Environnementalisme et peuples indigènes

La relation des Occidentaux avec les peuples indigènes, en termes d’éducation et de supériorité des connaissances, prend un nouveau tour dans le contexte de la crise de l’environnement, avec le retour d’une morale très clairement définie et intransigeante, et la localisation dans les pays du Tiers-Monde des ressources naturelles les plus essentielles (la forêt amazonienne demeure l’exemple le plus frappant). Le New Age et les activistes écologistes sont donc amenés à juger les comportements des peuples indigènes au regard de la morale écologiste et de la sacralité de la préservation de l’environnement.

Historiquement, la perception de la nature non-domestiquée comme sauvage et donc vierge, conditionne l’appréciation de l’interaction des peuples autochtones avec leur milieu naturel. G. Rossi note en effet que « Les Occidentaux ont été tellement persuadés de découvrir un monde encore vierge que les indigènes étaient (sont toujours) en train de détruire. » 801 Inversement, une vision symbiotique de la relation entre indigènes et environnement assimile les premiers aux animaux, les apparente à un élément du paysage, de manière plus réductrice encore. La notion de « wilderness », invalide du point de vue scientifique, est également la marque d’une divergence irréconciliable des visions du monde, comme le souligne V. Deloria, Jr., dans le contexte des Etats-Unis :

‘Inherent in the very definition of “wilderness” is contained the gulf between the understandings of the two cultures. Indians do not see the natural world as a wilderness. In contrast, Europeans and Euroamericans see a big difference between lands they have “settled” and lands they have left alone. As long as this difference is believed to be real by non‑Indians, it will be impossible to close the perceptual gap, and the substance of the two views will remain in conflict. 802

Si d’un point de vue conceptuel, cette notion est le signe d’une division profonde entre les conceptions du monde, d’un point de vue pratique elle justifie également la confiscation du droit des peuples indigènes à disposer de leurs terres. La logique de préservation juge en effet que les autochtones, prisonniers de leurs logiques locales, sont incapables de saisir les enjeux du combat pour la sauvegarde de la planète, et donc inaptes à gérer les ressources démesurées (à la fois quantitativement et qualitativement) dont ils disposent. Les exemples de tels conflits d’intérêts sont nombreux. Aux Etats-Unis, ils mettent souvent en jeu des terres dont l’usage cérémoniel ou sacré est revendiqué d’une part par une tribu amérindienne, et d’autre part par les intérêts des entrepreneurs (exploitations forestières ou minières). Ces derniers, en ce qu’ils n’ouvrent pas le périmètre concerné aux usagers divers, se voient attribuer l’usufruit des territoires au nom de la préservation de la nature sauvage, cependant que les Amérindiens doivent accepter de voir leurs cimetières ou sites sacrés confisqués pour être confiés aux soins des entreprises et soumis à une logique de rentabilité et de productivité.

Avec l’avènement de l’écologie profonde, l’analyse des comportements indigènes au regard des absolus moraux prend de nouvelles dimensions. Les sociétés indigènes ne satisfont pas aux critères de l’écologie profonde dans la mesure où elles conservent une forme de hiérarchie des espèces animales et végétales :

‘Plants and animals in the conceptualsystems of many indigenous peoples willingly sacrifice their lives for the human in need. Thus, indigenous traditions are distinguished by their consistent integration of religious attitudes in subsequent acts especially in accepting the gift of animal and plant lives.’ ‘Deep ecology, furthermore, is identified with the perspective of biocentric equality, namely, the view that human needs are no more privileged than those of other species. Indigenous peoples generally regard species as unique in their own particularity, but not necessarily equal. 803

Les logiques et les enjeux contemporains des peuples indigènes sont à l’opposé de celles de l’écologie profonde. Pour les indigènes, (et indépendamment de leur volonté) la principale préoccupation est la transformation de leur environnement naturel en un environnement moderne et technologique. Dans la conception occidentale classique décrite par G. Rossi, 804 la logique de l’environnement n’est pas compatible avec celle du développement, or le développement est le souci des sociétés indigènes. La logique de la modernité établit que : 1) les indigènes aspirent naturellement à la modernité (pays en voie de développement) ; 2) qu’en tant que peuples « primitifs » ils sont incapables de le faire dans le respect de l’environnement, et prendront nécessairement un cheminement similaire à celui des nations occidentales (y compris les excès de la révolution industrielle en Europe, par exemple) ; 3) l’écologie telle qu’elle est définie par les Occidentaux est « universelle », c’est le schéma que l’humanité dans son ensemble doit adopter ; 4) c’est donc aux Occidentaux d’imposer les limites, le mode et le rythme de la modernisation des pays en voie de développement.

Toute l’idéalisation de l’indigénité permet de confiner les populations dans leur état actuel de développement, ce qui permet à l’homme occidental de conserver le confort que procure la technologie, notamment dans la mesure où ce confort ne peut s’étendre à l’ensemble de la planète sans en briser l’équilibre.

Cependant, une vision plus récente et plus complexe du problème environnemental le définit selon de nouvelles lignes dans les pays en développement. Dans ces pays, l’impératif d’une relation plus saine avec l’environnement prend un caractère d’urgence, en ce qu’il se traduit immédiatement dans des questions d’hygiène et de survie (gestion de l’eau potable, par exemple) :

‘Environmental concerns were viewed by many Third World leaders in 1972 as “luxury problems” that only rich nations could afford to deal with. Although this view is still espoused by some, it has a thoroughly unconvincing ring. In the wattle-and-daub villages and urban shantytowns where most of the Third World lives, environmental quality is more than a question of the quality of life; it is often a matter of life or death. In many nations, environmental degradation is now recognized as a key barrier to governments' ability to meet basic needs and sustain living standards. 805

La prise de conscience des problèmes environnementaux s’effectue donc dans les pays du Tiers-Monde, même si c’est en des termes différents de ceux de l’Occident contemporain, et globalement de manière beaucoup plus pragmatique et immédiate. Le développement des organisations issues du terrain (« grassroots ») témoigne en effet d’une dynamique remarquable, comme le soulignent L. R. Brown, C. Flavin et S. Postel :

‘In developing countries, the proliferation of grassroots organizations has been extraordinary – a response to the failure of governments to cope with growing social and environmental problems. Their missions range from providing basic services to the poor, such as healthcare for women, to protecting the natural environments and livelihoods of rural people, as India's Chipko (tree hugger) movement or Kenya's Greenbelt organization has done. […]’ ‘No international agency charts the growth in grassroots action the way it might trends in oil or grain production. But one thing is clear from the country studies and anecdotal information available: the surge in grassroots activity‑particularly among the poorest segments of today's societies – is a remarkable and vastly underreported phenomenon. According to one estimate, more than 100,000 such organizations exist, with 100 million members in the Third World alone. The grinding, growing poverty and accompanying political instability in developing countries do not preclude serious concern about the environment. Arguably, they accentuate it. 806

Réciproquement, les développements récents de l’écologie profonde se penchent sur les spécificités des différentes visions du monde et des traditions indigènes. De telles études font ressortir les effets de pratiques apparemment justifiées par des explications religieuses, qui jouent en réalité un rôle écologique central. En Australie, les tabous religieux qui régissent de complexes systèmes d’alliance matrimoniale, permettent une dispersion de la population et un maintien d’une faible densité démographique qui assure l’adéquation des ressources à la population. 807 J. A. Grim note par ailleurs l’influence de la cosmologie sur les attitudes de respect envers la nature, et cite l’exemple du langage Algonkin, où la notion de personne s’étend au monde naturel (incluant les lacs, les rochers, ou les vents). 808

Ainsi, un examen plus approfondi des traditions indigènes permet de constater que hiérarchie des espèces ne signifie pas nécessairement exploitation, et que le respect de toutes les formes de vie et de l’équilibre naturel s’accommode de diverses visions du monde. Dans le même temps, l’absolu moral qui assimile la nature « vierge » à une valeur suprême est à relativiser : un tel concept est scientifiquement invalide, puisque les écosystèmes sont tous issus d’une longue évolution, et de longue date influencés par l’homme.

En dépit d’une volonté de partage et d’union avec les peuples indigènes, le New Age entretient des schémas complexes avec les populations concernées. Ces dernières pressentent les effet pervers et insidieux de l’idéalisation, de l’appropriation, et de l’utilisation de l’indigénité dans la quête identitaire. Les New Agers semblent particulièrement évolutifs dans ce domaine, ce qui leur permet de corriger leurs défauts peu après qu’ils ont été repérés. Cependant, ils manifestent des tendances au paternalisme, au monopole d’une morale intransigeante et transcendante et du savoir scientifique, qui sont exacerbées dans le contexte de crise environnementale.

La nouvelle conscience cherche à restructurer la révolution, et à demeurer fidèle à son idéal de transformation du monde. Créant des alliances entre différentes causes, elle aspire à une fraternité au-delà des découpages socio-économiques classiques. L’éco-féminisme et le mouvement de justice environnementale voient ainsi des publics de différentes classes s’unir dans un combat commun, et permettent, par ces rencontres, la circulation des idées et la mobilité du type de pratique (certains utilisateurs ou consommateurs du New Age seront amenés à adopter une position d’acteur). La relation aux peuples indigènes montre également la capacité d’évolution et d’auto-correction rapide du New Age, qui constitue l’une de ses principales forces.

Notes
801.

G. Rossi, L’Ingérence écologique, p. 19.

802.

V. Deloria, Jr., “Trouble in High Places: Erosion of American Indian Rights to Religious Freedom in the United States,” in The State of Native Americans, ed. M Annette Jaimes, Boston: South End Press, 1992, pp. 280-281.

803.

J. Grim, “Peoples of the Land: Indigenous Traditions and Deep Ecology”, in D. L. Barnhill, R. Gottlieb (eds.), Deep Ecology and World Religions, p. 51.

804.

G. Rossi, L’Ingérence écologique, p. 24.

805.

L. R. Brown, C. Flavin, S. Postel, Saving the Planet, p. 20.

806.

Ibid.p. 167.

807.

G. Rossi, L’Ingérence écologique, p. 77.

808.

J. A. Grim in D. L. Barnhill, R. Gottlieb (eds.), Deep Ecology and World Religions, p. 39.