3. De l’éco-féminisme international à la justice environnementale

Les manifestations au niveau international de l’éco-féminisme se situent la plupart du temps dans une logique de reconnaissance du poids des femmes au niveau économique et écologique. L’importance de leur travail sur le plan de la survie du groupe et de la planète est mise en avant, notamment dans la mesure où c’est souvent à elles de gérer des ressources cruciales comme l’eau potable, l’agriculture et les aliments de base, ou le choix du combustible :

‘This connection of women and nature in impoverishment is present in everyday concrete realities. It means deforestation and women walking twice and three times as far each day gathering wood; it means drought and women walking twice and three times as far each day to carry water back to their houses. 774

Les relations de protection et d’entretien réciproques entre les femmes et la nature sont soulignées, en particulier dans l’examen de traditions culturelles et/ou religieuses qui s’avèrent représenter de véritables politiques environnementales. Mais ces analyses restent principalement au niveau du discours. Sur le plan pratique, il existe peu d’actions visant à fédérer les femmes écologistes de par le monde. Ce type d’alliances existe principalement au niveau local, et dans des contextes précis permettront de regrouper des femmes de différentes origines, ethnicités, ou couleurs. Les mouvements issus du terrain (« grassroots ») sont exemplaires d’alliances locales, motivées par un problème environnemental ponctuel, composées principalement de femmes, et conscientes d’une discrimination sociale et raciste.

La notion de justice environnementale est née de la prise de conscience que les problèmes environnementaux (et notamment dans le cas de populations en contact avec des produits toxiques) touchent la plupart du temps des populations défavorisées et disposant de peu de moyens (financiers, organisation, culture politique) pour se défendre. Ces groupes attirent l’attention sur l’inégalité des différentes communautés face à la pollution, et dénoncent l’attitude passive des groupes environnementalistes traditionnels, qui vont parfois jusqu’à reproduire les schémas d’oppression.

Le lien entre féminisme et justice environnementale est avant tout d’ordre pratique : la plupart des personnes impliquées sont des femmes, et les éco-féministes se sentent naturellement partie prenante de tels mouvements. Les logiques locales, les enjeux de protection (de la planète, mais aussi de la santé des enfants et des habitants d’une localité donnée), les alliances inter-ethniques, sont autant d’aspects défendus par l’éco-féminisme Cependant, la dynamique d’investissement peut également fonctionner en sens inverse, lorsque de tels mouvements constituent une première participation politique, comme le souligne B. Epstein :

‘Women make up a very large percentage of both the membership and the leadership of the movement. The Citizens' Clearinghouse on Hazardous Wastes has estimated that 70 % to 80% of the leaders of local groups are women; women are at least as large a percentage of memberships. Movement activists and those studying the movement have speculated about why women have been drawn to this movement in numbers so much greater than men. The explanation that is most often put forward is that women are more closely involved with issues of health, especially children's health, than men, and therefore are more likely to become activists around issues of toxics. ’ ‘It is true that there are many women in the movement who were never before involved in political activity, but turned to activism when they became alarmed about immediate threats to their children's health (as well as their own health, or that of other family members, or others in the community). […] There may be other factors in addition to women's concern about children responsible for the large proportion of women in the toxics movement. Many communities are held together by networks of women. These networks can provide a basis for organizing against a toxic threat to the community. 775

Ainsi, ces alliances ponctuelles peuvent inciter des publics défavorisés, plus précisément des femmes d’origine ethnique variée, à s’impliquer au niveau politique local et parfois national. La prise de conscience issue d’un premier engagement (qui n’est souvent qu’une réaction à une menace immédiate et précise) sera politique et féministe. Si dans les premiers temps de la mobilisation, ces mouvements sont plus proches du New Age des utilisateurs, ils peuvent par la suite servir de passerelle vers une implication plus profonde.

Le type de participants mobilisés se situe également à la limite entre le profil des utilisateurs et celui des acteurs : disposant de peu de pouvoir économique, mais de certaines ressources en termes d’éducation et de capacités organisationnelles. Ces alliances unissent souvent des personnes issues de différents groupes ethniques, et en cela sont proches des aspects plus novateurs et générateurs de mixité du New Age des acteurs :

‘The constituency of grassroots environmentalism is diverse and is weighted toward those with less power and resources. […] it is predominantly a movement of women and of people with relatively low incomes, and the movement is currently growing most rapidly among groups of color. 776

Dans le New Age - outil, les effets immédiats sont prioritaires au détriment des effets à long terme. Il s’agit avant tout de résoudre un problème précis. En cela, les mouvements de justice environnementale s’y apparentent : « Local toxics organizations tend to be short-lived: they are likely to come together around a particular issue, and once that fight is over, disband. » 777  Dans le même temps, cette dynamique a pour effet secondaire la création de liens au sein d’une communauté, qui transcendent les liens de classe ou d’ethnicité, au profit d’une prise de conscience des droits et d’une mobilisation des forces d’organisation et du pouvoir politique.

Tout comme l’ensemble des mouvements écologistes (cf. supra, Chapitre IX. B.), le mouvement de justice environnementale est réformiste dans sa conception du rôle de l’Etat, qu’il rappelle à son devoir et à ses responsabilités de protection et de garant de l’égalité des chances.

‘Current grassroots environmentalism […] does not fit the description of an “old” social movement: the movement, and the issue that it addresses, cuts across classes; it is not intent on seizing political power or transforming the economic structure. But it does not fit the description of a “new” social movement either: it wants more state regulation, especially of the corporations that produce and dispose of toxic wastes. 778

Les groupes paraissent ainsi fonctionner à mi-chemin entre modernité (activisme classique) et post-modernité (nouvelles alliances et définition énergétique du pouvoir). La dimension locale, en réaction ponctuelle à des actions déjà engagées, place les groupes de justice environnementale dans une logique d’arrière-garde, de réaction, et de protection. Cependant, une philosophie et des objectifs communs se manifestent :

‘In 1991 leading environmental activists of color, many of them based in a series of regional networks, came together in the People of Color Environmental Leadership Summit in Washington, D. C. […] There was debate over the issue of organizational structure: it was decided to develop nationwide networks but to avoid forming a national organization. 779

Le débat met en évidence une réflexion au niveau national, qui se structure sous forme de réseaux. Il existe dans les groupes locaux une conscience de participer d’un mouvement beaucoup plus large, et en cela le parallèle avec le New Age est frappant. L’utilisation de l’Internet, le refus de l’organisation hiérarchique, et le fonctionnement par le consensus accentuent la ressemblance. Au niveau politique également, le refus du radicalisme n’est pas sans rappeler le positionnement intermédiaire du New Age, qui constitue souvent un compromis dans la vie de ses adeptes.

Cependant, une analyse plus poussée de la composition démographique de tels mouvements, révèle en réalité un double clivage en termes de sexe et d’ethnicité. En effet, comme le remarque B. Epstein, la prédominance des femmes est plus affirmée dans les groupes blancs. 780 Cela peut être dû à un partage des tâches selon le sexe (femmes responsables de la défense de la santé et de la communauté, en particulier dans le cadre associatif et bénévole, hommes impliqués dans le travail salarial) plus clairement défini dans les communautés blanches que celles de couleur.

Cependant, ces différences attirent l’attention sur les limites de l’implication des éco-féministes dans les causes raciales. Si leur mobilisation dans le cadre de combats pour l’environnement est indéniable, elles paraissent se sentir néanmoins moins concernées dès lors que le débat fait apparaître une autre discrimination.

Dans la période contemporaine (années 1980, 1990 et 2000), la contestation se modifie, incitant à des alliances entre les causes. Les modes de contestation post-modernes s’expriment avec un succès variable dans le New Age. Entre ces trois luttes contre l’inégalité (sexuelle, raciale, et environnementale), deux types d’alliances fonctionnent bien, à savoir, l’éco-féminisme, et le mouvement de justice environnementale. L’objectif formulé par certains auteurs (et l’aboutissement logique des engagements philosophiques et politiques des New Agers), qui consiste en une union forte entre féminisme et lutte contre le racisme, n’est pas encore atteint.

Notes
774.

R. Radford Ruether, “Deep Ecology, Ecofeminism and the Bible”, p. 239

775.

B. Epstein, “Grassroots Environmentalism and Strategies for Social Change”, pp. 10-11

776.

B. Epstein, “Grassroots Environmentalism and Strategies for Social Change”, p. 1.

777.

Ibid., p. 5.

778.

Ibid., p. 2.

779.

B. Epstein, “Grassroots Environmentalism and Strategies for Social Change”, p. 6.

780.

Ibid., p. 10.