Dans le mouvement éco-féministe tout comme dans le New Age en général, il existe deux approches, l’une plutôt sociale qui correspond aux acteurs du New Age, et l’autre plus mystique qui émane des consommateurs du New Age 761 . Pour la première, le discours qui associe la femme au monde naturel est destiné à justifier l’appropriation et la mise en servitude de la femme et de la nature. Il ne s’agit pas pour autant de rompre ce lien privilégié pour autoriser aux femmes, à l’image de l’homme, une logique de domination, des enjeux matériels, et un fonctionnement utilitariste ; par contre le processus de prise de conscience vise à insuffler à l’homme ces valeurs féminines et en particulier le sentiment de connexion entre l’être et le cosmos, sentiment avant tout intuitif d’appartenance et d’immanence. En somme, il s’agit d’effectuer un rapprochement entre fonctionnements masculins et féminins tout en validant la perception intuitive, et de développer ainsi la confiance en soi des opprimés. Cette démarche – proche de celle des acteurs du New Age – est plus impliquée dans l’action politique et le militantisme, elle se donne pour objectif de fournir aux femmes partout dans le monde les outils qui leur permettent d’affirmer la légitimité de leur fonctionnement, notamment dans ses aspects écologiques et nourriciers.
La seconde approche, à savoir l’approche mystique, prône le développement et la glorification du lien entre femme et nature sur le plan symbolique. L’éco-féminisme dans son orientation mystique ne recherche pas le rapprochement entre les sexes mais revendique une différenciation et le renversement des perceptions. Les aspects dévalorisants dans le discours masculin d’assimilation des femmes aux éléments naturels (souillure du corps par les menstruations, symbiose avec les cycles de la lune et des marées, procréation, enfantement, intuition) deviennent dans la nouvelle spiritualité autant d’atouts et de forces. Le langage de l’impureté est remplacé par celui de la connexion à la terre, l’hystérie par la connexion aux forces vives de la sensualité, la sexualité, et la passion. La centralité historique de la femme en tant qu’inventeur de l’agriculture, et sa centralité culturelle du don de la vie, sont mises en avant.
L’éco-féminisme se traduit principalement dans le culte ou la religion de la Déesse. Cet archétype puissant permet, par le biais d’une déité féminine et matriarcale, féconde en images et en mythes, de revendiquer une spiritualité féministe et féminine. La popularité du culte de la déesse se situe explicitement en réaction à la religiosité exclusivement masculine du Judéo-Christianisme. Ce dernier, de manière tranchée jusque dans les années 1960, exclut les femmes sur le plan symbolique (divinité masculine) et pratique (clergé masculin). La place d’une relation intime entre la femme et le divin est à la fois réduite et réductrice. Un ensemble de critiques faites aux religions patriarcales devient donc le point de départ de la religion de la déesse. A l’absence de clergé féminin, le New Age et en particulier l’éco-féminisme répondent par l’accès des femmes aux fonctions sacerdotales (les prêtresses peuvent célébrer les baptêmes, mariages, séparations, et toutes les cérémonies, tout comme les prêtres). Dans le même temps, les Eglises traditionnelles et semi-traditionnelles s’ouvrent et acceptent le dialogue sur l’introduction des femmes dans le clergé (par exemple dans l’Eglise Unitarienne*). Si les religions judéo-chrétiennes excluent les femmes des lieux et cérémonies les plus sacrées, la religion de la Déesse désigne également des espaces réservés au féminin, que ce soit lors de rencontres (« all-women events »), ou au sein de certains groupes, selon l’idée que la seule présence des hommes peut générer des schémas d’aliénation. Toutefois, dans l’ensemble la complémentarité des « valeurs féminines » et « valeurs masculines » est mise en avant.
L’éco-féminisme reproche aux religions traditionnelles d’établir une dichotomie entre la nature et le surnaturel, d’opposer ce qui est de la terre, de la matière, de la chair, à l’esprit, et au spirituel. Le monisme du New Age réunit le naturel et le surnaturel, par l’affirmation de la sacralité de la nature. Dans les spiritualités néo-païennes, il existe souvent un calendrier rituel marqué par le rythme de la nature et le passage des saisons. Les fêtes du cycle solaire, ou sabbats, sont annuelles : quatre sabbats principaux (en caractères gras ci-dessous) célèbrent les saisons, et quatre sabbats mineurs célèbrent les transitions (équinoxes et solstices) :
Samhain/Halloween La mort et la renaissance 1er novembre milieu de l’automne
Yule/Midwinter Solstice d’hiver 21 décembre début de l’hiver
Imbolc/Candlemas La lumière 1er février milieu de l’hiver
Ostara Equinoxe de printemps 22 mars début du printemps
Beltaine La fertilité 1er mai milieu du printemps
Midsummer Solstice d’été 21 juin début de l’été
Lammas/Lughnasadh Les moissons 1er Août milieu de l’été
Mabon Equinoxe d’automne 21 septembre début de l’automne
Les appellations viennent du celte et sont utilisées par l’ensemble des groupes. Les fêtes du cycle lunaire, ou esbats, sont célébrées les nuits de pleine lune. Si ce calendrier « naturel » n’a pas été oublié dans la société contemporaine, il redevient central dans le Néo-Paganisme. Toutes les cérémonies donnent lieu à une sacralisation de l’espace immédiat et lointain : le cercle du rituel, le corps du participant, et les directions cardinales sont sanctifiés. Les quatre points cardinaux sont marquées physiquement et ont une importance symbolique dans les rituels. Le lien ainsi créé avec la nature est à la fois symbolique et ontologique : les néo-païens ont toujours connaissance du cycle du soleil, de la lune, et des points cardinaux, et en cela ressentent une proximité avec le monde physique.
La rationalisation et la froideur souvent associées aux religions patriarcales sont dénoncées : « the barren trio: the Father, the Son, and the Holy “Ghost” ». 762 L’éco-féminisme a vocation de donner une place à l’émotion et à la beauté comme vecteurs d’importance symbolique. Le New Age et ses aspects néo-païens renouent avec la sacralité et la beauté des cérémonies (dont la mise en scène est soignée). Le discours de Susan, attirée par les fonctions sacerdotales, met en avant les aspects esthétiques et émotionnels des cérémonies 763 . En contraste, chez les hommes interviewés, la notion du « sens du devoir », les aspects intellectuels et/ou philosophiques sont plus présents 764 . A la transcendance s’oppose l’immanence, à l’abstraction de la trinité s’oppose la force d’une représentation graphique et intense de la Déesse. Les rituels s’avèrent très importants pour la plupart des personnes interviewées, et prennent souvent une valeur affective, notamment pour les femmes. Dans les 17 entretiens où la question du rituel est évoquée, elle génère des associations positives dans 88% des cas (15/17). Si seulement un des quatre hommes interrogés y associe une valeur affective, c’est le cas pour toutes les femmes, mais cette relation va d’un extrême (vision négative et rejet) à l’autre. Trois des quatre hommes le définissent en termes pragmatiques (« that’s good if it’s helping somebody progress », « ritual is a point of focus », « Ritual is about energy. […] The steps are already set up for you, so you go through this ritual, and it focuses the energy. So ritual is more focus. »), cependant que chez cinq femmes et un homme il suscite une affirmation de foi (« I believe in ritual », « it’s extremely powerful »,…), pour quatre d’entre elles ces affirmations se situe sur le plan immédiatement affectif (« I love » ou « I like ») et pour deux le terme est associé à une notion esthétique (« beautiful »). Les affirmations de foi sont aussi, pour quatre d’entre elles, associées à diverses valeurs de la spiritualité alternative : « joy », « sacred vitality », « comfort », « creativity ».
Dans les religions traditionnelles, les rites de passage et notamment la célébration du mariage, sont associés avec la notion de propriété : « Pagans are mainly uninterested in marriage as a legal institution, seeing it as a device to protect property and dominate women. » 765 Au sein du néo-paganisme et du New Age, ce rite est remplacé par des cérémonies païennes, dites de « hand-fasting », dont les textes excluent la notion de propriété et d’appartenance. Une cérémonie est également prévue pour le divorce : « hand-parting ». En cela, la liberté des deux partenaires est mise en avant.
A une théologie dogmatique et rigide, qui met l’accent sur la séparation et la transcendance, la religion de la Déesse répond par une religiosité de la fusion. Le fonctionnement syncrétique de cette religiosité fait l’apologie de l’appropriation culturelle. Par exemple, la parenté entre saintes de la tradition chrétienne, la vierge Marie, et les déesses primitives, outre qu’elle met en évidence l’universalité de la divinité féminine, constitue une alliance qui permet de mobiliser les ressources de plusieurs traditions. L. Teish affirme que Marie LaVeau, reine de la tradition vaudou*,
‘saved the integrity of voudou in New Orleans [as she] blended the worship of voudou gods with that of Catholic Saints. […] Writers tend to marvel at this practice as if the woman did something strange. But human history teaches us that deities are adopted and absorbed by almost every culture in the world. 766 ’Ici l’intégrité consiste donc à accepter le mélange et le compromis. En cela, il y a dans le New Age une conception très différente des religions classiques, pour qui l’intégrité est souvent synonyme de pureté.
Si les femmes sont traditionnellement associées à la nuit, à l’obscurité, et à la lune, il s’agit de revaloriser tous ces symboles. De même, la corporalité, la sensualité et la sexualité sont revisitées et glorifiées. Starhawk décrit la religion de la Déesse comme étant « a religion of immanence celebrates the erotic, the sensual, the passionate. » 767 Les éléments impurs ou diaboliques du judéo-christianisme sont investis de nouveaux sens, avec notamment l’utilisation du sang menstruel dans les rituels et de la nudité dans les cérémonies.
L’éco-féminisme se veut processus d’acquisition de pouvoir pour les femmes, mais il n’en est pas pour autant un appel à embrasser les valeurs et les modes de fonctionnement masculins et/ou patriarcaux. La notion de « pouvoir » est reformulée, il ne s’agit plus de pouvoir de domination mais s’apparente plus au discours de l’énergie du New Age :
‘Inherent in respect for nature is a different understanding of human power. Ache, personal power, is not "power over" or domination. "It passes through us, is used by us, and must be replenished by us." In so doing, we respect the overall balance. 768 ’Ce pouvoir rendu aux femmes ne les a pourtant jamais quittées. Qu’elles en soient conscientes ou non, elles ont toujours su jouer leur rôle de tempérance face à l’ambition et la soif de pouvoir masculine. Tout au long de l’histoire et dans toutes les traditions, l’on rencontre des personnages féminins forts ; le discours patriarcal lui-même est indicatif des responsabilités reposant sur les femmes, de protection de la vie et de la planète.
cf. supra, Chapitre VI. A. et VI. C.
L. Teish, Jambalaya, p. x.
Entretien avec Susan (25-02-2002).
Entretiens de Sean (27-02-2002), Patrick (11-02-2002), Rod (10-02-2002), Don (25-02-2002).
E. Puttick, “Goddesses and Gopis: In Search of New Models of Female Sexuality”, in J. Pearson, R. Roberts, G. Samuel, Nature Religion Today, p. 116.
L. Teish, Jambalaya, pp. 178-179.
Starhawk, “Introduction”, in L. Teish, Jambalaya, p. xvii.
Ibid., p. xvi.