Le mythe de la déesse et du culte de la déesse comme réalité historique

L’éco-féminisme se donne donc la tâche de faire une relecture de l’histoire. D’après les éco-féministes, l’histoire aurait été écrite par les hommes et pour les hommes, dans la même optique de justifier la domination des femmes en niant leur importance et leur contribution. Dans le processus de ré-acquisition de pouvoir et de rectification de la « vérité historique » (pour autant qu’elle existe, ce dont les membres du New Age ne sont pas convaincus), mais aussi pour combattre la logique patriarcale sur son propre terrain, les éco-féministes procèdent donc à une réinterprétation de l’histoire, et en particulier de certaines périodes dont l’importance est symbolique (les bûchers de sorcières et l’Inquisition au Moyen-Age, les procès des sorcières de Salem). De telles périodes de crise sont perçues comme étant une véritable guerre occulte entre un monde pré-moderne, féminin et riche de traditions de sagesse, et les valeurs masculines ascendantes : rationalité, industrialisation, domination.

‘In the sixteenth and seventeenth centuries, both the Catholic and Protestant churches unleashed a vicious wave of torture and burnings of suspected witches throughout Europe. It is estimated that from 500,000 to 9 million victims lost their lives over the four centuries of the Burning Times. Eighty percent of the victims were women.’ ‘The persecutions destroyed the unity of the peasant and laboring classes, paving the way for the enclosure of the common lands and the mechanization of agriculture. They were a war on the erotic and a war on women, driving many women out of the professions of healing and midwifery and strengthening male supremacy.’ ‘The Burning Times also saw the opening of the slave trade in Africa, the invasion of the Americas, and the devastation of her native peoples. The rich cultures and immanent spiritual traditions of Africa and the Americas were also named “witchcraft” and devil worship by the missionaries, who had a vested interest in stamping them out. Slaves were forbidden to practice their tribal religions – because the slaveholders knew what a powerful force for resistance is drawn from a people’s culture and religion. 769

Cette relecture poétique de l’histoire (qui n’est pourtant pas informée par l’histoire) transforme les « sorcières » vouées au culte de Satan et à la magie noire, en femmes fortes, détentrices de connaissances en herboristerie et médecine. La religion de la Déesse accorde également une grande importance à la survivance de ce savoir-faire et de ces traditions. Ainsi, se créé en parallèle une nouvelle histoire, celle de la transmission cachée au cours des siècles suivants de ces traditions :

‘The Old Religion survived underground through centuries of persecution so that the immanent world view was never completely lost. Its shoots surfaced among the peasants of the farmlands and the squatters of fens and forests, in folk traditions and local festivals, in the lore of herbalism and midwifery, in songs and dances and stories, in the teachings of the occult arts and in covens that preserved what they could of the Old Religion. 770

La survivance de la vieille religion est également une relecture, qui fait de réminiscences de religion populaire et de superstitions, une tradition ininterrompue. La force des faibles est glorifiée dans les petites résistances et les gestes du quotidien. Toutefois, cette théorie de la continuité des traditions néo-païennes ne fait pas l’unanimité, et même dans les spiritualités concernées, beaucoup préfèrent concevoir cette continuité comme un mythe que comme une vérité historique. L’idée de la continuité souterraine – donc mémorielle – est anti-historique et participe d’une dialectique d’instrumentalisation de cette mémoire. C’est le cas également de la théorie des sociétés primitives matriarcales. Sur le plan historique, cette théorie n’est pour l’instant soutenue par aucune preuve. Cependant, certains ouvrages (L. Shlain, The Alphabet versus the Goddess, est de ceux-là) assimilent preuves d’un culte de la divinité féminine, et société où le pouvoir repose dans les mains des femmes. Dans Eve’s Wisdom : The Goddess Within, de A. Eisen, s’il est établi dès le début que l’existence de sociétés matriarcales n’est pas prouvée, c’est pour arriver par la suite à une véritable reconstruction de l’image d’un pouvoir féminin, en puisant des éléments dans diverses traditions (pouvoir financier des femmes dans certaines sociétés, descendance matrilinéaire dans d’autres, matrilocalité dans d’autres encore, etc.). Ici encore, il y a un processus d’instrumentalisation d’une pseudo-histoire au service d’un projet idéologique.

Ces reconstructions du sens mélangent sans hésitation le mythe et la réalité historique. Si l’on considère que dans le New Age, le mythe n’est pas perçu comme une réalité mais comme une allégorie, un tel métissage met alors en doute toute approche historique. Le New Age ne s’en prive d’ailleurs pas : il considère que l’Histoire n’existe que dans la mesure où on l’accepte et où on la choisit, où on l’interprète. Intériorisée et subjectivée, l’histoire est vidée de son sens et de tout potentiel didactique. Elle devient un élément de plus du bricolage identitaire, dans un contexte relativiste et complaisant.

La finalisation de cette réflexion sur l’histoire et la main-mise masculine sur le discours scientifique se situent sur le plan linguistique. Dans l’éco-féminisme comme dans le féminisme, certains mots sont modifiés afin d’inclure les femmes à tous les niveaux du discours : « thealogy » remplace « theology », « his-story » est scindé en deux par un tiret afin d’attirer l’attention sur le sexisme de la discipline (bien que cette manipulation du langage soit étymologiquement strictement arbitraire), et le « she » générique est utilisé en lieu et place de « he », « womyn » pour « women », etc. L’objectif est de combattre une discrimination importante parce qu’occultée par son omniprésence dans chaque instant du quotidien. D’autres mots, sans être modifiés, n’en sont pas moins relus à la lumière des valeurs du New Age :

‘We have learned the true definitions of words, which have, in the past, been shrouded in fear and perverted by misinterpretation. Words such as witch have been redefined in the light of their true origin and nature. Instead of the evil, dried‑out, old prude of patriarchal lore, we know the witch to be a strong, proud woman, wise in the ways of natural medicine. We know her as a self‑confident freedom fighter, defending her right to her own sexuality, and her right to govern her life and community according to the laws of nature. We know that she was slandered, oppressed, and burned alive for her wisdom and her defiance of patriarchal rule. 771

Dans cet examen systématique des schémas de dévalorisation de la femme au quotidien, se manifeste un potentiel de rédemption indéniable. Cependant, un tel mouvement trouve aussi ses limites : l’importance de l’intuition comme instrument de connaissance, les motivations idéologiques, précipitent parfois le mouvement dans des interprétations subjectives. Le rapport à la science, marqué par une remise en question et une reconstruction, entraîne également un risque de déformation, d’idéalisation de certains peuples indigènes et de certaines périodes historiques.

Notes
769.

Starhawk, “Introduction”, in L. Teish, Jambalaya, pp. xv-xvi.

770.

Ibid., p. xv.

771.

L. Teish, Jambalaya, p. ix.