, while those who pick and pack the strawberries lack the money for bread and are dying from pesticide poisoning. 758

Si les fondements conceptuels de telles alliances existent bel et bien, puisque la spiritualité de la déesse se fait un devoir de puiser dans des traditions provenant de tous les continents, dans une démarche œcuménique et syncrétiste, ils échouent à se matérialiser sur le plan de l’action et des politiques du mouvement. En réalité, les efforts dans ce sens proviennent plus du terrain, de l’activisme et de la pratique, que de la philosophie ou du mysticisme. L’activisme politique génère sa propre dynamique d’implication, de rencontres, et de prise de conscience des similarités entre différents groupes d’intérêt. Pour Starhawk, c’est l’implication pratique qui a été la source d’un élargissement de ses perspectives d’action :

‘Political activism does, however, increase our awareness in many respects, and for me this has happened especially around issues of inclusiveness and sensitivity to those who are different from myself. Over the last ten years, I've worked to build alliances between women of color and white women and have worked in groups with women and men of differing sexual preferences, class backgrounds, and life choices. I've learned that the viewpoints that arise from differing life situations are vital to complete our picture of reality, and the effort to include them, to take off our blinders and see through another's eyes, can be tremendously enriching. 759

Il existe donc des formes d’alliance inter-ethniques entre femmes défavorisées, qui s’organisent le plus souvent autour de problèmes spécifiques qui vont rassembler un public précis autour d’une cause commune (souvent déterminée par la proximité géographique). C’est le cas notamment des mouvements de justice environnementale (« Environmental Justice Mouvement »).

Par ailleurs, les protestations virulentes contre le racisme, accompagnées d’appels au syncrétisme, d’invitations expresses et explicites aux femmes de couleur se trouvent souvent dans des ouvrages afro-américains. Ainsi, L. Teish dans Jambalaya, déclare que « The political focus of this book is the disease racism ». Elle accompagne cette affirmation d’exercices pratiques, de prières et poèmes multiraciaux (« Multicolored Moma », par exemple), et d’une invitation éloquente aux femmes d’autres communautés et d’autres continents :

‘White women who truly want to free themselves from the stench of racism will find a tool to aid them in that liberation. They will discover the answer to the question, “what does Africa have to do with me?” They will understand why Black women are conspicuously absent at women’s rituals; and why their “outreach” programs have failed.’ ‘Black women will find information which helps us to better understand ourselves and our elders. We will be freed of the acid we feel when somebody calls our tradition “superstition.” We will know why our grandmothers claim to know nothing of the Voudou, yet can recount its potions and charms. We will reclaim one of our mothers, Mam’zelle Marie La Veau, and call her by her proper title. We will see ourselves in “true light” and extend our hand to other women as equals, as sisters.’ ‘Native American women will find long lost relatives waiting for them at the river. Las Latinas, vengan a rumbear con las Negras! Asian women will see the Black Tao. All women will find recipes and rituals for the empowerment of themselves and their sisters. 760

Il est ainsi frappant de voir que la seule réserve émise sur une base raciale est à l’égard des femmes blanches. Si cette distance prudente s’explique par l’histoire de l’exploitation puis de la ségrégation et du mépris à l’encontre des Afro-Américains aux Etats-Unis, il n’en demeure pas moins que l’appartenance à une race plutôt qu’une autre conditionne ici le regard porté sur l’autre. Dans l’alliance féministe inter-ethnique, la femme blanche est suspecte, et sa présence inspire la méfiance.

Notes
757.

R. Radford-Ruether in D. L. Barnhill, R. Gottlieb (eds.), Deep Ecology and World Religions, p. 230.

758.

D. L. Barnhill, R. Gottlieb (eds.), Deep Ecology and World Religions, pp. 238-239.

759.

Starhawk, The Spiral Dance, p. 19.

760.

L. Teish, Jambalaya, pp. xii-xiii.