Conclusion

Pratiques et croyances du New Age, nous l’avons vu au coeur de cette étude, se répandent rapidement et amplement dans la société américaine depuis un quart de siècle, puisque près de 25% des Américains croient en une forme de réincarnation, selon un sondage Gallup 809 . Ce n’est pas pour autant qu’on peut qualifier tous ces Américains de New Agers, dans la mesure où l’investissement dans la spiritualité alternative est très polymorphe. Ce travail a permis de montrer, à travers un essai de sociologie des pratiques, que la structure fluide du mouvement, et en particulier sa répartition en trois « niveaux », constitue une de ses vraies forces. En effet les modes d’implication « légers » proposés aux utilisateurs et aux consommateurs permettent à un public varié et parfois prudent de développer sa connaissance du mouvement. Les idées et croyances du New Age sont ainsi diffusées dans des médias très accessibles (en particulier les livres) et circulent largement. Utilisateurs et les consommateurs constituent enfin une « frange » (même si ceux-ci sont numériquement très présents), un public ouvert et disponible aux idées New Age qui a de réelles capacités d’intégration dans la société « traditionnelle » (ou mainstream).

Le New Age, qui paraissait à première vue hétéroclite, insaisissable, et désorganisé au point que son identité et son unité posaient problème, prend une autre réalité dès lors qu’on l’examine au travers de ce découpage en trois niveaux. Apparaît alors sa cohésion et surtout la complexité de son organisation, avec des circulations entre les trois publics, en particulier du fait des acteurs qui vont produire des expressions New Age destinées spécifiquement aux utilisateurs et aux consommateurs.

La fluidité du New Age et la difficulté que nous avons à en cerner les limites vient surtout des catégories des utilisateurs et des consommateurs pour lesquelles le New Age fonctionne comme un courant de pensée, voire une « mode », et vient parfois compléter une religion traditionnelle. Pour ces hommes et ces femmes, le New Age ne vise pas à offrir une « vision du monde » exhaustive. Il peut ainsi se superposer et s’agréger aux autres religions et former une passerelle vers les mouvements féministes ou écologistes, par exemple.

Le New Age des consommateurs correspond à la description classique d’un mouvement hédoniste, narcissique, qui offre aux baby-boomers affluents une réconciliation entre les valeurs de la contre-culture et celles de la société américaine pragmatique et mercantile des années 1990 et 2000. D’autre part, le New Age permet à une population désavantagée (les utilisateurs)d’initier un processus d’acquisition de pouvoir. Dans les deux cas, le mouvement offre un « mieux-être », à la différence que, pour les premiers, cette qualité de vie se situe sur le plan spirituel et intellectuel, alors que, pour les seconds, c’est de manière plus concrète et plus quotidienne que des améliorations sont attendues.

Les acteurs, en revanche, expriment un réel engagement pour le mouvement, etconstituent la population la plus instruite et la plus expressive du New Age. C’est seulement à ce niveau d’investissement que la spiritualité alternative constitue une véritable grille de lecture du monde qui peut pleinement s’apparenter à un mouvement philosophique. Alors, le New Age ne constitue plus un apport extérieur à une religiosité déjà établie, il devient central. Pour ce « type » de New Age, on peut considérer que le mouvement assume la fonction d’une religion, terme qui est lui-même redéfini par les New Agers. De plus, le New Age – ensemble de pratiques joue le rôle d’une force innovatrice dans la culture. En effet, le lien organique qui le relie à la contre-culture d’une part, et à la culture majoritaire d’autre part, lui permet de donner une certaine légitimité à des concepts qui paraîtraient, a priori, étranges et inacceptables, donc de les acclimater à la culture américaine.

Les acteurs du New Age, dans leur vision holiste, considèrent que tout est un, et finissent par réunir de manière efficace des thèmes qui s’opposaient auparavant. En ce sens, le New Age constitue une religion au sens étymologique du terme (elle est ce qui relie). Les New Agers commencent par rejeter le dualisme matériel/spirituel. Leur monisme remonte en amont de la contre-culture, qui s’efforçait de se détacher de l’obsession américaine d’accumulation des biens matériels. Dans le New Age, des valeurs telles que l’argent, le travail, et la consommation, sont réhabilitées. Dans le processus, l’intégrité du mouvement est engagée, le risque étant qu’une religion « à vendre » perde sa nature sacrée et son statut de religion. Le holisme joue également de manière syncrétique lorsque les New Agers puisent dans les traditions religieuses des différents continents des fragments philosophiques, folkloriques ou esthétiques qu’ils assemblent ensuite avec une grande liberté. Ce mode de construction du sens et de composition du religieux est revendiqué dans toute sa créativité, et dans le même temps le New Age défend cette démarche en s’appuyant sur la légitimité des traditions d’origine. Le holisme permet alors de transcender des critères de « pureté » ou de « fidélité » souvent présents dans le rapport aux traditions.

Au niveau idéologique également, le New Age réconcilie les participants de la contre-culture avec les principes fondateurs des Etats-Unis, en particulier à travers le culte de l’efficacité, la perfectibilité de chacun, et le mythe de la frontière. On a donc une adaptation fonctionnelle du religieux au social. Le New Age revitalise ces trois éléments, en les poussant parfois jusqu’à l’extrême. Il permet ainsi à l’Amérique de retrouver un sentiment de sa mission et de son importance dans le monde. Les acteurs de la « nouvelle conscience » se perçoivent comme étant des pionniers au service non seulement de leur pays, mais aussi de l’humanité toute entière. L’identité nationale est ainsi revalorisée et reformulée dans un « projet » spirituel à l’échelle planétaire. Pour un public qui revendique la religiosité de l’histoire américaine, le New Age fait le lien entre passé et futur en formulant des réponses aux problèmes contemporains dans un contexte religieux. Le New Age est d’autant plus fort qu’il puise dans les racines de la tradition religieuse du pays. Il est le produit de l’histoire religieuse américaine, revendique sa filiation à l’esprit d’indépendance et de démocratie (perçues par les New Agers comme caractéristiques de l’histoire religieuse américaine), il est l’héritier direct du Transcendantalisme, et il reformule et s’attaque à des préoccupations centrales dans l’histoire culturelle américaine.

Les auteurs du New Age courtisent le public américain, proposant des recettes « miracles » pour les maux du XXIème siècle (quête identitaire, recherche de sens, peur de l’avenir, vieillissement…), faisant miroiter l’idéal de l’homme parfait, aboutissement ultime de l’évolution, et présentant les outil et les méthodes les plus pragmatiques pour y accéder. Le pragmatisme est une des valeurs les plus « accrocheuses » et convaincantes pour le public américain. Les enseignements du New Age promettent du concret, et offrent des résultats quasi-immédiats pour ceux qui en pratiquent les techniques avec application. Une fois de plus, les thèmes de la contre-culture sont exploités avec des outils de la culture traditionnelle, en particulier le pragmatisme et le méliorisme américain.

L’un des principaux engagements des New Agers concerne l’égalité, au sein du mouvement et dans le monde, et de ce fait ils sont en harmonie avec les idéaux démocratiques américains. Les notions de responsabilité sociale et d’engagement politique sont reformulées. Le New Age constitue une avancée par rapport aux religions américaines des années 1950, puisque les mouvements du New Age, en particulier néo-païens, permettent aux femmes de trouver un moyen de s’affirmer au niveau religieux, en s’identifiant à une (des) forme(s) de divinité(s) féminine(s). Les différences interpersonnelles (culturelles ou ethniques) sont élevées en qualités précieuses, le conformisme est dévalorisé au profit de la différenciation.

Malgré les discours et déclarations idéologiques qui présentent le New Age comme une religion égalitaire et démocratique, ses pratiques n’établissent pas une égalité au sein du mouvement. Par exemple, les femmes sont souvent associées à un mode d’action et de relations figé. Le religieux leur est abandonné puisqu’elles sont considérées « naturellement » attirées par le spirituel. De même, une ségrégation de fait persiste, qui ne s’applique plus selon les mêmes repères d’identité, les principaux critères aujourd’hui étant le niveau d’éducation et les revenus (qui conditionnent l’accès aux stages et formations). Enfin, malgré le discours de la nouvelle spiritualité, qui clame l’égalité des cultures autochtones, une attitude impérialiste insidieuse se profile dans les pratiques d’éco-tourisme, de fétichisation et de pèlerinage spirituel. Cette préservation d’un statu quo inégalitaire tient à plusieurs facteurs : la peur de bousculer l’ordre établi ; le choix du consensus et de la réforme (et l’abandon de la révolution) ; la focalisation sur le travail sur soi et sur l’universel, aux dépends du social ; et le goût de l’exceptionnalisme et de l’élitisme.

La notion de responsabilité telle qu’elle est présentée dans le New Age résume bien les paradoxes présents dans le débat égalitaire. En effet, les New Agers semblent conscients des enjeux qui reposent sur ce sentiment de responsabilité, qui peut motiver l’action politique et l’implication dans la lutte contre les inégalités. C’est donc une responsabilité plus efficace, débarrassée des sentiments de culpabilité et de honte paralysants, et étendue dans le temps et dans l’espace qui est développée dans le New Age. Cependant, certaines pratiques et certains enseignements exercent l’effet inverse, amenant les New Agers à se dé-responsabiliser. En effet, le concept de « changement de paradigme » modifie les objectifs du New Age comme les modes de fonctionnement : l’efficacité n’est plus une fin en soi, et un relativisme de plus en plus étendu influence le passage du « faire » à « être ».

Souvent, les membres du New Age se fourvoient sur les principales valeurs qu’ils souhaitent promouvoir. D’une part le mouvement s’inscrit totalement dans la logique consumériste critiquée, et risque de ne devenir qu’une aventure commerciale parmi d’autres. D’autre part, dans le processus de réactualisation des mythes américains, les New Agers manquent de discernement et se laissent séduire par des discours engagés, sans les mettre à l’épreuve de l’action. En ce sens, les mots d’ordre d’égalité, d’authenticité, et de spiritualité sont aussi les points faibles du mouvement.

Cette étude montre la nature culturellement américaine de ce mouvement (ce qui peut interroger lors de son exportation dans d’autres sphères culturelles). Il y a entre le New Age et la société américaine une isomorphie, et le mouvement tour à tour reflète et reformule les valeurs de la société, tout en jouant un rôle fondamental pour les générations de baby-boomers. En effet, le mouvement offre la possibilité de (ré-)concilier de nombreux éléments : la contre-culture et la culture, l’anti-américanisme et la quête d’une identité nationale, le matériel et le spirituel, l’égalité et l’élitisme, le monde et l’individu. Cependant, ces réconciliations parfois superficielles peuvent laisser des ambiguïtés, des conflits irrésolus, ou créer des contradictions au sein du mouvement.

Mais ces contradictions n’en sont en réalité pas en raison même de la plasticité du mouvement. Le New Age s’adapte dans le discours et dans sa fonction aux différents publics auxquels il s’adresse. Cette faculté d’adaptation est liée à la nature même de la structure du mouvement, plutôt hédoniste et consumériste que traditionnellement moral. La force du New Age des acteurs réside précisément dans cette capacité à se « diluer » et à s’adapter aux consommateurs et aux utilisateurs.

Tour à tour expression futuriste (pour les utilisateurs), justification du statu quo et idéalisation du passé (pour les consommateurs), le New Age peut aussi constituer une force active qui imagine et créé un présent composite et syncrétique. Le New Age des acteurs fait siennes les problématiques caractéristiques du XXIème siècle il se situe à l’extrémité mystico-religieuse de la mouvance alter-mondialiste, avec laquelle il a une parenté organisationnelle, (s’adressant au même public, utilisant le même langage). Pris dans son ensemble, le New Age présente une complicité et une ressemblance (en particulier structurelle) avec la société américaine post-moderne. Il représente peut-être la forme de religiosité la plus adaptée (tout au moins très adaptée) à une époque contemporaine où le dogmatisme des religions traditionnelles est largement remis en question. Positif et thaumaturge, son pluralisme reflète le pluralisme culturel américain, auquel il s’adapte en se morcelant pour faire sens pour chaque individu. Dans le même temps, il offre un mode de progression, de sélection et d’organisation (sur le modèle du réseau de réseaux) qui permet à chacun d’évoluer et de trouver son chemin au milieu d’une infinité de choix. Les perspectives d’évolution du New Age sont prometteuses pour ses membres qui peuvent espérer voir une diffusion des idées de plus en plus large, en particulier si le mouvement parvient à développer des alliances et des rencontres avec les Nouveaux Mouvements Sociaux, et à concrétiser l’ouverture sur le monde au-delà de simples intentions.

Le travail présenté ici s’appuie sur des hypothèses établies par une première observation du terrain réalisée pendant mon DEA. Il est donc nécessaire de vérifier ces hypothèses à plus grande échelle, notamment par le biais d’études et de sondages portant sur la composition sociologique et démographique du mouvement. Certains facteurs, comme l’implication politique, permettront de vérifier la cohérence des ensembles établis. Si les hypothèses développées ici se vérifient, il sera intéressant dans un deuxième temps, d’appliquer ce découpage à d’autres thèmes problématiques dans le New Age (la santé, perceptions du corps, la mort,…). Cela nous permettra, d’une part, de vérifier que ce découpage en trois catégories est valide, qu’il fonctionne pour l’ensemble de l’interprétation du mouvement et non pas seulement pour quelques thématiques éparses, et d’autre part de comprendre le mouvement New Age de manière plus détaillée, et d’arriver à une compréhension sociologique nuancée d’un objet culturel et religieux.

Notes
809.

Sondage Gallup, Mai 2001